Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
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N°14 - La souveraineté du père : Yan Thomas et l’anthropologie de la parenté romaine
par
Avec le pater familias — figure centrale du droit des personnes et des biens, seul détenteur d’une autorité allant, disait-on, jusqu’au droit de vie et de mort sur son épouse, ses enfants et petits-enfants, sur ses brus, sur ses esclaves, seul détenteur encore du droit de propriété dont il excluait de son vivant sa descendance —, c’est le droit de Rome qui a fourni aux premiers théoriciens des systèmes de parenté le modèle accompli du patriarcat. En le prenant comme point de départ de sa réflexion sur la parenté à Rome, Yan Thomas semble donc se couler dans une tradition romanistique bien établie. En fait, il a opéré une série de déplacements considérables, en réinstaurant certes, inlassablement, cette souveraineté du père romain, mais aussi en modifiant profondément l’idée que l’on se faisait de sa nature et de sa portée, et en lui assignant sa place dans une relation bipolaire, elle-même maillon d’une continuité. Les objets auxquels Yan Thomas s’est attaché, la terminologie de parenté, les formes de la filiation, l’alliance et ses règles, la résidence, la transmission des biens et du statut, sont ceux qui relèvent de l’anthropologie de la parenté. On ne fera pas pour autant de lui un anthropologue au sens académique, puisque c’est avec les armes du juriste, de l’historien du droit, ou, comme il aimait à le dire, du philologue juridique, qu’il a abordé ces questions. Il a d’ailleurs pris des distances suffisamment nettes avec les représentants, principalement anglo-saxons, de la sociologie historique de la famille romaine (parfois dégradée sous sa plume en "sociologisme") et vis-à-vis de l’anthropologie ("une certaine anthropologie structuraliste") ; ses références aux grands noms de l’anthropologie française de la parenté sont trop rares (une mention ou deux de Lévi-Strauss et de Germaine Tillion dans un article de 1980), pour que l’on imagine quelque embrigadement posthume que ce soit ou une captation d’héritage : si l’anthropologie de la parenté romaine doit tant à Yan Thomas, c’est à un pur juriste qu’elle le doit, conscient, jusqu’à l’exclusivisme pointilleux, de la spécificité du champ juridique ainsi que de la démarche intellectuelle et des méthodes propres à son étude. Mode de saisie et d’organisation abstraite du réel physique et social au moyen des concepts qu’il a élaborés, ayant pour objectif l’action, grâce à ses procédures, sur ce monde empirique, le droit romain, mis en œuvre par une caste de techniciens, les iuris prudentes, avait ses outils intellectuels propres, au premier rang desquels on compte l’étude des cas-limites. Ces cas, sans doute minoritaires du point de vue sociologique, ou même imaginaires, permettaient de délimiter les concepts applicables à la généralité de leurs occurrences. On relève encore l’usage de la fiction, qui fournissait aux cas concrets une solution socialement acceptable tout en réaffirmant la norme juridique à laquelle elle permettait précisément de déroger : elle "protégeait le fond des choses, en même temps que leur apparence". La méconnaissance de ces modes de pensée et l’aplatissement des analyses juridiques, tirées du côté de l’histoire des realia, de la sociologie rétrospective ou de l’archéologie d’origines fantasmées, ne peuvent aboutir, selon Thomas, qu’à des conclusions erronées : c’est donc à l’historien du droit qu’il appartient, en démontant, mais avec leur propres outils, les analyses des iuris prudentes, d’en dégager la portée réelle. Se distinguant ainsi de la quasi-totalité des romanistes, Yan Thomas n’a pas séparé de l’étude des catégories et des procédures juridiques celle des fictions des rhéteurs : loin de tenir pour purement gratuites les "lois" que ceux-ci imposaient comme règle du jeu à leurs contentieux inventés, Thomas les a traitées comme des solutions imaginaires aux contradictions et conflits générés par les normes véritables de la cité, et donc susceptibles d’éclairer ces normes. Au cœur de la puissance paternelle (patria potestas), "la plus romaine des institutions", était le ius uitae necisque, "droit de vie et de mort" reconnu au chef de famille, qu’il faut distinguer, contre l’opinion dominante des romanistes, de l’exercice concret d’une juridiction sur les membres de la maisonnée soumis aux diverses formes d’autorité de son chef : outre cette potestas sur les descendants, la manus sur l’épouse, le dominium sur les esclaves. Cette juridiction ne s’exerçait qu’en cas de délit sur les descendants des deux sexes et sur l’épouse, dans le cadre d’un consilium regroupant, s’il s’agissait de l’épouse, des parents du pater mais aussi de celle-ci et parfois, dans le cas du fils, des magistrats et sénateurs dont la présence rappelait la nature profondément politique de cette potestas. Le ius uitae necisque, en revanche, n’était invoqué, hors de tout contexte délictuel et de toute visée d’application pratique, que dans le seul cas du fils, en tant que définition même du contenu de la potestas. Au moment de l’adoption d’un pater par un autre (adrogatio), on demandait à l’adopté s’il acceptait que son futur pater eût sur lui pouvoir de vie et de mort, comme s’il était né (on retrouve-là la fiction juridique) de lui et de son épouse légitime : c’est le cas-limite de ce type rare d’adoption (c’est en général un pater qui donnait à adopter son fils à un autre pater) qui dit la vérité ultime de ce ius. Il représente le "mode le plus abstrait pour