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(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )


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N°14 Microcrédit contre pauvreté : histoire ancienne

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N°14 Microcrédit contre pauvreté : histoire ancienne
par Pierre Chartier

- Laurence Fontaine

L’Économie morale, Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, coll nrf essais, 2008.

En 1974, Muhammad Yunus, professeur d’économie à l’université de Chittagong, au Bengladesh, constata que, chez les populations misérables de son pays, quelques dollars de plus ou de moins faisaient toute la différence entre la vie et la mort. En prêtant 27 dollars à des paysans très pauvres d’un village des environs de Jorba, il arracha 42 familles des mains des usuriers. Les prêts furent tous remboursés à partir de 1976. Il fonda en 1983 une banque spécialisée dans le microcrédit aux pauvres en milieu rural, la banque Grameen, dont les prêts cumulés atteignaient dès 1995 l’équivalent d’un milliard de dollars. Aujourd’hui, alors que Muhammad Yunus a été honoré du prix Nobel, des milliers d’établissement de ce genre, banques ou ONG, dans toutes les régions et tous les pays du monde, s’inspirent de cet exemple. On connaît ainsi en France, fondée en 1998 par Jacques Attali, PlaNet Finance, qui conseille de nombreux organismes de microcrédit, ou encore www.kiva.org . Présenté en 1998 par la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED, organe permanent de l’ONU) comme la panacée « libérale » (au sens économique) de nature à faire reculer la pauvreté bien plus efficacement que les aides publiques internationales, le microcrédit, concept moderne, a maintenant sa place dans la finance et l’économie mondiales.
Ainsi, en France, l’Association pour le droit à l’initiative économique, devenue au bout de vingt ans l’un des principaux réseaux de prêts sociaux pour la création de micro-entreprises, vient, avec le soutien du gotha des affaires et de M. Yunus en personne, de mettre en place son fonds propre de dotation. Maria Nowak, sa fondatrice, qui se prévaut déjà de la réinsersion de 65000 chômeurs, s’attend aujourd’hui à un afflux de demandes . Quant aux États-Unis, où le micro-crédit est également répandu, ils se sont dotés d’une législation, le National Communauty Reinvestment Act, promulgué en 1977 et modifié en 1997, obligeant toutes les banques à consacrer une fraction de leurs actifs à des prêts à des clients dont les revenus sont modérés ou faibles. xxx On goûtera le sel de ce dispositif au moment où une crise économique sans précédent, initiée par des pratiques financières et bancaires plus que douteuses, frappe le plus durement les plus démunis. Fallait-il appeler 2008 « l’année du microcrédit » ?

Deux livres en un
Si cette expérience est effectivement prometteuse, utile et moralement séduisante, suffit-elle à régler les problèmes d’infrastructure, d’éducation, de santé, sans parler des difficultés politiques générales liées au sous-développement et à la misère ? L’un des éléments comparatifs de réponse, selon Laurence Fontaine, se tiendrait dans l’étude du passé européen. Son dernier ouvrage, L’Économie morale, s’y emploie de manière fort intéressante mais curieuse, en deux temps. Il y a deux livres en effet dans son livre. Emboîtés, ils sont d’importance et de longueur inégales. Le premier répond exactement au sous-titre, et au titre pourvu qu’on donne à l’adjectif « morale » l’ampleur que l’âge classique conférait au terme « mœurs ». Composé d’un prologue consacré à l’histoire des termes don, crédit, confiance, dette, à partir du grand livre d’Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes , suivi de dix chapitres fort denses, il couvre près de trois cents pages d’un travail historique sérieux, documenté et tout à fait passionnant.
