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(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )


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N°14 - Les choses – un séminaire imaginaire
par Marie-Angèle Hermitte

Est-il pensable qu’un enseignement de droit romain et un enseignement sur le droit des sciences et des techniques puissent être dispensés de concert ? Non. Et pourtant si. Nous devions, Yan Thomas et moi, faire en 2009 un séminaire commun sur « les choses » : ses temples, remparts, marchés et bois sacrés, ma biodiversité, mon atmosphère et les trithérapies contre le SIDA. C’est donc ici que je tracerai les grandes lignes de ma contribution à ce séminaire qui n’aura pas lieu.
Diversité biologique, patrimoine, pères et fils

C’était en 1987 et je cherchais un régime juridique, un statut, une catégorie… quelque chose qui, dans le droit, permette d’appréhender ce concept scientifique nouveau : la biodiversité(1). Le mot est barbare, qui désigne le vivant en général, dans toutes ses dimensions ; ce que la Convention signée en 1992 à Rio a défini, en ces temps scientifiques, comme la « variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes ». Ce que l’on appelait d’un mot, la nature.

Je transformai les zones de biodiversité en sujets de droit(2) dont un gérant exercerait les droits sur les éléments nécessaires à leur fonctionnement. Mais au nom de quoi revendiquer le besoin de zones humides, de bestioles invisibles et de mousses discrètes ? C’est alors que je lus « Res, chose et patrimoine : note sur le rapport sujet-objet en droit romain » et « Pères, citoyens et cité des pères » qui, ensemble, dessinaient ce qui m’intéressait dans le concept de patrimoine(3). Car si le patrimoine évoque au premier chef ce qu’il contient, donc des biens dans le marché, il est, lui, en tant que réceptacle, étranger aux biens, hors de leur domaine. Yan Thomas en éclairait le sens en montrant cette pure abstraction façonnée par la norme sociale qui « voulait que ce que l’on possédait provînt de l’héritage paternel, et que ce qui avait été hérité fût transmis. Nul thème plus ressassé dans l’invective, que celui du nouveau riche ou du dilapidateur de son patrimonium : en amont comme en aval, il était mal vu d’interrompre la chaîne d’une transmission dont l’institution familiale était publiquement investie »4. Et je m’arrêtai à cette phrase de Macrobe écrivant à son fils : « Et tout que j’ai appris dans les différents volumes en grec ou en latin […] j’ai voulu que tout ce patrimoine fût un instrument de savoir : que, dans ce réservoir de choses écrites, il te fût facile de retrouver, de puiser au besoin les histoires cachées dans la masse des livres publiés, les faits et les paroles mémorables ». La biodiversité, pour la science, n’était autre que ce réservoir de choses cachées : gènes, médicaments, insecticides, cosmétiques à venir…

Alors quelle catégorie pouvait exprimer cette idée de réservoir pour l’avenir, qui intéresse tous les hommes ?

Dans les années quatre-vingts, certains étaient bien allés directement au « patrimoine commun de l’humanité ». C’était un coup de génie car cela contribuait à conforter un sujet naissant, « l’humanité », chargée d’administrer les objets qui lui sont communs. Mais un régime juridique qui permettait à tout un chacun d’aller puiser partout risquait surtout d’enrichir les multinationales de la chimie et des biotechnologies, seules à même de tirer des inventions commercialisables du patrimoine qui leur aurait été ainsi offert. On se replia alors sur la vieille souveraineté nationale et l’on fit un partage entre ce qu’il allait falloir préserver : des zones de diversité biologique affectées à la Nation ; et ce que l’on allait laisser au système marchand : les ressources biologiques qu’elles contiennent et qui se reproduisent (5).

D’un côté l’indisponible, et l’on vit se constituer de nouveaux parcs naturels, des habitats et des espèces protégées comme autant de choses publiques ou sacrées, avec quelques réussites mais une diversité biologique globale qui diminue à une vitesse effrayante. De l’autre côté un marché des gènes fut développé dans l’espoir d’en tirer de nouveaux produits. La souveraineté nationale permettait donc à la fois d’instituer de l’indisponible et de libérer des marchés. L’image patrimoniale devenait inutile, j’oubliai le droit romain…
Quand les choses créent les cités

