Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°16 - printemps 2010 )
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N°16 - De la relativité du relativisme
par
Beyond the Hoax Science, Philosophy and Culture Alan SOKAL Oxford University Press, 2008 Rappelons la genèse de l’affaire. Au printemps de 1996, Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York, publie dans une revue d’études culturelles américaine, Social Text, un article intitulé : « Vers une herméneutique transformative de la gravité quantique » [1] . À la seule lecture du titre, les esprits avisés pouvaient déjà détecter le style littéraire typique du postmodernisme. Truffé de références bizarroïdes, de mots abscons et d’erreurs de physique et de mathématiques assez élémentaires, l’article lui-même ne faisait que confirmer cette première impression : il n’y a ni suite dans les idées ni véritable raisonnement. Dans l’introduction, l’auteur critique la position de certains physiciens dont les convictions rationalistes et réalistes seraient réfutées au nom d’une historiographie et d’une sociologie des sciences qui postulent que le « discours de la communauté scientifique » n’est qu’un mode de « narration » parmi d’autres, que « la réalité physique, tout autant que la réalité sociale est, fondamentalement, une construction linguistique et sociale", et que « le d’Euclide et le G de Newton, qu’on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité ». Le premier chapitre de l’article soutient que le principe d’indétermination de la physique quantique empêche tout fondement stable de la rationalité et de l’objectivité. Le deuxième traite de la théorie de la relativité et des bouleversements de « repères » qu’elle est censée induire. Le troisième chapitre présente l’émergence de la théorie de la gravité quantique comme un exemple de pensée scientifique révolutionnaire, complexe et « non linéaire ». Le quatrième chapitre examine l’utilisation par Lacan de la topologie mathématique appliquée à la psychanalyse. Le cinquième se demande avec Luce Irigaray si « le sujet de la science est sexué ». Enfin, le sixième et dernier chapitre expose ce que pourrait être, selon l’auteur, « une science postmoderne libératoire, affranchissant les êtres humains de la tyrannie de la "vérité absolue" et de la "réalité objective" » ainsi que de « la prêtrise séculière auto-perpétuée de "scientifiques", prêtrise dont le pouvoir a déjà, par ailleurs, subi les assauts de salutaires critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologistes ». Ne se doutant nullement qu’il s’agit d’un canular, le comité éditorial de Social Text accepte l’article et le publie. Quelques semaines plus tard, Alan Sokal publie dans le magazine Lingua Franca un second article intitulé « Une expérience de physicien avec les Cultural Studies » [2] dans lequel il révèle qu’il avait construit le premier article de toutes pièces : il ne s’agissait que d’un pastiche grossier. Son intention était double : d’une part, discréditer un certain discours jugé représentatif des « standards intellectuels dominants », notamment l’idée que la science est un « récit » parmi d’autres, sans valeur cognitive particulière, ou, plus généralement, l’idée relativiste selon laquelle toutes les connaissances ou tous les points de vue se valent ; d’autre part, démontrer que les personnes qui se gargarisent de concepts empruntés aux sciences naturelles (notamment à la physique théorique) ne les maîtrisent généralement pas. Avant d’aborder le problème du relativisme, je me contenterai, en m’appuyant sur une anecdote, de nuancer la portée du canular de Sokal : de par sa forme même, celui-ci visait à démontrer que les revues des sciences sociales, contrairement à celles des sciences dures, ne sont pas capables de se protéger contre les impostures les plus évidentes. Or, la clairvoyance que l’on prête d’office aux revues scientifiques a été plusieurs fois prise en défaut. Une parodie ancienne, peu connue mais très éloquente, suffira à le démontrer. Dans les années 1920, le physicien Arnold Sommerfeld introduisit une nouvelle constante de la physique, qu’il appela la « constante de structure fine », qui traduisait par un nombre sans dimension l’intensité de la force électromagnétique. Définie comme le