Le second de ces livres, en fait premier, car mis en place dès l’introduction, ne se retrouve pourtant que dans la vaste conclusion récapitulative qui reprend les résultats de l’enquête historienne et les commente en fonction, très précisément, des espoirs idéologiques mis par certains dans le microcrédit. Ce livre-là, plus polémique, n’entend pas séparer le passé du présent ni l’activité dite économique des autres dimensions de notre existence séculière. Il pose la question suivante : alors que le capitalisme contemporain est secoué par une crise issue d’une politique délibérée de dérégulation « libérale » et d’enrichissement des plus riches, avec ses rendements à 15% exigés des fonds de pension, ses subprimes accordés à tout va aux petites gens endettés, et son cortège de titrisations folles, de fonds pourris et d’arnaques planétaires, à quelle théorie et à quelles pratiques faire confiance ? À quelles solutions recourir ? Faut-il ajouter foi aux analyses et aux propositions de l’Économie morale, dite encore Autre économie, ou Économie alternative, d’inspiration altermondialiste, telle que la défendent les adeptes de l’anthropologue Karl Polanyi ? Faudrait-il, comme ils le souhaitent, dans la ligne de The Great Transformation, ouvrage publié en 1944 et traduit bien plus tard en français , « réencastrer » dans les autres dimensions de la vie des hommes la pratique économique, qui s’est fâcheusement autonomisée (désencastrée) à la fin de l’Ancien Régime, se délestant de tous les autres aspects fondamentaux de la vie humaine ? Retrouver cette totalité complexe serait, à les en croire, le meilleur moyen de promouvoir un « socialisme humain », anti-dogmatique et anti-autoritaire, qui retrouverait les précieuses valeurs d’un âge ancien plus solidaire — s’il est vrai que, par delà les difficultés et les soucis de tout un chacun, par delà les contradictions et les conflits incessants des classes, des groupes et des nations, l’objectif majeur demeure d’éradiquer le fléau de l’extrême précarité qui frappe la grande majorité de la population du globe.
C’était la tâche radicale que s’était officiellement assignée, à partir du XIXe siècle industriel en Europe, le « socialisme réel », émancipateur messianique dont on connaît la débâcle. D’où le retour, aujourd’hui, à des recettes à tous égards moins fracassantes. En particulier, l’une des voies pour accéder à une société plus humaine, susceptible d’atténuer tant de maux, serait, selon les tenants de l’Économie morale, la pratique généralisée du microcrédit, modeste et efficace, étranger à tout esprit de spéculation, attentif au visage concret de la pauvreté, notamment féminine, frappant surtout le Sud misérable, surpeuplé ou ravagé par les épidémies, en Asie, en Afrique et ailleurs. Certains, dans cette mouvance, vont même plus loin et vantent un retour au moins partiel à des formes d’économie du don (et donc du contre-don obligé, selon les caractéristiques dégagées par Marcel Mauss), qui feraient heureusement pièce à la marchandisation généralisée dont nous subissons l’inquiétante tyrannie. Bien mieux que la charité, commandement religieux d’un don sans contrepartie ici-bas, ou que la bienfaisance, disposition philanthropique à fonds perdus, le prêt de très petites sommes, même si l’intérêt en est élevé, est de nature, dit-on, à donner confiance à des millions de démunis, leur permettant de retrouver, grâce à un investissement « minime », une petite activité, la dignité et l’espoir : enclenchant une sorte de cercle vertueux. On retrouve la thèse de Muhammad Yunus et de ceux qui lui ont emboîté le pas, ici et là, mais au nom d’une doctrine de dépassement du capitalisme, ce qui n’est bien sûr pas le cas de bien des praticiens du microcrédit, capitalistes « vertueux » peut-être, mais fort orthodoxes et qui font d’excellentes affaires — ne serait-ce que parce que les pauvres, contrairement aux plus riches, remboursent dans l’ensemble très scrupuleusement leurs dettes.
