Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
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N°14 - Un pontife au travail
par
Les relations que Yan Thomas entretenait avec la religion ne se limitent pas aux quelques semaines pendant lesquelles il a payé son tribut de membre de l’Ecole Française de Rome à Dea Dia, dans la lointaine banlieue de Rome, où il a participé vaillamment et avec une pointe d’ironie à l’exploration des thermes du collège des frères arvales. Il s’est régulièrement occupé de questions religieuses en se mettant en quelque sorte dans la peau d’un pontife romain, ancêtre, comme on sait, des juristes romains. Le premier de ces articles, publié en 1990 dans le volume de Marcel Detienne sur les Tracés de fondation, porte sur la question de l’identité romaine, et sur les cultes primordiaux du peuple romain à Lavinium . De ce sujet qui passionnait à l’époque tous les antiquisants de Rome, en raison de la publication des spectaculaires découvertes du sanctuaire d’Aphrodite à Lavinium, nous avons souvent parlé ensemble et avec deux de nos amis, eux aussi déjà disparus, François Jacques et Augusto Fraschetti. Dans ce dossier ardu, Yan a su apporter des éléments nouveaux ainsi que des conclusions, qui se fondent sur une analyse précise des sources et non sur la fantaisie et les mythes Ce très bel article, élaboré en plein milieu des premiers accès d’historicisme aigu des archéologues italiens, a changé la perception qu’on pouvait avoir de Lavinium et de ses rites annuels. On sait qu’un magistrat supérieur romain n’est pas légalement investi de ses fonctions tant qu’il n’a pas fait ce pèlerinage, tant qu’il n’a pas accompli cette remontée vers l’origine, à l’intersection du lignage et du territoire. Ce qui explique à la fois la manière dont se structure la citoyenneté romaine et le fait que Rome se conçoit décidément comme une puissance impérialiste qui a pour vocation de retrouver en elle-même toutes les cités de l’empire. J’ai compris tout d’un coup en le lisant pourquoi il arrivait à l’empereur romain de revêtir le consulat en début d’année, pendant la seule durée d’un demi mois. Il ne le faisait pas seulement pour donner son nom à l’année. Combiné avec le sacrifice « fédéral » offert à Jupiter Latiaris, sur le Mont albain, le « retour » à Lavinium était à ce point essentiel dans la définition de la légitimité du magistrat romain que l’empereur avait tout intérêt à se soumettre de temps à autre à ce rituel retour à l’origine. Et comme le pèlerinage s’accomplissait dix jours après le sacrifice effectué à Albe, l’empereur pouvait quitter sa fonction aux ides de janvier (le 13 janvier), une fois les rites obligatoires accomplis. On retrouve le même bonheur d’analyse dans un autre domaine, plus directement lié au droit : les biens des temples. Yan Thomas s’est occupé depuis vingt ans des notions juridiques de sacer, sanctus, et religiosus , et il y est revenu dans un article dense et important, publié dans les Annales . S’intéressant à la notion de res, de propriété, et à la manière dont la procédure civile définit par le même terme la chose et le procès, la valeur et la procédure, il en vient à examiner les « choses relevant d’un patrimoine qui n’appartient à personne » (res nullius in bonis), autrement dit les biens publics et sacrés. Il rappelle que ces choses se répartissent entre droit divin et droit humain, « les premières se distribuant à leur tour entre les trois zones du sacré (lieux et choses consacrées aux dieux célestes), du religieux (lieux de sépulture, réservés aux dieux mânes), et du saint (les enceintes urbaines et castrales) ». Il en résulte que tous les biens des trois zones du sacré, ainsi que les biens publics comme le Champ de Mars ou le Forum romain, sont extrapatrimoniaux. Sous la République, les biens publics et sacrés formaient une catégorie bien distincte et homogène dans la mesure où les biens sacrés étaient consacrés par l’acte exprès d’un magistrat supérieur et sur des terres publiques. Après avoir examiné tous les aspects de la dédicace et de son inscription sur le sol, il définit avec précision ce qui dans un lieu de culte est sacré et ce qui ne l’est pas. En mobilisant de nombreux textes, il réussit à distinguer dans le patrimoine d’un temple ce qui lui est incorporé au moment de sa consécration et les biens qui s’y thésaurisaient par la suite, et qui obéissaient à un autre régime. Contrairement aux biens qui remontaient à l’acte de fondation, les autres biens donnés et dédiés à une divinité pouvaient être investis, vendus, voire même confisqués sans qu’il y ait sacrilège, c’est-à-dire vol d’objet sacré. Ce qui recouvre « le sol dont les magistrats avaient prescrit les limites d’après leur détermination augurale, l’édifice que ce lieu portait, les autels, les tables à offrandes et à libations, les coussins de lit où étaient placées les statues des dieux lors des banquets en leur honneur, les vaisselles cultuelles, toutes