carré de la charge électrique de l’électron divisé par la constante de Planck et par la vitesse de la lumière, cette constante, notée , se trouve valoir précisément 1/137, c’est-à-dire à l’inverse d’un nombre entier. Pareille coïncidence - pourquoi diable un nombre entier ? - troubla un certain nombre de physiciens, et non des moindres. Wolfgang Pauli et Arthur Eddington, notamment, furent fascinés par elle. Le premier pensait que la physique quantique ne pourrait vraiment progresser que si l’on expliquait d’abord la structure de ce nombre, qui symbolisait à ses yeux la liaison entre le monde physique et le monde « magique » des alchimistes. Le second attribuait à la constante de structure fine une signification mystique et ne cessait pas de tenter d’en trouver la clé. En 1931, le jeune Hans Bethe (futur prix Nobel de physique, mais à l’époque parfaitement inconnu) trouva fort curieux que des physiciens aussi sérieux puissent s’adonner à de tels exercices, qui, à ses yeux, frisaient la numérologie [3] . Il prit le parti d’en rire : aidé de deux comparses, Guido Beck et Wolfgang Riezler, il rédigea un article expliquant, grâce à des manipulations arithmétiques dénuées de fondement, pourquoi la constante de structure fine a la valeur qu’elle se trouve avoir. Pour les besoins de sa démonstration, il alla jusqu’à solliciter le fait que le zéro absolu de l’échelle des températures vaut - 273 degrés Celsius (valeur qui se trouve être égale à -2/ +1, mais est en réalité tout à fait arbitraire). L’argumentation avait beau être abracadabrantesque, l’article fut publié dans la très sérieuse revue Die Naturwissenschaften [4] , l’équivalent de la revue britannique Nature, à la surprise (et au grand embarras) des auteurs. On publia plus tard une rétractation, qui n’enleva rien à la portée de l’anecdote : les plus prestigieuses des revues scientifiques peuvent elles aussi se faire berner. Nulle instance de contrôle n’étant à l’abri des pièges intelligents, ce sort n’est pas réservé aux sciences sociales. Dans Beyond the Hoax, Alan Sokal revient en détail sur sa brillante parodie de 1996 et sur les multiples effets, profonds ou dérisoires, qu’elle a produits. Et surtout, il continue de pourfendre ses deux bêtes noires : d’une part, le postmodernisme, c’est-à-dire l’idée que la modernité, caractérisée par un esprit scientifique et rationnel, est ou devrait être dépassée ; d’autre part, le relativisme cognitif et culturel qui traite les sciences comme de simples narrations ou comme des constructions sociales aussi arbitraires que les autres. La hargne qu’il déploie vient notamment du fait qu’il perçoit une connexion insidieuse entre le postmodernisme et les pseudosciences. À mesure que les idées postmodernes se diffusent dans notre culture, même sous une forme diluée, elles créent, selon lui, un climat intellectuel peu propice à l’analyse rigoureuse des faits et laissent la voie libre aux raisonnements les plus brumeux. Il est difficile de nier qu’une certaine inculture scientifique est devenue intellectuellement et socialement dangereuse : elle empêche de fonder une épistémologie rigoureuse de la science contemporaine, favorise l’emprise des gourous de toutes sortes et rend délicate l’organisation de débats sérieux sur l’usage que nous voulons faire des technologies. Gaston Bachelard aimait à dire que « la culture scientifique nous demande de vivre un effort de la pensée ». Sans doute est-ce cet effort là que nous n’encourageons plus assez. La chose est devenue d’autant plus urgente que les idées relativistes – et même absolument relativistes - gagnent du terrain : on accuse désormais la science d’avoir pris le pouvoir grâce à des arguments d’autorité, et non parce qu’elle aurait un lien privilégié avec le « vrai ». Une anecdote personnelle, qu’on me permettra de raconter, m’a fait récemment prendre conscience de cette situation. Un jour, au terme d’un cours donné devant des élèves-ingénieurs, alors que je venais de terminer au tableau un calcul de relativité montrant que la durée d’un phénomène n’est pas la même pour tous les observateurs, un jeune homme demanda la parole : « Monsieur, personnellement, je ne suis pas d’accord avec Einstein ! ». J’imaginai qu’il allait défendre une théorie alternative, donner des éléments