Or, nous dit Laurence Fontaine, loin d’être une invention géniale du XXe siècle, qui pourrait faire figure de réponse partielle à la mondialisation déboussolée, un tel crédit (lié en effet aux obligations du don) est l’un des traits caractéristiques, trop peu ou mal étudié, de notre Europe occidentale préindustrielle. Prêt à la consommation ou à l’investissement, il s’est pratiqué à cette époque en dehors de tout système de banques (de prêt) et d’organismes contrôlés par les États, notamment comme régulateurs et prêteurs en dernier recours. De sorte que, si Karl Polanyi et ses successeurs prônant le « désencastrement » et le retour à des pratiques plus « humaines » ont raison quant au phénomène historique général, d’ailleurs nullement contesté (la constitution d’une sphère économique autonome à laquelle on doit la naissance, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, des disciplines économiques modernes ainsi que des organismes et de circuits spécialisés), Laurence Fontaine entend passer à l’épreuve des faits l’un des points-clé de leur doctrine : l’âge du « crédit pré-économique » était-il, pour ceux qui y recouraient, et d’abord les plus pauvres, un âge d’or disparu ? D’innombrables témoignages (pourvu qu’ils soient convenablement recherchés et exploités) nous permettent de reconstituer, avec certes des incertitudes et des zones d’ombre, ce que fut, dans ce domaine, la pratique de nos anciens.

Le crédit dans l’Europe d’ancien Régime
Dans la ligne de l’étude pionnière de Pierre Goubert (fort bien exploitée, parmi d’autres, plus récentes et étendues à tout l’espace européen), Laurence Fontaine qui, pour sa part, a travaillé sur les Alpes occidentales, a su bien poser les bonnes questions, bien adressées. En cela se tient l’heureuse nouveauté de son ouvrage. Elle se tourne en effet non vers les institutions, par le biais desquelles jusqu’alors le crédit et la confiance ont été presque exclusivement abordés, mais vers ce que nous pouvons apprendre des gens de ces temps anciens, de leur vie quotidienne et de leurs pratiques « particulières », discrètes ou secrètes. La preuve sera historienne, c’est-à-dire par le document, et populaire, sans exclusive : demandons-la aux archives, aux multiples rapports, règlements et dispositions, mais plus encore aux papiers privés (notamment les inventaires après décès), aux écrits personnels, et accessoirement (ainsi que l’a fait Roger Chartier pour Georges Dandin) au théâtre et à la littérature. Ce dernier traits est l’un des aspects innovants et séduisants du travail de Laurence Fontaine : parmi quelques autres, Shakespeare et Molière, les auteurs de Timon d’Athènes, du Marchand de Venise et de L’Avare, sont efficacement mis à contribution.
L’enquête peut alors se développer. Pourquoi, et selon quelles lignes de tension, la pratique du crédit s’observe-t-elle avant le XIXe siècle en Europe occidentale, et avec quels effets selon les groupes sociaux, les lieux, les circonstances, les époques ? Les plus pauvres recourent-ils au crédit, et comment ? Y a-t-il dès cette époque un surendettement structurel ? Comment l’idéologie aristocratique, si férue de réputation, de rang et de magnificence, vouée sous sa forme courtisane à la « dépense », et méprisant, en particulier dans la tradition française, toute activité mercantile, a-t-elle coexisté avec les formes multiples, parfois souterraines, du crédit d’Ancien Régime, ou y a-t-elle participé ? S’est-elle opposée frontalement dans ce domaine à d’autres idéologies, celle de l’Église et celle des marchands ? Quelle importance ont continué d’exercer les interdits hérités du christianisme antique et médiéval, ainsi que les diverses pratiques du droit ? Les procès et les emprisonnements ont-ils été nombreux, et sinon pourquoi ? Quel a été le rôle du pouvoir royal ? En quoi des objets (habits, montres, manchettes, dentelles, bijoux, tabatières, etc.) ont-ils pu constituer une sorte de monnaie parallèle ? Peut-on dire qu’il y a eu, dans l’Europe préindustrielle, sujette à de cruelles crises de crédit, « disette de monnaie » ? Si non, pourquoi ? N’y a-t-il pas plusieurs types de prêts sur gages (dont certains, féroces et ravageurs), et à quoi répondent-ils, comme nous en informe très lucidement Louis Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris écrit peu avant la Révolution ? A côté de l’exemple connu (et exploité par la littérature) des marchandes à la toilette, quel a été, dans l’économie tolérée du prêt, parmi d’autres courtiers, le rôle des femmes — lesquelles, en fonction de quelles contraintes complexes ? En quoi peut-on y voir un ferment d’émancipation ? Qu’en est-il de la création, fort étagée dans le temps du sud au nord de l’Europe, des Monts-de-Piété ? Comment ont-ils été utilisés, selon quelle logique, comment leur vocation a-t-elle été détournée par des prêteurs sur gages et des personnes fortunées ? Quelle a pu être la fonction, chez de riches collectionneurs, souvent nobles (les « curieux » étudiés par Krzystof Pomian), des cabinets de curiosités et des ventes aux enchères ? Plus généralement, à quelles données de fond correspond, dans la pratique courante de l’achat et de la vente, une « économie de bazar » ? Et ainsi de suite.
