Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
articles parus en ligne
Sommaire des
anciens numéros:
N°01
|
N°02
|
N°03
|
N°04
|
N°05
|
N°06
|
N°07
|
N°08
|
N°09
|
N°10
|
N°11
|
N°12
|
N°13
|
N°14
|
N°15
|
N°16
|
N°17
|
N°18
|
N°19
|
N°20
|
|
N°21
|
N°22
|
N°14 - Rome réenchantée
par
Ses Romains sont aussi étranges à nos yeux que les Nambikwara : Yan Thomas enquête dans la Rome antique comme tout anthropologue d’un monde lointain se penche sur les pratiques de mariage et le système de parenté. C’est à ce titre qu’il a participé à deux entreprises collectives se rattachant à l’anthropologie historique issue de l’Ecole des Annales, L’histoire de la famille et L’histoire des femmes . Ces deux ouvrages ne s’organisent pas selon une raison diachronique, le temps ne sert pas à relier les sociétés entre elles comme si elles s’engendraient les unes les autres ; la relativité historique au contraire sert à les disjoindre comme le ferait l’espace. Ce sont deux histoires sans évolution ni origines. La chronologie n’intervient que comme principe classificateur arbitraire. La Rome de Yan est résolument synchronique, elle n’est pas traversée de part en part, comme la Rome désenchantée des historicistes, par une évolution économique et sociale, fatale, la menant d’une rusticité archaïque et superstitieuse à une modernité étatique et pragmatique. Ce qu’il ressuscite sans se soucier des causes, ce sont des représentations ; il reconstitue des fictions organisatrices qui ne doivent rien aux nécessités économiques ni aux contraintes sociales. Si d’une façon générale, Yan Thomas a préféré écrire de nombreux articles plutôt que de gros livres, c’est que délibérément, il n’a jamais cherché à retrouver une vision romaine du monde globale et cohérente à laquelle il ne croyait pas, ni même à faire une monographie close sur les femmes romaines ou la famille à Rome. Il a opéré des coupes à travers la civilisation romaine, en examinant minutieusement des objets juridiques et en utilisant l’anthropologie comme méthode critique. Cette façon de procéder lui permet de ne pas s’embarrasser de généalogies historiques ou conceptuelles qui souvent exténuent les études sur Rome par des préalables infinis. En bon anthropologue, Yan part des catégories indigènes, familia, patria potestas, pater familias, alimenta que non seulement il ne traduit pas, ce qui revient à ramener l’inconnu au connu, mais qu’il sollicite dans leur singularité. En outre il ne cherche pas à reconstituer leur sens en soi – il se refuse à tout essentialisme –, mais saisit toujours ces catégories par leur usage, afin de retrouver leur signification pragmatique. Par exemple il montre qu’en droit pater ne renvoie pas à une paternité biologique ou même sociale, mais à un statut relationnel. Le pater est celui qui a la patria potestas, c’est-à-dire la capacité de transmettre le patrimonium, qu’il ait ou non des fils. La force de Yan est, au cours de subtiles analyses juridiques, de fixer les étapes ou les conclusions de sa démonstration dans des formules aussi inoubliables que provocantes comme « l’événement juridique qui fait d’un homme romain un pater n’est pas la naissance d’un fils mais la mort de son propre pater, moment auquel il cesse d’être un fils » (p.141), ou « en toute rigueur le mariage n’est indispensable qu’aux hommes et c’est exclusivement pour eux que la cité l’avait institué », ou encore « la femme a des héritiers mais pas d’enfants », ou enfin « la femme est le commencement et la fin de sa propre famille », signifiant par là qu’elle n’a pas de successeurs automatiques, qu’elle ne se prolonge pas, qu’elle ne peut que tester. Le lecteur passe ainsi d’une attention austère, indispensable pour suivre le raisonnement juridique, à cette allégresse que provoque toujours l’altérité anthropologique. La Rome de Yan s’oppose, elle déçoit toutes les attentes, c’est une culture « autre » qui vient narguer nos évidences, et son art de la formulation donne à des chapitres par ailleurs parfaitement savants un ton espiègle. Chacun d’entre eux est aussi une plaisanterie. Il le voulait ainsi. Avec cette façon de faire, il ne faisait plaisir à aucune école, mais nous révélait comment la pensée juridique est capable de subvertir les préjugés