pour remettre en selle l’idée d’un éther luminifère qu’Einstein avait mise à mort, bref qu’il allait argumenter. Je l’invitai donc à s’expliquer : « Je ne crois pas à cette dilatation des durées que vous venez de calculer, se contenta-t-il de répondre, parce que je ne la… sens pas ! ». Ce jeune homme avait donc suffisamment confiance dans ses intuitions et sa subjectivité pour penser qu’elles lui permettaient de contester un résultat que près d’un siècle d’expérimentation et d’objectivation avait permis de valider… Il faut dire que l’exemple vient de haut : un ancien ministre de l’éducation nationale, géologue reconnu mais non-climatologue notoire, n’a-t-il pas pris l’habitude de clamer sur les ondes et sur les plateaux de télévision que les chercheurs du GIEC [5] sont gens incompétents et que lui a « sa » vérité sur la planète, c’est-à-dire, à ses yeux, la vérité tout court ? Le stratagème est simple : faire accroire qu’on est un nouveau Galilée, laisser entendre que les « soi-disant » experts sont des « ayatollahs », et surtout proférer sur le climat des assertions en apparence convaincantes et en réalité parfaitement fausses (« Comment peut-on prétendre prévoir le climat du prochain du siècle alors que les prévisions météorologiques ne vont pas au-delà de quelques jours ? » [6] ). Le problème, bien sûr, c’est que n’est pas Galilée qui veut. Les doctrines relativistes bénéficient d’une sympathie intellectuelle quasi spontanée. Pourquoi séduisent-elles tant ? Sans doute parce que, interprétées comme une remise en cause des prétentions de la science, un antidote à l’arrogance des scientifiques, elles semblent nourrir un soupçon qui se généralise, celui de l’imposture : « Finalement, (en science comme ailleurs) tout est relatif. ». En légitimant une forme de paresse, ce soupçon procure même une sorte de soulagement : dès lors que la science produit des discours qui n’ont pas plus de véracité que les autres, pourquoi faudrait-il s’échiner à vouloir les comprendre, à se les approprier ? Il fait beau. N’a-t-on pas mieux à faire qu’apprendre sérieusement la physique, la biologie ou les statistiques ? Einstein expliquait sa motivation inoxydable par son besoin irrésistible « de s’évader hors de la vie quotidienne, de sa douloureuse grossièreté et de sa désolante monotonie » [7] , et d’espérer ainsi découvrir des « vérités scientifiques ». Détourner les chercheurs de cet idéal régulateur, de cette force motrice, reviendrait à détendre les ressorts de leur engagement, de leur volonté, de leur motivation. Pour espérer avancer, ils doivent impérativement croire sinon à l’accessibilité de la vérité, du moins à la possibilité de démasquer les contre-vérités. Et sans doute doivent-ils aussi adhérer implicitement à une conception optimiste selon laquelle la vérité, dès lors qu’elle est dévoilée, est toujours reconnaissable comme telle ; et, si elle ne se révèle pas d’elle-même, croire qu’il suffit d’appliquer la méthode scientifique pour finir par la découvrir. Pareille attitude, assez répandue, ne signifie nullement que les chercheurs puissent trouver la vérité, mais au moins qu’ils la cherchent. Et s’ils la cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas (encore) trouvée. D’où leurs airs tantôt arrogants (parce qu’à force de chercher, ils obtiennent des résultats, font des découvertes, accroissent leurs connaissances), tantôt humbles (parce que, du fait qu’ils continuent de chercher, ils ne peuvent jamais prétendre avoir bouclé leur affaire). Dans son élan même, l’activité scientifique a donc partie liée avec l’idée de vérité : c’est bien elle qu’elle vise plutôt que l’erreur. Pour autant, le lien science-vérité est-il exclusif ? La science a-t-elle le monopole absolu du « vrai » ? Serait-elle la seule activité humaine qui soit indépendante de nos affects, de notre culture, de nos grands partis pris fondateurs, du caractère contextuel de nos systèmes de pensée ? Tel est le grand débat d’aujourd’hui. Certains soutiennent qu’il n’y a pas d’autre saisie objective du monde que la conception scientifique : le monde ne serait rien de plus que ce que la science en dit ; avec leur symbolisme purifié des scories des langues historiques, les énoncés scientifiques décrivent le réel ; les autres énoncés, qu’ils soient