Sur toutes ces questions, et sur d’autres encore, Laurence Fontaine apporte des éclairages très convaincants. Il faut la lire. Elle établit ou confirme quelques points d’une réelle importance, qui permettent de prendre la mesure du phénomène du prêt d’Ancien Régime, absolument généralisé, tout en évitant les interprétations manichéennes. Le prêt, sur gages ou non, est largement répandu alors, des plus misérables aux plus riches. Il n’est pas rare que des usuriers avancent pour la journée, à des clients très pauvres et à des taux exorbitants, des sommes minuscules qui leur permettent d’effectuer une petite opération marchande de survie, avant de rembourser le soir. De même les « regrattiers » vendaient aux plus démunis des bribes de mauvaise nourriture recyclée, bien plus chère, en volume, que la bonne. Cela peut choquer les consciences contemporaines, même si cette pratique n’a rien à envier à certaines que connaît notre époque, et surtout si les informations que Laurence Fontaine a réunies montrent que l’état de débiteur était vécu le plus souvent chez les plus pauvres comme une protection, une garantie, notamment familiale (dans tous les états de la société, le premier prêteur est la parenté proche, le dernier l’« étranger », juif, lombard, savoyard ou écossais). De même nous apprenons que d’une manière générale l’aristocratie, quand elle pratique le prêt en faveur de « ses » paysans (voir le cas, étudié de près, de Jean-Louis de Rodolp, gentilhomme campagnard vivant bourgeoisement à Castres), n’exige pas le recouvrement des dettes dans des délais proches. Cela est vrai aussi des petits commerçants et petits artisans, qui font largement crédit à leur clientèle pauvre.
Cette donnée est décisive. Le plus souvent, ces délais, qui ne sont pas toujours stipulés, sont prolongés, bien des dettes demeurent non réclamées, ou sont rédimées, par exemple par testament. Il faut comprendre que le créancier, qui peut lui-même être par ailleurs endetté, ne souhaite pas contraindre son débiteur à la ruine, à la fuite ou à la violence (contre autrui ou contre soi-même) ; en revanche, s’il en use avec humanité, il dispose le cas échéant d’une main d’œuvre gratuite, voire, pour les plus puissants, d’une « clientèle ». Prêter, dans ces circonstances historiques, peut s’identifier à une obligation « morale » non écrite, mais d’autant plus insistante, qui vaut gratitude. On a vu des débiteurs venir témoigner à des procès en faveur de leurs créanciers. Une forme de confiance, ou du moins de reconnaissance mutuelle, s’établit entre eux. La dette, ainsi, constitue du lien social dans les deux sens : protection contre services, autrement dit crédit. Les leçons philologiques sur les termes hérités des racines indo-européennes sont confirmées par les faits. Au point que ceux qui veulent a contrario éviter ces liens pesants, tel l’étonnant Samuel Pepys, fonctionnaire de l’Amirauté anglaise qui amassa une petite fortune, se donnent pour principe — suivant en cela le conseil de Polonius, dans Hamlet, le précepte de Rabelais ou les préférences de Montaigne — de ne jamais prêter, même et surtout aux parents proches). Bref des relations personnelles et « politiques » ambivalentes se perpétuent ou s’établissent à l’occasion de ces pratiques, si répandues et caractéristiques. Elles sont particulièrement précieuses (mais lourdes) dans une société où règne l’aléatoire, où rien n’est sûr sinon, comme disait Jacques le fataliste, le trou où je me dois un jour aller casser le cou.