bien-pensants. Avec Yan Rome cesse d’être la forteresse de l’histoire historiciste et d’incarner des origines qui nous ressembleraient et qui inaugureraient ainsi une forme d’humanité à la durée si longue qu’elle en devient naturelle et identitaire. Yan Thomas nargue particulièrement les idées reçues quand il écrit dans l’Histoire de la famille, un chapitre intitulé « A Rome, pères citoyens et cité des pères » . Sous ce titre apparemment convenu, on ne trouvera rien qui confirme l’idée d’un pater familias tyran domestique, ayant droit de vie et de mort sur ces enfants, un patriarche vengeur de la vertu des femmes. La filiation paternelle romaine que dessine Yan Thomas ne sacralise pas les liens du sang mais elle se fonde d’une part sur le droit, c’est-à-dire la fiction, d’autre part sur l’alimentation, c’est-à-dire la nature. Du côté du droit, les Romains ne font pas de la reproduction biologique dans le mariage une nécessité pour la filiation, la pureté du sang n’est pas leur obsession, mais ils pallient par l’adoption le manque d’héritiers. C’est pourquoi aussi et par ailleurs ils définissent le lien naturel du père au fils non pas par le sang mais par la nourriture. L’enfant reconnu est celui que le père décide de nourrir au moment de sa naissance et, de la même manière, la nourriture est due par le père naturel à tout enfant né en dehors du mariage : fils d’esclave ou d’affranchie, fils d’une épouse répudiée, fils biologique ou non de celui qui le nourrit. Aucune règle de droit ne peut affranchir aucun géniteur de ses devoirs alimentaires à l’égard de ses enfants naturels. Quitte à les renier ensuite. Un enfant qui survit est toujours un alumnus, le nourrisson de quelque homme. On est loin d’une vision naturaliste comme nous l’entendons et que nous prêtons volontiers aux cultures anciennes, censées être plus proche de la « Nature ». Loin de la vision d’une mère naturellement, évidemment, nourricière. Le droit romain définit la mère comme uenter, c’est-à-dire comme matrice, mais non pas comme seins nourriciers. Nourrir l’enfant est la fonction naturelle du père . – Où l’on voit que la notion de Nature varie d’une culture à l’autre. Mais cette paternité naturelle ne fait pas pour autant du nourricier un pater, c’est-à-dire un père en droit, ayant puissance sur l’enfant. La nourriture est une obligation générale et réciproque qui lie les membres d’une même familia entre eux, y compris les esclaves. Autre curiosité joyeuse de ce chapitre : la pratique des « mères porteuses ». On constate, en effet, une intense circulation des femmes fécondes. Rome a peut-être souffert du manque d’enfants, sans doute à cause des mariages trop précoces des filles qui meurent lors de leurs premières couches ou en restent stériles. Du moins c’est ce que prétend l’histoire positive. Ce que remarque Yan d’après les documents épigraphiques et juridiques, c’est que les aristocrates et les notables romains contractent des unions multiples, trois en moyenne. Les mariages multiples ont l’avantage de multiplier aussi les liens entre familles et d’élargir le réseau d’influence d’un homme politique ; mais ce n’est pas la seule raison. Si à Sparte un homme peut demander à un solide voisin de faire à son épouse des enfants vigoureux, les Romains font circuler entre eux les épouses fécondes afin de mieux répartir les enfants. Cela leur évite des familles trop nombreuses et donc appauvries et des lignées qui au contraire s’éteignent. Caton pourvu d’une descendance donna ainsi en mariage sa femme à Hortensius avec l’approbation du père de la jeune femme. Quand Hortensius mourut, elle en hérita et revint à Caton. Cette pratique n’est pas limitée aux couches supérieures de la société, comme on l’a dit trop souvent, elle s’étend à toutes les classes. Chaque père de famille cherche à se constituer des héritiers et, si nécessaire, il utilise la femme d’un de ses amis qu’il épouse et dont il divorce dès qu’il a obtenu les enfants désirés, si nécessaire. Il peut même arriver que la première épouse revienne après le départ de la mère porteuse, et soit considérée comme la mère des enfants. Fantasme de la rareté ou réalité démographique, ce n’est pas le propos de Yan qui ne s’intéresse qu’aux représentations et à leurs effets dans la