Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
articles parus en ligne
Sommaire des
anciens numéros:
N°01
|
N°02
|
N°03
|
N°04
|
N°05
|
N°06
|
N°07
|
N°08
|
N°09
|
N°10
|
N°11
|
N°12
|
N°13
|
N°14
|
N°15
|
N°16
|
N°17
|
N°18
|
N°19
|
N°20
|
|
N°21
|
N°22
|
N°14 Une douleur si aigüe
par
Roland Barthes Journal de Deuil. Paris, Seuil/Imec, 2009 « À quoi sert la littérature ? » se demandait Barthes dans la préface qu’il écrivit à La Vie de Rancé de Chateaubriand, et il répondait : « peut être à ceci : à moins souffrir. » C’est de toute évidence la fonction de ce Journal de deuil qu’il tient entre le 26 octobre 1977, au lendemain de la mort de sa mère, et le 15 septembre 1979. Les fiches qui le constituent, chacune contenant un bref fragment, ont été réunies et l’ensemble intitulé par Barthes lui-même. C’est que l’écriture est la seule alternative à la souffrance du deuil, le seul « travail » qui permette d’en sortir : « seule, par bouffées, l’image de l’écriture comme « chose qui fait envie », havre, « salut », projet, bref « amour », joie. » (p. 69) Nommer la douleur, en effet, l’intègre, c’est-à-dire la rend partageable en la reliant aussi bien à l’ensemble du psychisme qu’à l’ensemble social. L’écriture du Journal est à cet égard l’amorce de celle de La Chambre claire. L’une des fiches dit le bouleversement de Barthes à la vue de la photo de sa mère petite fille, qui sera au centre de la deuxième partie du livre, « livre sur mam. », dont il note plusieurs fois sa hâte à pouvoir l’écrire : « Sans doute je serai mal tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle (Photo ou autre chose) » (p. 22). Écrire c’est se montrer actif face à la souffrance et à la passivité qu’elle implique. Ainsi le Journal sert-il à Barthes à penser la singularité de son deuil, en soulignant par exemple son immobilité qui le différencie de la notion psychanalytique d’un deuil évolutif. Quant au futur « livre sur la photo », il le conçoit comme un Monument à « mam. », mais prend bien soin de préciser que « le Monument n’est pas le durable, l’éternel » mais « un acte, un actif qui fait reconnaître. »(p. 145), l’« accession du Chagrin à l’Actif » (p. 217). Ce Journal de deuil, confronté aux autres « journaux » de Barthes — les Carnets du voyage en Chine récemment publiés, Délibération (1979), Soirées de Paris (1987) —, frappe par l’absence du foisonnement du monde, si présent dans ceux-ci, y compris quand ils sont écrits après la mort de sa mère. C’est qu’il se referme sur la douleur qui, comme l’amour, « frappe le monde, le mondain, d’irréalité, d’importunité. » (p. 137). Exclusion du monde, non seulement subie, mais souhaitée par le sujet en deuil, qui aspire à la « retraite » (p. 228), à la solitude, refuse le voyage, se replie sur son chagrin, qu’il veut « habiter ». Le monde devient vanité, agitation, bruit assourdissant ; la distraction augmente le chagrin ; les autres sont insupportables, ne comprennent pas la singularité d’un deuil qu’ils veulent ramener à des lois générales. Sans doute y a-t-il à cet égard une discrète auto-ironie de Barthes, voire parfois une condamnation de ce qu’il appelle « le sinistre égoïsme (égotisme) du deuil » (p. 211). Reste que cette néantisation du monde ne fait qu’un avec l’intensité du chagrin : depuis que l’être aimé a disparu, il est (paradoxalement ?) devenu, pour le sujet endeuillé, la totalité du monde. Barthes y revient plusieurs fois : la mort de sa mère le renvoie à sa propre mort ; s’impose à lui, incontournable, plus que l’idée, il faudrait dire l’expérience de sa mortalité : « Penser, savoir que mam.est morte à jamais, complètement […], c’est penser, lettre pour lettre (littéralement, et simultanément) que moi aussi je mourrai à jamais et complètement. » (p. 130). « La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam.est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m’en sépare plus que le temps) » (p 141). Au-delà ou à côté de la douleur il s’agit, dans le Journal, de Barthes en train de noter cette douleur. La forme journal, la datation de chaque énoncé, renvoie peut-être au présent de tel ou tel événement affectif, mais d’abord au présent de l’acte d’écrire chacun des fragments qui composent ce texte. « Le sujet (que je suis) n’est que présent, il n’est qu’au présent. » (p. 82) La mise en page, la typographie du volume qui reprennent les fiches de Barthes (une note par page, comme il y avait une note par fiche) soulignent la dimension scripturale du journal. Et ce qui apparaît ainsi c’est que, comme tout texte écrit, il n’est que la trace de sa production et les énoncés que nous lisons, la trace de leur inscription. Ce journal nous parle sans doute du deuil de Barthes après la mort de sa mère, mais, en tant qu’il est écrit (et se désigne comme tel), il implique aussi la mort de son auteur.
|
---|