Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
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N°14 - La pensée de « l’entre »
par
La pensée d’un chercheur se déploie normalement tout au long de ses études, mais ce sont parfois des occasions qui la provoquent et la reconfigurent d’une manière nouvelle. Dans le texte qui témoigne de sa participation à un colloque sur la notion d’expédient(1) , Yan Thomas exerce sa réflexion sur cette ressource si chère à la pensée de la Raison d’Etat, tout en produisant un effort « hologrammatique » qui laisse miroiter différents « lieux » propres à son parcours intellectuel. Ces lieux typiques sont ici éclairés par une exigence somme tout immodeste qui émerge sans être jamais revendiquée, suffisamment déguisée sous l’acribie de la philologie et de l’exégèse : restituer à la rationalité instrumentale cette dignité qu’un siècle d’anathèmes contre la « technique » lui avaient arrachée. Il ne faut pourtant pas se méprendre : l’attention constante de l’auteur, dans l’ensemble de son activité écrite et orale, pour les aspects opérationnels du droit ne tourne pas à l’apologie baroque pour la trouvaille, chaque technique juridique n’ayant un sens qu’en vertu de sa valorisation historique et anthropologique. En l’occurrence la « saisie » du droit par l’expédient serait moins le signe de faiblesse des dispositifs juridiques que la reconnaissance d’une expérience anthropologique fondamentale : l’apprivoisement du temps par les pratiques sociales. Voyons en quels termes ce processus nous est présenté. Avant l’application de ses propres règles, le droit peut admettre d’autres procédures qui, appelées à faire face à l’urgence, président cette zone d’incertitude occupée par l’attente entre le présent et le futur. Comment gérer cet « entre », comment qualifier ce qui par définition est intérimaire et qui demande d’être appréhendé et institutionnalisé comme tel, et non pas comme anticipation de ce qui sera car il pourrait aussi ne pas l’être ? Voici un exemple parfait des interrogations inhabituelles que Yan Thomas adressait à sa discipline. L’enjeu est apparemment impalpable mais néanmoins signifiant dans la mesure où il révèle sa curiosité intellectuelle : isoler dans toute leur portée créatrice les montages juridiques permettant de mettre en rapport les personae et les res. En se situant dans cette zone de passage, son regard a donné lieu à une véritable pensée de « l’entre ». Cet « entre » désigne l’espace du moyen, à savoir de ce qui se trouve au milieu et opère ainsi comme le truchement entre les hommes et le réel, entre les idées et les objets. Peut-on faire une histoire des moyens, en supposant que ceux-ci ne sont pas seulement le résultat d’un contexte social ou institutionnel, mais délimitent eux-mêmes un contexte ? Juriste avant tout, Yan Thomas croyait à la possibilité d’une telle histoire, sans pour autant se laisser séduire par les illusions, passées et présentes, de la Dogmengeschichte et de son dernier avatar idéologique, le ius commune europaeum. L’expédient n’est pas l’impasse de la raison, mais sa force ajustée. De cette force, le droit peut être un interprète majeur, comme dans le cas des procédures possessoriales évoquées par Yan Thomas dans son article. Il se trouve que le droit, en sortant pour ainsi dire de lui-même, au lieu de s’arrêter au fond, formalise le provisoire, commande plutôt de juger (op. cit., p. 96), d’établir l’imperium plutôt que déclarer le ius (98). La possession repose en fait sur un principe anti-généalogique : pas question de remonter dans le temps pour trouver le titre de droit, le fait de posséder un bien suffit pour demander au juge l’arrêt de l’exercice de toute violence contre cette possession. Par une formule heureuse Thomas décrit cette proximité entre fait et droit qui est au cœur de la possession en affirmant que sur ce terrain « la dernière violence a moins de titre à faire valoir que celle qui précède » (96). Avant que la bataille des titres s’engage à coups de preuves pouvant mener très loin – ce n’est pas par hasard si la dernière preuve était qualifiée de « diabolique » (probatio diabolica) - le temps intervient d’autorité pour fixer des termes à partir desquels le fait de posséder se transforme en titre de propriété. Voilà par quel détour surprenant nous sommes confrontés à l’opposition typiquement moderne entre un droit qui juge et un droit qui administre. On pourrait dire que pendant ce temps de suspension