métaphysiques, théologiques ou poétiques, ne font qu’exprimer des émotions ; bien sûr, cela est parfaitement légitime, et même nécessaire, mais il ne faut pas confondre les ordres. Mais alors, une question se pose : est-il vraiment concevable que la physique, pour prendre un exemple de discipline scientifique, ne se soit développée qu’en fonction de tels intérêts ? Bien sûr, l’existence de toutes sortes d’influences, notamment sociologiques, dans la pratique de la recherche n’est guère contestable. Les exemples d’hallucinations qui finissent par devenir collectives ne sont d’ailleurs pas rares : il y a eu les rayons N, la « super-eau », les avions « renifleurs » (adjectif dont l’anagramme n’est autre que… « Ruiner Elf » !), la mémoire de l’eau, la fusion froide… Mais de là à en tirer argument pour prétendre que les théories scientifiques ne sont que de simples conventions sociales établies par la communauté des chercheurs, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir trop vite. Certes, il semble raisonnable de penser que des intérêts militaires ont contribué à l’essor de la physique nucléaire, que des intérêts médicaux ont pu favoriser la recherche dans le domaine de la résonance magnétique ou que des intérêts technologiques poussent aujourd’hui les physiciens à s’intéresser à l’information quantique. À l’occasion, les intérêts d’ordre sociologique peuvent certainement influer sur la direction dans laquelle la physique se développe. Pour autant, l’idée qu’ils déterminent le contenu même des connaissances paraît difficile à défendre. Car si tel était le cas, il devrait être possible de montrer, par exemple, que le contenu même de nos connaissances en physique nucléaire exprime, d’une manière ou d’une autre, un intérêt militaire ou géopolitique. Or, si l’humanité décidait un jour de se débarrasser de tous ses réacteurs et de toutes ses armes nucléaires, les mécanismes physiques de la fission de l’uranium n’en seraient nullement modifiés… D’autres auteurs dénoncent l’idéologie de l’objectivité scientifique, arguant que les chercheurs sont gens partisans, intéressés, et que leurs jugements sont affectés par leur condition sociale, leurs ambitions ou leurs croyances. Selon eux, l’objectivité de la science devrait nécessairement impliquer l’impartialité individuelle des scientifiques eux-mêmes : elle serait une sorte de point de vue de nulle part, situé au-dessus des passions et des intuitions. Or, avancent-ils, la plupart du temps, les chercheurs ne sont pas impartiaux. Par exemple, ils ne montrent guère d’empressement à mettre en avant les faiblesses de leurs théories ou de leurs raisonnements. L’esprit scientifique, au sens idéal du terme, serait donc introuvable, et la prétendue objectivité de la science ne serait que la couverture idéologique de rapports de forces dans lesquels la nature n’a pas vraiment son mot à dire. Tout serait créé, et en définitive, la physique en dirait moins sur la nature que sur les physiciens. La meilleure parade contre ce genre de raisonnements consiste sans doute à faire remarquer que si l’objectivité de la science était entièrement fondée sur l’impartialité ou l’objectivité de chaque scientifique, nous devrions lui dire adieu. Nous vivons tous dans un océan de préjugés et les scientifiques n’échappent pas à la règle. S’ils parviennent à se défaire de certains préjugés dans leur domaine de compétence, ce n’est donc pas en se purifiant l’esprit par une cure de désintéressement. C’est plutôt en adoptant une méthode critique qui permet de résoudre les problèmes grâce à de multiples conjectures et tentatives de réfutation, au sein d’un environnement institutionnel qui favorise ce que Karl Popper appelait « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir ». Si consensus il finit par y avoir, celui-ci n’est donc jamais atteint qu’à la suite d’un débat contradictoire ouvert. Ce consensus n’est pas lui-même un critère absolu de vérité, mais le constat de ce qui est, à un moment donné de l’histoire, accepté par la majorité d’une communauté comme une théorie susceptible d’être vraie. Reste qu’on doit mettre au crédit de la sociologie des sciences le fait d’avoir montré que l’histoire des sciences telle que les manuels la raconte est toujours idéalisée. Elle fait la