…Mais il fallut pourtant y revenir car mes travaux sur les grands problèmes environnementaux globaux ne me satisfaisaient pas.
C’est ainsi que je m’interrogeai sur le sens de ce Sommet de la Terre célébré à Rio en 1992, année symbolique. D’un côté, tout en lançant la création de cette chose « Terre », en principe commune à tous les hommes, il avait relégué la construction du sujet « humanité » jugé trop socialiste par les États-Unis ; deux ans après, en 1994, les États allaient faire leur plus puissante organisation internationale, l’Organisation mondiale du commerce, élargissant le domaine de la marchandise circulante, donc des relations privées ne nécessitant pas la construction d’une cité commune. De l’autre, le Sommet de la Terre s’inscrivait dans un mouvement, qui ne s’est pas démenti depuis, de signatures de grandes conventions internationales finissant par créer un effet de communauté, mais communauté variable selon l’objet visé : tous les États ne sont pas signataires de l’accord sur la Lune, de la convention de Bâle sur les déchets ou du Protocole de Kyoto sur le changement climatique : chacun de ces objets crée une communauté qui lui est propre et qui va gérer l’objet – autant d’objets, autant de collectifs.
Objets de désir comme le spectre des fréquences radioélectriques, de 9 KHz à 3 000 GHz, qualifiées de « ressources rares » au niveau international et en Europe, et de « ressource publique nationale stratégique » au Canada. Les États s’entendent pour attribuer des bandes de fréquence à des types d’usages, radio, télévision, téléphones portables, radars… ce qui permet leur compatibilité. Ce désir d’objets et de services crée une communauté relativement paisible, où des pays ennemis siègent ensemble. Objets de confrontation comme le climat où s’affrontent des pays gavés d’énergie qui veulent perpétuer à jamais leurs modes de vie et des pays dont le rêve de développement est d’être gavés à leur tour.

Des uns aux autres, les communautés ne sont jamais les mêmes.
Longtemps j’ai travaillé sur ces choses, obnubilée par les stratégies étatiques d’alliances et de ruptures, sans voir la naissance des collectifs, ces « communautés d’États Parties » à telle convention. Je voyais mal le rapport entre la chose, qui prenait tout l’espace, et la cité qu’elle détermine. Il fallut, pour le voir, revenir aux travaux de Yan Thomas sur « les choses qui n’appartiennent à personne », travail considérable qui, nous l’espérons, pourra être publié à titre posthume dans un avenir pas trop lointain.

Reprenant et systématisant ses écrits sur les choses publiques, les choses sacrées et ce qui fonde la cité, Yan Tomas y montre clairement ce que je commençais à voir dans mes domaines de recherche, c’est-à-dire la manière dont la fondation de la cité n’est pas séparable de l’affectation aux citoyens de certaines choses d’usage commun. Poussons plus loin.

Pour Yan Thomas, il n’y a ni cité ni citoyen sans ce travail de séparation entre la sphère des activités privées, conçue pour l’échange, et la sphère des choses publiques, conçue pour l’indisponibilité, l’inaliénabilité, l’imprescriptibilité, ce qu’il appelle une « mise en réserve ». Ce n’est que sur la base solide des indisponibilités que la fluidité des circulations privées peut s’organiser6. Le droit romain soustrait aux « maîtrises individuelles » de la sphère privée des lieux et des choses qu’une première procédure rend publics. Un deuxième acte vient en régler la destination et l’usage, affectant un lieu à l’édification d’un marché ou d’un théâtre.

Yan Thomas montre encore que l’on n’aperçoit pas de titulaire clair à ces biens indisponibles, ce qui correspond assez bien aux besoins du droit contemporain car on ne voit pas qui serait titulaire de la couche d’ozone. Les choses sont publiques, non en raison d’une propriété de l’État ou de la cité, mais en raison de l’accès laissé à tous ; et la citoyenneté n’est pas séparable de ces services collectifs, aqueducs, égouts, fontaines. Il rappelle que, pour Cicéron, établir une cité implique de définir ces choses d’utilité commune que l’on appelle « choses publiques ».

Rome fournit donc la structure de pensée nécessaire à la séparation des espaces affectés à différents usages, usages publics et religieux par opposition aux usages privés et marchands, et le droit romain montre que la fondation politique de la cité repose, non seulement sur les pratiques rituelles qui délimitent son espace(7) mais aussi, dans cet espace, sur la délimitation de sous-espaces affectés à des usages privés, publics et sacrés.