vie des Romains. Il remet en cause, du point de vue du droit, toute vision globale des « femmes romaines dans la société » dont les incapacités juridiques seraient le reflet d’une infériorité sociale. La division sexuée n’est pas en droit une donnée première, empruntée à la société, mais une construction juridique qui ne prend son sens que dans le droit successoral. Il montre au passage que la patria postestas n’est pas le pouvoir de vie ou de mort qu’on prête généralement à l’horrible pater familias romain, tyran domestique et potentat cruel. Mais qu’elle est un lien de droit qui se substitue à la filiation naturelle, laquelle ne suffit pas à créer la paternité. Elle fait donc de la paternité une fiction juridique. Partant de cette évidence historique que le droit n’est pas le reflet des rapports sociaux, Yan Thomas en conclut donc que les femmes, qui certes existent dans la société romaine, ne sont pas pour autant automatiquement présentes à ce titre dans le droit. Il examine comment le droit romain les définit en montrant comment il opère la distinction ente les sexes au niveau de la filiation : la paternité nécessite la patria potestas, la maternité n’a besoin que du lien de nature ; une mère naturelle est toujours la mère de ses enfants, le père naturel peut ne pas l’être. Un homme marié, en effet, n’a la patria postestas que lorsque son propre père et ses ascendants en ligne masculine ont disparu. Cette patria postestas instaure le droit de la succession. Les filles héritent donc à égalité avec les garçons mais les femmes, qui n’accèdent jamais à la patria postestas, n’ont pas d’héritier en droit successoral. D’où la fameuse formule qui dit que « la femme est le commencement et la fin de sa propre famille ». En revanche, elles peuvent à elles seules transmettre la citoyenneté. Un enfant né hors mariage d’une femme elle-même née légitimement d’un citoyen romain est citoyen romain. Cette distinction des sexes en droit n’excède pas l’ordre du successoral, pour tout le reste et en particulier la filiation ou les devoirs des enfants vis-à-vis de leurs parents, il y a égalité entre le père et la mère. Le droit romain ignore donc les femmes et ne connaît que des matres – ou mères naturelles – qu’il distingue de la mater familias. Celle dénomination n’implique pas qu’elle ait des enfants (naturels) mais la désigne comme épouse du pater familias, lorsqu’il y a adoption. Pour compliquer encore les choses, rappelons qu’il y a plusieurs types de mariages à Rome qui donnent un statut différent à la femme dans la maison de son mari. Ainsi, mariée sous le régime appelé in manu, l’épouse devient la soeur de son mari et donc de leurs propres enfants, comme fille de la famille. Ce qui leur permet d’hériter. Yan, par l’entremise du droit, avait l’art de dénicher des curiosités qui font de Rome un monde aussi autre que la Grèce de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Marcel Detienne. Il réenchante Rome. L’inquiétante étrangeté du droit romain lui a permis de faire de Rome un continent noir, dont l’exploration impose que nous renoncions à nous y retrouver. Plus largement le travail de Yan Thomas pose la question du statut culturel du droit. Pour ceux qui n’en sont pas spécialistes, la pensée juridique romaine apparaît, en effet, comme une « pensée sauvage » : elle est organisée de façon cohérente à partir d’un imaginaire propre qui ne se réduit à aucun mécanisme social, aucune contrainte économique : c’est pourquoi Yan Thomas parle sans cesse de fiction ; et si elle est cohérente, c’est qu’elle se développe de façon pragmatique – casuistique – et non par référence à des grands principes organisateurs. Notes 1 - L’histoire de la famille dirigée par André Burguière ; Christiane Klappisch-Zuber, Martine Ségalen et Françoise Zonabend, Paris, Armand Colin, 1986, sous le patronage de Claude Lévi-Strauss qui a donné une préface. 2 - L’histoire des femmes, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991-92, tome 1. 3 - « À Rome, pères citoyens et cité des pères, II° s. av. J.-C. - II° s. ap. J.-C. », p. 253-302. 4 - Inspiré par ce chapitre, voir. Florence Dupont, "Le lait du père romain" in Philippe Moreau (éd.) Corps Romains, Grenoble, 2002, p. 115-138. 5 - Op. cit., p.131-202
|
---|