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(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )


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N°14 Une douleur si aigüe
par Marc BUFFAT

Roland Barthes

Journal de Deuil. Paris, Seuil/Imec, 2009

« À quoi sert la littérature ? » se demandait Barthes dans la préface qu’il écrivit à La Vie de Rancé de Chateaubriand, et il répondait : « peut être à ceci : à moins souffrir. » C’est de toute évidence la fonction de ce Journal de deuil qu’il tient entre le 26 octobre 1977, au lendemain de la mort de sa mère, et le 15 septembre 1979. Les fiches qui le constituent, chacune contenant un bref fragment, ont été réunies et l’ensemble intitulé par Barthes lui-même. C’est que l’écriture est la seule alternative à la souffrance du deuil, le seul « travail » qui permette d’en sortir : « seule, par bouffées, l’image de l’écriture comme « chose qui fait envie », havre, « salut », projet, bref « amour », joie. » (p. 69) Nommer la douleur, en effet, l’intègre, c’est-à-dire la rend partageable en la reliant aussi bien à l’ensemble du psychisme qu’à l’ensemble social. L’écriture du Journal est à cet égard l’amorce de celle de La Chambre claire. L’une des fiches dit le bouleversement de Barthes à la vue de la photo de sa mère petite fille, qui sera au centre de la deuxième partie du livre, « livre sur mam. », dont il note plusieurs fois sa hâte à pouvoir l’écrire : « Sans doute je serai mal tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle (Photo ou autre chose) » (p. 22). Écrire c’est se montrer actif face à la souffrance et à la passivité qu’elle implique. Ainsi le Journal sert-il à Barthes à penser la singularité de son deuil, en soulignant par exemple son immobilité qui le différencie de la notion psychanalytique d’un deuil évolutif. Quant au futur « livre sur la photo », il le conçoit comme un Monument à « mam. », mais prend bien soin de préciser que « le Monument n’est pas le durable, l’éternel » mais « un acte, un actif qui fait reconnaître. »(p. 145), l’« accession du Chagrin à l’Actif » (p. 217).
Le deuil de Barthes est une pure intériorité, ce pourquoi il préfère parler de chagrin, le plus souvent séparé de toute manifestation « émotive ». Chagrin immobile, donc, qui n’évolue pas, « sans aucun trouble extérieur », « chagrin pur—sans substituts, sans symbolisation » (p. 156). Cause de ce chagrin, bien sûr, la disparition de l’être aimé, débouchant sur une absence qui est à la fois « abstraite » et « brûlante ». Et revient plusieurs fois l’évocation de ces quelques mots, échangés « dans le souffle de l’agonie » : « Mon R, mon R » —« Je suis là » — « Tu es mal assis » (p. 50), « point brûlant », « foyer abstrait et infernal de la douleur ». L’aigu de cette souffrance tient à la confrontation de l’être ensemble d’autrefois—la plupart des fragments associent les deux pronoms, je et elle, à la solitude présente et apparaît comme une « zébrure », une « béance », une « déchirure » de la « relation aimante ». Ce sont les « élancements » (p. 70) d’un chagrin « sans cesse écorché » (p. 95). Tous ces termes présentent la perte comme la rupture d’un lien de chair, une atteinte physique qui demeure à vif. Ce journal de deuil a su, au plus loin du pathos, capter la « totalité d’intensité » (p. 85) du chagrin de Barthes, « quelque chose qui fait mal au cœur de l’amour » (p. 75). L’image, qui là encore conserve sa résonance corporelle, implique que le centre vital de l’amour est atteint. Ces oppositions entre le pur chagrin et l’émotivité, entre ce deuil qui est « blessure de la relation aimante » et un deuil qui serait seulement lié à la désorganisation de vie due au manque, sont homologues à celle du « punctum » et du « studium » dans La Chambre claire ; le « punctum » : ce qui point. Nous avons à faire à une auto-observation, pouvant aller jusqu’au dédoublement entre un Barthes observé et un Barthes observant. Mais ce dédoublement n’implique pas une atténuation des affects : au contraire une lucidité, une vigilance qui permet de n’en rien masquer et d’en percevoir toute l’intensité.
Le deuil confronte Barthes à la banalité de la mort et du chagrin et au dire de cette banalité. Il s’agit d’éviter de faire de la littérature (au mauvais sens du terme). Ainsi le mot « désespoir » est-il récusé comme trop théâtral (p. 222). On retrouve parfois l’antithèse : « Deuil/chagrin », (p.168) ; « je n’ai pas envie, mais besoin de solitude » (p. 101), « L’émotion (l’émotivité) passe, le chagrin reste. » (p. 116), mais le plus souvent, nous sommes face « aux mots simples » de la mort et de la douleur : « Il y a des matinées si tristes… » (p. 255). De là aussi la brièveté de la plupart de ces fragments. Barthes est certes un partisan de la brièveté, mais elle est souvent ici poussée à l’extrême : une phrase, une expression. C’est que tout développement serait superfétatoire et une façon de masquer la matité de la souffrance. Comme Fragments d’un discours amoureux, le Journal participe d’une réhabilitation du sentiment dont il assume la naïveté, voire la bêtise (qui consiste ici en des conduites déniant la disparition de l’être aimé) et l’on pourrait exactement reprendre, à propos de certains aspects du chagrin, les termes de l’amoureux : « c’est bête, dit-il, et pourtant… c’est vrai. »

