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(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )


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N°14 - Un traité des fantômes
par Frédéric Gros

David Lapoujade, Fictions du pragmatisme William et Henry James.

Paris, éditions de Minuit, collection Paradoxe, 2008

Fictions du pragmatisme se présente, à première lecture, comme une étude philosophique sur les frères James, le tissage d’une conceptualité qui rendrait compte de leur vision du monde, de leur conception du rapport entre le corps et l’âme, de leur problématisation du langage et des signes, de leur idée d’expérience, avec à chaque fois l’exercice délicat consistant à montrer les communautés d’inspiration et les divergences de compréhension. Sur ce premier point, sans doute, concernant l’histoire de la philosophie en général et celle en particulier de la pensée américaine ou du pragmatisme, les spécialistes en la matière devraient avoir beaucoup à apprendre, tellement la construction est originale et remet en question un certain nombre de grandes évidences qu’on croyait acquises.

Mais il devrait être possible aussi de lire ce livre comme un génial traité sur les fantômes. De ce point de vue, Fictions du pragmatisme serait moins finalement un livre d’histoire de la pensée qu’une interrogation relancée, à partir des frères James, sur ce qui nourrit l’épaisseur de nos existences et ce qui, perpétuellement, nous retient au bord du réel et du temps. C’est pourquoi, au fond, l’absence de données biographiques sur le rapport effectif des deux plus fameux frères américains pèse peu, parce que ce n’est pas leur parenté effective qui compte, mais plutôt la flèche, lancée à travers leurs œuvres, d’une seule question à propos de l’efficacité des fantômes.

On imagine bien pourtant que ce livre sérieux, proposant une redétermination du pragmatisme américain – la vérité moins comme réussite efficace que comme présent responsable –, ne peut se comprendre comme une initiation au monde de l’étrange. De fait, il n’y est pas question de hurlements nocturnes ou de bruits de chaînes. Car par « fantôme » – il faut noter que référence y est faite à chaque chapitre – il faut entendre une catégorie philosophique, plutôt que la mention d’une entité occulte. Ce livre inventif et précis se présente donc comme un premier traité systématique, et philosophique, sur les fantômes. On trouvera sans doute que le fantôme représente une notion bien marginale par rapport à des concepts plus clairement articulés ou établis comme ceux de « signe », d’« expérience » ou de « vérité », mais après tout une des grandes leçons que David Lapoujade retient des frères James, c’est que c’est dans les « franges » d’une perception, d’une vie, d’une action, d’une pensée, que se décide et s’exprime son cœur.