désigner l’absolu d’un tel lien", la "définition abstraite du pouvoir", inconditionnel, illimité dans le temps comme dans son étendue, du père romain sur son fils, limite extrême de la notion qui en révèle le contenu et l’extension. Chercher, comme l’ont fait souvent les historiens de Rome, à mesurer la validité de ce ius en comptabilisant les cas concrets de mise à mort d’un fils par son père, représente donc, aux yeux de Thomas, le type même de la démarche fourvoyée qui cherche des pratiques là où il n’y a que des catégories. Tout comme il a remis à sa vraie place théorique la notion de "droit de mort", Thomas a longuement enquêté sur celle de "vie" dans les relations entre père et fils. Il a rappelé que la filiation ne relevait pas à Rome des seuls liens du sang, mais de la volonté d’un homme d’acquérir une descendance et donc, en dernière analyse, de son pouvoir, non seulement dans le cas évident de l’adoption, mais même dans celui de la procréation en légitime mariage, puisque le fruit de cette procréation ne devenait un descendant légitime qu’après acceptation formelle du pater familias : ce n’était pas la naissance d’un enfant, pas même d’un fils, qui faisait d’un Romain un pater familias, mais bien la mort de son propre pater, l’ascendant, père ou grand-père paternel, sous la potestas duquel sa naissance dans le cadre d’un mariage légitime l’avait placé. Thomas a ainsi déporté le regard de la figure imposante mais isolée du pater à la succession du père au fils, à la transmission de ce qui fait l’essence d’un pater, c’est-à-dire la détention d’un pouvoir. Pour devenir soi-même un pater, un Romain devait avoir vécu sous la potestas d’un pater, dont la mort le libérait, l’investissait des biens paternels et le faisait accéder à son tour à ce statut. Thomas est sans cesse revenu sur la manière dont les juristes romains ont tenté de penser la paradoxale et même inconcevable continuité de la potestas opérée par la discontinuité de la mort d’un de ses titulaires, indispensable pour investir son successeur. Au cœur de son analyse se trouve un texte, répétitivement et passionnément interrogé, du juriste Paul (début du IIIe s. ap. J.-C.), souvent rejeté par les romanistes comme inauthentique en raison d’un mode de raisonnement, proche de l’hyperbole, qui leur échappait. Paul affirmait que le père et le fils sont une seule et même personne. Pour Thomas, le juriste impérial exprimait ainsi l’idée que "jusqu’à la mort du père, la vie du fils est indissociable de celle du père", que celui-ci "porte jusqu’au seuil de sa propre mort cette autre vie qui prend le relais de la sienne". Paul tentait donc, par cette formulation étonnante, de penser l’impensable, une continuité qui n’existe pas seulement malgré une discontinuité, mais même ne prend effet que par elle. Un cas-limite, celui du fils né après la mort de son père et qui n’avait donc jamais vécu sous sa puissance, donna lieu à une fiction qui permit aux juristes de faire de ce posthume un "héritier interne" (heres suus) apte à succéder aux biens et au statut : on décida de le traiter comme s’il avait été vivant et soumis à la patria potestas du défunt au jour du décès : un laps commun de vie, permettant l’exercice de la puissance, était donc bien indispensable à l’instauration d’une succession. Pour Thomas, la conception juridique du lien du fils au père "apparaît dans toute sa pureté lorsque, des deux pôles que ce lien unit, le premier n’existe plus, l’autre n’existe pas encore", ajoutant : "la filiation, dans son rôle successoral, était un relais de puissance à puissance, plutôt que de vie à vie". C’est encore le cas du posthume qui lui inspira un article fondateur consacré au uenter, le "ventre", désignation sous laquelle les juristes romains subsumaient le fœtus et la matrice, s’employant cependant à distinguer ce qui en lui revenait au père et ce qui relevait de la mère : d’un côté, un potentiel héritier en ligne masculine ; de l’autre, un sujet incapable du fait de son sexe de se continuer juridiquement et de fonder une lignée. Ne pouvant donner une image complète des objets de la réflexion de Yan Thomas, on se bornera à noter deux points : le premier est que, bien loin d’ignorer l’importance des phénomènes d’alliance (domaine privilégié de l’"école française" d’anthropologie de la parenté), auxquels il a consacré un article pionnier en 1980, il les a cependant abordés dans sa perspective propre : "J’ai subordonné résolument l’alliance à la paternité, la circulation des femmes à la perpétuation des droits masculins". Le second est que, conscient de l’apport essentiel des juristes romains à l’analyse des relations et termes de parenté (on leur doit les notions de "degré", de "ligne" et de "collatéralité"), il a exhumé de manière proprement divinatoire et commenté le traité des degrés de consanguinité du juriste Paul compilé au Digeste, qui en constitue le plus long chapitre, demeuré aussi invisible aux yeux des romanistes que la lettre cachée de Poe. Il a montré l’importance de l’organisation par ligne, degré et sexe d’une parentèle théorique dessinée autour d’un Ego fictif, constituée en fait des seuls termes de parenté de la langue naturelle et leurs combinaisons. Enfin, pour résumer le bénéfice à tirer de la juste lecture des textes juridiques romains traitant de parenté que nous a enseignée Yan Thomas, on ne peut mieux faire que de le citer une dernière fois : “L’histoire du droit permet d’aller au-delà des évidences à partir desquelles les pratiques sociales sont comptabilisées en faits”.
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