Ce Journal de deuil, confronté aux autres « journaux » de Barthes — les Carnets du voyage en Chine récemment publiés, Délibération (1979), Soirées de Paris (1987) —, frappe par l’absence du foisonnement du monde, si présent dans ceux-ci, y compris quand ils sont écrits après la mort de sa mère. C’est qu’il se referme sur la douleur qui, comme l’amour, « frappe le monde, le mondain, d’irréalité, d’importunité. » (p. 137). Exclusion du monde, non seulement subie, mais souhaitée par le sujet en deuil, qui aspire à la « retraite » (p. 228), à la solitude, refuse le voyage, se replie sur son chagrin, qu’il veut « habiter ». Le monde devient vanité, agitation, bruit assourdissant ; la distraction augmente le chagrin ; les autres sont insupportables, ne comprennent pas la singularité d’un deuil qu’ils veulent ramener à des lois générales. Sans doute y a-t-il à cet égard une discrète auto-ironie de Barthes, voire parfois une condamnation de ce qu’il appelle « le sinistre égoïsme (égotisme) du deuil » (p. 211). Reste que cette néantisation du monde ne fait qu’un avec l’intensité du chagrin : depuis que l’être aimé a disparu, il est (paradoxalement ?) devenu, pour le sujet endeuillé, la totalité du monde.

Barthes y revient plusieurs fois : la mort de sa mère le renvoie à sa propre mort ; s’impose à lui, incontournable, plus que l’idée, il faudrait dire l’expérience de sa mortalité : « Penser, savoir que mam.est morte à jamais, complètement […], c’est penser, lettre pour lettre (littéralement, et simultanément) que moi aussi je mourrai à jamais et complètement. » (p. 130).

« La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam.est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m’en sépare plus que le temps) » (p 141).

Au-delà ou à côté de la douleur il s’agit, dans le Journal, de Barthes en train de noter cette douleur. La forme journal, la datation de chaque énoncé, renvoie peut-être au présent de tel ou tel événement affectif, mais d’abord au présent de l’acte d’écrire chacun des fragments qui composent ce texte. « Le sujet (que je suis) n’est que présent, il n’est qu’au présent. » (p. 82) La mise en page, la typographie du volume qui reprennent les fiches de Barthes (une note par page, comme il y avait une note par fiche) soulignent la dimension scripturale du journal. Et ce qui apparaît ainsi c’est que, comme tout texte écrit, il n’est que la trace de sa production et les énoncés que nous lisons, la trace de leur inscription. Ce journal nous parle sans doute du deuil de Barthes après la mort de sa mère, mais, en tant qu’il est écrit (et se désigne comme tel), il implique aussi la mort de son auteur.


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