Il n’est pas correct de se représenter le rapport des individus au monde comme l’articulation simple d’un sujet à un objet, chacun se tenant dans son être, par une puissance de représentation ou de connaissance, parce que c’est oublier que des fantômes à chaque fois jouent les intermédiaires. Il n’y a jamais rien de massif, de fixe ou de déterminé chez les frères James (des individus, des objets, un monde donnés), parce que toute chose s’y fait et s’y défait sans cesse. David Lapoujade fait le portrait saisissant, tout au long de son livre, d’une ontologie hésitante, lacunaire, insistante, incomplète où la vie et la pensée procèdent par raccords continuels, imparfaits, imprécis. Rien ne se donne dans ce monde, mais tout se prête (à voir, à entendre, à sentir, à penser, à dire). Ce qu’on prête, c’est ce qui retient quelque chose de nous dans un autre. Les personnages de James ne cessent ainsi de se présenter par la délégation d’objets (leur mobilier, leurs parures), de s’annoncer partiellement dans de petits bouts de phrases. Ce n’est pas une dialectique pourtant du secret et de la révélation, mais c’est qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Les fantômes, ce sont alors tous les reflets imparfaits, les prête-noms que chaque existence distribue autour d’elle, et inversement ce qu’on retient du monde et des autres en guise de délégations. Une autre espèce fantomatique concerne cette fois le fameux rapport entre le corps et l’âme, dont on sait à quel point il avait occupé la philosophie classique. Pour autant, nos repères traditionnels semblent encore bouleversés par les James, car il ne s’agit plus de choisir entre expressionnisme, occasionnalisme ou parallélisme, qui supposent toujours que les deux ordres sont donnés, et qu’il resterait seulement à comprendre la structure de leur correspondance. Quand William James soutient que nous sommes tristes parce que nous pleurons, c’est pour faire entendre qu’il existe des vibrations élémentaires produisant des états mentaux comme leur résolution fantasmatique. L’âme, en ce sens, est comme le témoin, ou plutôt la hantise du corps. De telle sorte que nous demeurons bien dans un monisme, mais qui n’est pas réductionniste, au contraire expansif, un monisme de la propagation indéfinie et plurielle. On pourrait évoquer aussi, après les intermédiaires et les ondes, les fantômes-vampires. On trouve là de belles descriptions d’un rapport à l’autre sous la forme de l’emprise, de la dévoration. David Lapoujade assombrit terriblement les présentations qui avaient pu être faites par les anthropologues (C. Malamoud, etc.) du système de la dette comme structuration d’un lien social et système de transmission continue. C’est qu’au-delà du rite assurant des échanges réglés, la dette apparaît surtout comme ce qui retient en nous la présence de l’autre. Les fantômes, ce sont les obligations des autres dans nos vies, et comment chacun se laisse traverser, dans son existence, par des injonctions venues d’ailleurs. Mais on trouve aussi les fantômes-écran : une ronde obsessionnelle de dogmes ou d’idées fixes qui forment un voile épais, « falsifient » l’expérience, nous enfermant dans un cercle de situations obligées.
Il me semble pourtant que la plus forte, la plus importante évocation des fantômes se trouve à la fin du livre, quand l’analyse se resserre autour d’une méditation sur le temps. Car le fantôme, essentiellement, est ce qui nous retient, au bord du vivre, du flux continu, du pur agir, et finalement au bord du temps lui-même. C’est l’existence de l’homme qui regarde passer les trains, c’est l’expérience de la dernière cigarette, afin de se ménager un pas de côté, et qui donne du regret toujours. Mais le regret, c’est la conscience du temps (« trop tard ! »), au moment où il nous en fait sortir. Le regret, en tant qu’il arrache à son expérience, constitue l’épreuve du temps. La place manque ici pour indiquer ce qui profondément se trame dans les dernières pages du livre comme pensée du temps. Les fantômes, comme on disait, signifient la structure de ce qui, simultanément, nous retient et nous détache, dans des jeux d’articulations précaires, indéfinies : nous détachant de nous-mêmes et nous accrochant aux autres, nous détachant du monde et nous retenant dans nos obsessions. Et il se peut que certaines vies passent ainsi à côté d’elles-mêmes et du temps, à force d’attendre, espérer, regretter, ménager... Le temps, lui, est cet ami pressé rencontré au hasard, qui vous sourit sans conviction, vous serre la main faiblement, s’excuse de promesses vagues (on sent bien que lui, il a à faire). Et pourtant ces existences extérieures au mouvement de la confiance et de la vérification, elles sont sauvées dans les dernières pages du livre par un amor fati étrange. Parce qu’il s’agit moins de se débarrasser alors de ses fantômes pour accéder à la vraie vie que de se placer à la verticale de la source même qui les faisait surgir, et s’en rendre responsable. Car ces fantômes (les masques et les errances), c’est tout ce que nous fûmes aussi, et notre nouveau présent les retient, mais au sens cette fois où ils comptent dans ce que nous sommes. Non pas donc regretter de n’avoir pas été ce qu’on s’était imaginé longtemps devenir, mais accepter pleinement d’avoir été ce regret, et en vivre.

Pour achever, quand nous disions tout à l’heure que ce livre ne s’écrit pas comme un ouvrage sur les frères James en tant que frères – livre qui aurait examiné concrètement les rapports d’influence et d’échange, établi les rivalités, étudié les rencontres, les croisements biographiques, qui aurait décidé des supériorités de l’un sur l’autre, les complexes croisés du philosophe et de l’écrivain – , il faut admettre que c’est quand même de cela qu’il s’agit essentiellement, puisque ce livre magique sur les fantômes et les doubles s’écrit à partir d’une mise en miroir de deux œuvres, plus précisément de la construction patiente de passages entre elles, faisant comme si justement chaque frère avait été perpétuellement le fantôme de l’autre. Toute autre étude comparative aurait examiné comment une théorie du philosophe se retrouve appliquée dans la matière romanesque, comment telle inspiration littéraire ici se retrouve conceptualisée là, c’est-à-dire au fond la manière dont chacun étend son ombre sur l’oeuvre de l’autre. David Lapoujade – qu’on prenne par exemple le thème de la double ligne de « vérification » et de « falsification », ou celui de la vérité comme présent – fait plutôt apparaître ce qui de l’un à l’autre s’échange, se dessine comme mouvement et réciproquement s’éclaire.

Car le fantôme, c’est le contraire d’une ombre : une lumière latérale.


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