Dans cette société, l’interdit religieux de l’usure (terme générique signifiant, on le sait, le prêt à intérêt) avait perdu beaucoup de sa force sous les effets d’une nouvelle conception marchande du risque. De ce fait, d’une manière générale, l’État tend à cette époque à accaparer la légitimité du discours sur l’usure et le contrôle des pratiques de crédit. On lira les analyses de Laurence Fontaine sur les pratiques tardives de l’Inquisition, qui s’en prennent à l’hérésie, non au geste de l’usurier juif. Les restrictions confirmées au XIIIe siècle par saint Thomas (dans les cas de damnum emergens, dommage naissant, et lucrum cessans, lucre cessant) sont peu à peu détournées ou ignorées, mais quelque chose de la condamnation morale de l’usure subsiste longtemps dans les pays catholiques, où pourtant l’Église elle-même prête à intérêt (!), alors que les protestants du nord de l’Europe développent une idéologie toute différente, notamment les plus puritains, qui voient dans l’argent gagné le signe de la bénédiction divine, et insistent sur les vertus du travail utile, qui éloigne de la pauvreté comme du vice. Le prêt est pour eux un commerce comme un autre, et les revenus qu’il génère participent des signes de l’élection.
De la noblesse, il convient de relever deux choses. D’abord, sa situation « économique », dans l’ensemble de l’Europe, est loin d’être aussi catastrophique qu’on a pu le soutenir. En revanche, les nobles, c’est confirmé, ne paient pas leurs dettes. Le roi, encore moins, alors que le système étatique de perception des impôts (par fermage) est d’un rendement déplorable. Or tous ces gens recourent au crédit, massivement, régulièrement. Mais d’une manière générale, ceux qui, tel M. Dimanche de Dom Juan, font crédit à un noble, ne se payent pas d’illusions. Outre que le patrimoine d’une personne de qualité est préservé par des dispositions exceptionnelles (il ne peut être aliéné), prêter à un noble revient à pratiquer un investissement nécessaire pour engager, avec lui ou ceux qui tiennent à lui, de fructueuses affaires. Les seules dettes que doit aussitôt régler le noble, on le sait, sont les dettes d’honneur : en particulier de jeu. (C’est pourquoi, exceptionnellement, Louis XIV est intervenu pour régler les énormes pertes de telle dame de sa cour.) Laurence Fontaine explique bien comment et pourquoi, dans un tel monde, le ludique aléatoire est paré d’un caractère sacré, à l’encontre de ce qui relève de l’ordinaire ignoble : se nourrir, se vêtir, se loger, et autres bagatelles. Il y avait, au cours du XVIIIe siècle notamment, plus d’un commentateur pour s’en indigner. Car les temps changent, et l’idéologie des marchands, par ailleurs beaucoup plus durs en affaires, tend à l’emporter sur un état de fait et de pensée où, effectivement, l’« économie », qui n’a rien d’hégémonique au sens moderne, est étroitement intriquée dans des considérations politiques, religieuses, sociales, idéologiques… L’Économie morale, doctrine actuelle, a donc raison et tort à la fois sur le terrain historique, Laurence Fontaine montre pourquoi : l’« encastrement », confirmé, n’est pas une panacée ; le microcrédit, tel qu’alors pratiqué, ne signifiait en rien la solution aux maux les plus graves, ni non plus une monstruosité sans égale ; bref, si l’Europe préindustrielle n’est pas l’enfer que certains ont décrit, elle n’est pas non plus un paradis perdu, .