du jugement de droit, c’est l’empire de la « mesure » de fait qui se déploie. Une mesure de précaution, cauteleuse, qui tire de la prudence sa rationalité essentielle. En ce sens l’interdit prétorien qui empêche la violence ultime contre celui qui possède actuellement un bien reste « infondé » en droit, mais fondé en fait. Une fois acquise cette protection par l’interdit du préteur, le possesseur est mieux placé dans une action de justice future que l’acteur a engagée contre lui, car la protection que le droit a accordée à son fait de posséder le met dans une position plus favorable pour défendre ce fait, également sur le plan du droit de propriété. Édicté pour contrer l’urgence d’une situation violente et entièrement enraciné sur ce terrain de l’instabilité et du provisoire, l’expédient cauteleux se voit d’un coup détourné en règle de droit ordinaire, en devenant la prémisse permettant d’assurer à la victime une position d’avantage dans le procès qui va reconnaître le titre de propriété : il vaut mieux être défendeur que demandeur. Il est important ici de souligner cet usage détourné du droit. Le terme « détournement » évoque d’habitude les ruses voire les tromperies par lesquelles, comme le stigmatisait l’humaniste Lorenzo Valla, les avocats finissaient par confondre les esprits et vider les poches de leurs clients. En revanche, le détournement désigne ici une ressource qui, aux yeux de Thomas, est constitutive du fonctionnement propre au droit, car il n’y a pas un telos qui envelopperait une institution juridique et la guiderait à sa fin propre. La situation-limite, au sens de la limite entre le droit et le fait, échappe à cette dimension de l’intempestif d’où elle semble tirer toute son intelligibilité pour se soumettre au régime de la durée. On poursuit une chose mais on en obtient une autre, c’est le moment « serendipitesque » (2) du droit que l’expédient exalte, un moment qui pourtant relèverait moins de l’accident, de la casualité imprévisible, que de la force pragmatique des techniques juridiques, qui sont vide de sens en soi et peuvent donc s’adapter aux contextes les plus disparates : « le chemin de traverse de l’expédient se fait voie royale pour fonder un droit nouveau qui s’installe dans le temps et qui fonde à son tour d’autres droits » (op. cit., p. 99). Cette pensée de « l’entre » que j’évoquais réapparaît à propos de la succession. Celle-ci n’est pas simplement un mécanisme de substitution d’une personne à une autre, mais une manière de penser le passage, chez le même sujet, de la condition du vivant titulaire d’un patrimoine à celle du défunt qui ne l’est plus. Encore une fois le temps se rend disponible à l’action dans un processus qui engage d’abord le sujet avec soi-même et ensuite l’ensemble des rapports aux autres et aux choses découlant de ce geste d’autoréflexion originaire. Comment peut-on envisager ce passage de la vie à la mort lorsque un sujet, seulement en disparaissant, réussit à enfanter un événement décidé de son vivant ? Le droit n’est rien d’autre que l’inventaire des solutions historiquement variées pour donner un sens, autrement fuyant, à ce fait consistant à imaginer un futur où sa propre volonté s’impose en vertu de l’absence du sujet dont elle relève. Le droit romain, s’accommodant mal du vide, n’aimait pas trop penser par sauts : tous les maillons de la chaîne de la transmission devaient être reconstruits, quitte à supposer qu’entre la mort et l’acceptation de l’héritage, la succession même pouvait prendre la place du sujet (IIe siècle). Encore une fois l’enjeu qui échappe à toute Dogmengeschichte acquiert en revanche une portée décisive chez Yan Thomas : dans la succession il s’agit moins de « faire parler les morts » que de gérer l’entre-temps en lui donnant un statut de sens. Mais je crois que le moment le plus révélateur de la démarche propre à l’historien émerge de l’analyse qu’il consacre, en quelques lignes, aux efforts d’inventivité normative dont fait preuve la jurisprudence cauteleuse, lorsqu’il s’agit de préparer la scène avant la mort du testateur. Des actes apparemment illogiques sont ici restitués dans tout leur sens. Il est plus intéressant peut-être de suivre ici le raisonnement de l’auteur et d’oublier pour un instant la question de fond. En faisant recours à des solutions remontant probablement au IV siècle av. n. è. et attestées par Gaius, pour exorciser la césure du temps, les juristes avaient reconnu la possibilité pour le