Au niveau international aujourd’hui, on ne fait rien d’autre que de définir ces choses d’utilité commune que sont la couche d’ozone, la diversité biologique, l’atmosphère… On tente donc de fonder une sorte de cité mondiale, et l’on peut presque se demander si la solennité de la signature d’une convention internationale n’est pas assimilable à une pratique rituelle de fondation. Selon une pratique désormais bien réglée elle institue son secrétariat, c’est-à-dire son administration, réunit ses grands barons, les États, pour de régulières « Conférences des Parties », et ses savants, les « groupes d’experts de haut niveau ». Cette cité mondiale n’existe pas encore car aucune convention n’a de compétence générale, contrairement aux cités antiques ; mais elle est préfigurée par des cités concernées par des objets disjoints et, faute d’une communauté homogène, on travaille avec des partenaires différents d’un objet à l’autre (l’accord régissant les activités des États sur la Lune et autres corps célestes n’a que onze États Parties et cinq États signataires alors que la convention sur le changement climatique a été ratifiée par 192 États). Certaines de ces cités sont de petits villages inactifs, d’autres sont de grandes métropoles bruyantes. Mais il n’y a pas de pouvoir impérial, alors que l’imperium est central dans la séparation des espaces à Rome.

Il y a donc bien décision politique de séparation entre des choses communes à tous (par exemple les connaissances scientifiques publiées, les inventions tombées dans le domaine public), des choses communes aux États Parties à telle ou telle convention internationale (l’atmosphère pour les États ayant ratifié la convention sur le changement climatique) et de multiples espaces dévolus au secteur privé (les inventions brevetées, les quotas de gaz à effet de serre que l’on peut vendre et acheter, etc.). La séparation des catégories est ce qui permet de faire jouer dans les deux espaces des valeurs différentes, valeurs non marchandes d’un côté, valeurs marchandes de l’autre.
À défaut de cette autorité centrale, c’est l’accord entre États qui joue le rôle de Léviathan – un Léviathan très faible, sans police ni armée, généralement sans tribunal, sans même toujours de règles obligatoires (on parle pudiquement de mécanismes d’observance.) Cet accord crée des sujets préjuridiques à géométrie variable qu’il est difficile de caractériser dans une perspective logique. En effet les conventions récentes ne font plus apparaître l’humanité comme sujet de droit, même comme perspective lointaine. La communauté des États Parties n’est pas un sujet et, derrière la règle égalitaire, un État – une voix, et l’égalité en droits pour tous les États Parties, les forces de négociation et de décision s’organisent au sein de groupes d’intérêt qui ont des existences juridiques disparates. Si l’on prend l’exemple du Protocole de Kyoto, on a bien 181 États Parties théoriquement égaux, mais ils sont séparés en plusieurs groupes ayant des droits et des obligations différents. Les pays industrialisés sont seuls à avoir des obligations de réduction d’émission. Les pays en voie de développement sont parties au Protocole, mais ils ont des droits sans obligations ; il est probable toutefois que, parmi eux, les pays émergents verront leur régime juridique changer à court terme. Les pays les moins avancés et les pays insulaires ont des droits spéciaux. Dans le cadre de l’accord sur la propriété industrielle de l’OMC, les pays les moins avancés ont un régime exorbitant du droit des brevets pour ce qui concerne l’accès aux médicaments essentiels.

Or dans toutes ces hypothèses, le droit international cherche à séparer de manière originale ce qui relève des choses communes excluant le marché (l’atmosphère, le médicament essentiel) et des choses laissées au marché (les quotas de gaz à effet de serre, les médicaments non essentiels).

Plus l’humanité se trouvera de choses communes la contraignant à créer une cité pour organiser l’accès à ces choses et leur administration, plus elle se rapprochera de l’existence juridique qui lui fait aujourd’hui défaut.

Notes
1 M.-A.Hermitte, « Le concept de diversité biologique et la création d’un statut de la nature », in B.Edelman et M-A.Hermitte, L’homme, la nature et le droit, Christian Bourgois, 1988, p. 238.

2 L’Équateur vient de réaliser cette idée dans sa constitution. Son Préambule « celebrando a la naturaleza, la Pacha Mama, de la que somos parte y que es vital para nuestra existencia ». Le texte affirme construire « una nueva forma de convicencia ciudadana, en diversidad y armonia con la naturaleza, para alcanzar el buen vivir, el sumak kawsay ». L’article 10 prévoit que « la naturaleza sera sujeto de aquellos derechos que le reconozca la Constitucion ».

3 Yan Tomas, in Archives de philosophie du droit, Sirey, 1980, p. 425.

4 Yan Thomas, in Histoire de la famille, Armand Colin, 1986, t. 1, p. 205.

5 Bien gérées, elles sont inépuisables. Mal gérées, elles disparaissent. Dans ce cas, elles sont « inscrites » sur des listes d’espèces en péril et deviennent des sortes d’objets sacrés que l’on ne peut pas même détenir.

6 Cf. Maurice Godelier, L’Énigme du don, Fayard, 1997.

7 Yan Thomas, « L’institution de l’origine – Sacra principiorum populi romani », in Marcel Detienne (dir.), Tracés de fondation, Peeters, Louvain-Paris, 1990, p. 143.


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