choses consacrées en même temps que le sanctuaire et incorporées à lui par un même rite et sous une même loi. » Tout le reste était profane et pouvait être vendu. Yan Thomas considère que ces biens, du moment qu’ils avaient été dédiés à la divinité titulaire du temple, étaient légalement sacrés mais ne l’étaient pas pour toujours. N’étaient sacrés pour toujours que les biens de fondation, tels que je les ai énumérés plus haut à la suite de Yan Thomas, à savoir, les dons et dépôts votifs de monnaies, les ornements, couronnes, boucliers à effigies qui « n’étaient en droit pontifical que des acquêts. Ils n’étaient tenus pour sacrés qu’aussi longtemps que le sanctuaire ne les vendait pas ». Autant de développements et de définitions qui restent passionnants pour l’historien de la religion comme pour celui qui fouille ou étudie des lieux de culte. Au cours d’un séminaire consacré au travail, Yan Thomas a pu démontrer à ma demande que les juristes romains possédaient bien une notion abstraite du travail . Nous avions alors pris la décision d’examiner en février 2007, au cours d’un nouveau séminaire qui devait se tenir avec des épigraphistes et des archéologues, le statut qui était celui des biens des temples. Malheureusement, une première alerte de santé avait empêché notre ami d’y assister. Il put lire les différents papiers présentés lors de ce séminaire, et réagit en février 2008 à ces articles. Il n’a plus eu le temps de formuler ses réactions sur le papier . Pourtant la discussion était vive et butait sur des difficultés. Il apparaissait d’une part que dès que l’on quittait Rome, on rencontrait des biens, esclaves, tuileries, terres qui appartenaient à des divinités. Il est donc possible que dans les municipes d’Italie une autre législation ait été en vigueur jusque sous l’Empire, conformément au privilège des municipes. Le statut si particulier des biens sacrés dont débattent les juristes romains ne vaut peut-être que pour Rome et les colonies romaines qui suivaient sans modification le droit sacré romain. D’autre part, on peut aussi se demander ce que devenaient les biens des temples locaux lorsqu’une cité conquise, comme Pompéi, devenait colonie romaine, ou lorsqu’un lieu de culte fameux était transformé en colonie romaine. Ce qui fut le cas du temple de Lucus Feroniae en Étrurie, celui du temple d’Angitia sur le Lac Fucin ; ou encore celui le temple de Diane Tifatine au-dessus de Capoue, qui devint sous Sylla une entité indépendante, sans doute une préfecture. Nous savons qu’à Pompéi les autels des temples furent re-dédiés par les magistrats de la nouvelle colonie. A Capoue, Diane Tifatine reçut des terres et des sources de Sylla. Faut-il en conclure que les biens sacrés étaient ainsi redéfinis par la nouvelle fondation, ce qui permettait des accommodements avec la tradition locale ? Autant de problèmes et d’hypothèses que nous avons discutés avec Yan, qui voyait avec plaisir ses propositions initiales entrer dans une casuistique d’un nouveau genre. Les débats concernant les biens des temples et des dieux offrent un bel exemple des relations intimes que Yan Thomas entretenait avec les fondements mêmes de la religion romaine. Sans appliquer aux comportements et aux coutumes religieuses de Romains des concepts modernes où l’individu et ses liens avec le transcendant tiennent une place prépondérante, il examinait « en contexte » les notions clés, dont découlait tout le reste. Souvent en le lisant ou en l’écoutant, on croyait entendre Théodore Mommsen "redivivus". Comme le faisait le père des juristes et des historiens de Rome, Yan Thomas savait exposer avec une précision et une clarté rares les institutions fondamentales de la religion romaine. Mieux même, dans la mesure où la formation anthropologique de Yan Thomas l’éloignait du modèle hégélien de la conception mommsénienne de la religion des Grecs et des Romains, on avait l’impression de voir un pontife romain au travail, d’assister à une consultation au cours de laquelle étaient créées avec une précision aussi élégante que définitive des notions fondamentales dont dérivent les droits public et civil modernes. 18 - Yan Thomas, « L’institution de l’origine. Sacra principiorum Populi Romani », dans M. Detienne (éd.), Tracés de fondation, Bibliothèque des Hautes Etudes, Sc. Religieuses, vol. XCIII, Tournai, 1990, 144-170 (repris dans Yan Thomas, Origine et commune patrie. Étude de droit romain, Collect. É.F.R., vol. 335, Rome, 1996. 19 - Yan Thomas, « Corpus, ossa vel cineres. La chose religieuse et le commerce », dans Il cadavere. Micrologus VII, Edizioni del Galuzzo, 1999, 73-112. et « Sanctio, les défenses de la loi », dans L’Écrit du Temps 19, 1988, 61-84. 20 - Yan Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », dans Annales HSS, nov.-déc. 2002, 6, 1431-1462. 21 - Tenu le 16 février 2006 au Collège de France, le volume est sous presse dans la revue Europe.
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