testateur, de son vivant, de vendre ses biens à un héritier fictif qui, à la mort du de cujus, devait les transférer à l’héritier réel désigné par le testament. Or, observe Thomas, le problème n’était pas résolu car la césure du temps était toujours là, « mais au moins n’était-il pas oblitéré, puisque l’expédient arrangeait ici un transfert entre vivant et à cause de mort, par un acte où s’additionnaient les contraires : un testament pour désigner un héritier à terme plus une vente fictive […], un transfert immédiat mais sans effet, une cession accompagnée d’une rétention de propriété sur quoi se greffait la promesse d’une transmission retardée. Coordonner des incompatibles qui se complètent en même temps qu’ils s’annulent […]. L’aporie d’un lien et d’un transfert de mort à vif y est comme exaltée par la multiplication des moyens et des moments par lesquels opère le stratagème » (op. cit., p. 102-103, je souligne). Nous avons ici un exemple de la manière dont Yan Thomas conceptualise des simples données empiriques en leur attribuant un sens qui s’ajoute à la signification de base de la transmission des biens du mort au vif. Le fait historique gagne en compréhension grâce à une interprétation dont il faut pourtant préciser le caractère. Il ne s’agit pas, à l’occurrence, d’une pure herméneutique du texte dont il s’agit de rétablir le sens exact (philologie). L’interprétation procède ici plutôt selon une voie technico-analogique, car tout en s’appuyant sur l’aspect opérationnel du droit, elle décrit une histoire autre que celle de la transmission patrimoniale du mort au vif. Si l’analyse de l’enjeu successoral se limitait à cette dernière, Yan Thomas aurait pu difficilement se distinguer d’un néo-pandectiste (3) quelconque. En réalité l’histoire restituée à notre compréhension concerne ici le mouvement où la contradiction est assumée comme principe d’intelligibilité du réel et certainement pas comme une entrave à la Rationalisierung du droit. Un principe de contradiction qui ne fonctionne pourtant pas comme le préalable ouvrant la voie à des formes juridiques de plus en plus cohérentes et logiques. On a plutôt affaire ici à une réalité implicite aux opérations juridiques décrites : le sens de l’histoire en question tient à la juxtaposition des contraires et non à leur recomposition dans une synthèse supérieure. Pour parvenir à cette connaissance plus élargie du fait juridique, dont l’objet résultant ne peut que rester latent, au mieux sans relief, pour l’historien positiviste, on doit faire preuve d’une capacité d’étonnement radicale. C’est seulement à cette condition que le droit perd son évidence triviale de règle pour rejoindre sa dimension anthropologique première . Yan Thomas, le critique implacable de tout jus-naturalisme, l’érudit austère qui décortiquait les sources jusqu’à l’éclaircissement de leur sens inattendu, n’aurait jamais accepté que le droit ne produise que du sens juridique. Son besoin de « contre-Isolisierung » l’a plutôt renforcé dans son aversion à l’égard du protocole positiviste d’une histoire stérilisée sub specie iuris, le droit renvoyant toujours à autre chose qu’à lui-même. C’est là que l’historien exhibait cette faculté sans patrie, comme la définissait l’Heidegger lecteur de Kant, qui est l’imagination, à savoir une fonction capable de traduire des constructions conceptuelles, en soi neutres, en formes réelles à la fois décrivant et construisant la monde social. Histoire, droit et imagination : voici le trinôme d’une devise intellectuelle destinée à rester autant unique qu’hérétique. Notes 1 - Réparer le temps en droit (romain et médiéval), in La méthode de l’expédient, sous la dir. de C. Enaudeau et P. Loraux, Kimé, Paris 2006, p. 95-116. 2 - La sérendipité — de l’anglais serendipity — est un néologisme forgé en anglais par Horace Walpole en 1754 pour signifier des « découvertes inattendues ». Walpole renvoyait au conte persan intitulé Les Trois Princes de Serendip, où les héros, tels des chasseurs, utilisaient des indices pour décrire un animal qu’ils n’avaient pas vu. 3 - École de juristes dont les plus illustres représentants furent des professeurs de droit romain dans l’Allemagne au XIXe siècle et qui - d’où leur nom - se sont attachés essentiellement à l’étude du droit romain dans son dernier état, tel que l’ont transmis les Pandectes de Justinien. Ils procédaient à une rationalisation systématique du droit.
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