part trop belle à une rationalité partiellement reconstruite après coup, c’est-à-dire à partir de points de vue rétrospectifs. L’activité scientifique y est ramenée à un enchaînement toujours bien ordonné d’arguments et de preuves : une hypothèse est avancée par Monsieur X, dont les calculs prédisent que ; Monsieur Y, qui veut vérifier les prédictions de Monsieur X, réalise une expérience qui les confirme ou, au contraire, les invalide, ce qui permet, soit d’adopter ce système théorique, soit d’en forger un nouveau. Et ainsi de suite. Or, dans la pratique, les choses se passent en général de façon très différente. D’abord parce que les découvertes n’adviennent qu’au travers de processus largement opaques à leurs agents. Ensuite parce que le « style de pensée » de la communauté des savants à une époque donnée influe provisoirement sur la manière dont les concepts scientifiques se construisent et finissent par s’imposer. Une découverte célèbre nous servira d’illustration. Le 18 janvier 1932, Irène et Frédéric Joliot-Curie, alors à Paris, publièrent une Note aux comptes rendus de l’Académie des Sciences dans laquelle ils faisaient état de leur découverte « d’un rayonnement extrêmement pénétrant » émis par certains éléments chimiques si on les bombarde avec des particules alpha. Ils précisaient également les caractéristiques d’un tel rayonnement : si on le projette sur des substances comme la paraffine qui sont riches en hydrogène (c’est-à-dire en protons), il provoque l’émission de protons de haute énergie. Surpris et intrigués, les époux Curie en avaient déduit - à tort - que ce rayonnement était constitué de rayons déjà connus, mais de plus haute énergie. Quelques jours plus tard, Ettore Majorana, un jeune physicien sicilien installé à Rome et travaillant dans l’équipe d’Enrico Fermi, prit connaissance de l’article des Joliot-Curie. Aussitôt, il comprit que le couple français venait en réalité de découvrir une nouvelle particule, qui n’avait rien à voir avec les rayons gamma : « Les imbéciles, s’exclama-t-il, ils n’ont même pas compris que c’est le neutron ! ». Comment expliquer pareille clairvoyance de la part du Sicilien ? Par ses prodigieuses connaissances théoriques, bien sûr, mais aussi et surtout parce que, à la différence des Curie, il avait déjà intégré dans son propre système de pensée l’idée de neutron, suggérée douze ans plus tôt à Cambridge par Ernest Rutherford. D’une certaine façon, il était, lui, mentalement préparé à cette découverte, intellectuellement prêt à reconnaître le neutron dès que celui-ci montrerait le bout de son nez. On voit par là à quel point la sociologie des sciences a raison d’insister sur l’importance du contexte dans la façon dont la science se construit. Mais faut-il tirer de ce constat, au bout du compte, des conclusions radicalement relativistes ? Certainement pas. Car la connaissance actuelle du neutron s’est aujourd’hui émancipée des péripéties de sa découverte. La masse de cette particule, son spin, son moment magnétique sont certes le produit de découvertes historiquement et culturellement situées, mais ces grandeurs ne sont pas en elles-mêmes des constructions de notre histoire. Avant 1932, les neutrons avaient très certainement la même masse que celle que nous mesurons aujourd’hui… Il serait difficile d’expliquer d’où vient que les théories physiques, telles la physique quantique ou la théorie de la relativité, « marchent » si bien si elles ne disent absolument rien de vrai. Comment pourraient-elles permettre de faire des prédictions aussi merveilleusement précises si elles n’étaient pas d’assez bonnes représentations de ce qui est (ce serait trop dire cependant que d’en déduire qu’elles ne peuvent dès lors qu’être vraies). En la matière, le miracle - l’heureuse coïncidence - est très peu plausible. Mieux vaut donc expliquer le succès prédictif des théories physiques (je parle de celles qui n’ont jamais été démenties par l’expérience) en supposant qu’elles parlent de la nature, et qu’elles arrivent à se référer, plus ou moins bien, à cette réalité-là. Et que, sans arguments complémentaires, nos affects, nos préjugés, nos intuitions ne sont guère en mesure de les contester sur leur terrain de jeu. Etienne Klein
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