Laurence Fontaine se réclame, à juste titre, de la « double intelligence » de Marc Bloch. Elle se préoccupe du présent. Sa bibliographie le montre, elle n’est pas seulement une spécialiste de l’Europe précapitaliste. Elle s’est intéressée au colportage, aux migrations, aux stratégies de survie et à des formes d’échanges « alternatifs » depuis 1500 jusqu’à nos jours. En fait foi, notamment, sa dernière contribution collective . Il reste que L’Économie morale, ouvrage de plus vaste ambition encore, vaut par sa méthode et par les réponses apportées aux questions posées à l’histoire, et accessoirement par la démonstration de la faillite des thèses altermondialistes. Celles-ci sont à peine évoquées comme telles, à l’image de la théorie de Karl Polanyi, comme si ces constructions idéologiques ne méritaient pas le même détail d’exposition et la même précision d’évaluation que les données recueillies du passé. Et comme si, pour être éprouvées, elles ne réclamaient pas, en outre, d’être confrontées aux données contemporaines, dans leur extrême complexité. On est tout disposé à croire l’auteur. Mais cela ne suffit pas. Il y faudra d’autres développements, d’autres analyses, tant il est vrai qu’allusion ne vaut pas preuve et que comparaison n’est pas raison.

Savoir contre pauvreté ?
On se référera, en guise de relance finale vers des considérations de ce type, à la leçon inaugurale d’Esther Duflo au Collège de France (8 janvier 2009), qui ouvre des perspectives inédites appuyées sur une réflexion de fond. C’est une affaire à suivre. Venant des États-Unis où elle occupait un poste prestigieux, la jeune titulaire de la chaire « Savoir contre pauvreté » propose une « troisième voie » face aux positions à la fois divergentes et semblables d’un Jeffrey Sachs et d’un William Easterly , qui s’opposent doctrinalement sur les moyens d’éradiquer la pauvreté dans le monde mais pensent avec le même optimisme (contre l’Économie morale notamment) que le développement (capitaliste) est la seule solution à terme. Comment affirmer cela, alors que nos connaissances sont insuffisantes, nos théories chancelantes, nos essais de solutions anciens ou récents peu convaincants ? Qui peut soutenir en effet que la pauvreté a reculé dans le monde au cours des dernières décennies ? Les enquêtes menées de divers côtés montrent que c’est le contraire qui est vrai. Esther Duflo se réclame avec beaucoup de lucidité et de modestie, et en même temps beaucoup de volontarisme, d’une approche expérimentale active, liant pratique sur le terrain et savoir théorique :
« Nous ne détenons pas la clé de la fin de la pauvreté. Mais il est possible de lutter mieux contre les maux qu’elle engendre. Le savoir a sa place dans cet effort : il doit nous aider à proposer des solutions et à en évaluer la pertinence. Je vais m’attacher à montrer le rôle possible de l’économie dans la lutte contre la pauvreté, en présentant la méthode expérimentale en économie du développement. Cette approche privilégie l’expérimentation créative : elle part du principe qu’il est possible d’améliorer la politique économique et sociale en essayant de nouvelles approches et en tirant les leçons de leurs succès et de leurs échecs. Les politiques de lutte contre la pauvreté sont évaluées avec la rigueur des essais cliniques. Idées nouvelles et solutions anciennes sont évaluées sur le terrain, ce qui permet d’identifier les politiques efficaces et celles qui ne le sont pas. Ce faisant, nous améliorons notre compréhension des processus fondamentaux qui sont à l’origine de la persistance de la pauvreté. Science et lutte contre la pauvreté se renforcent ainsi mutuellement. »
Est-il possible de constituer une véritable science sociale expérimentale ? Vœux pieux ou amorce d’un vrai programme ? Exécuté avec quels moyens, et quels concours ? S’il est vrai que, dans ce domaine comme dans celui de l’écologie par exemple, savoir exigeant et pratique engagée doivent se renforcer mutuellement, et à supposer que des expériences sur la lutte contre la pauvreté puissent effectivement être menées avec fruit dans un contexte politique général très défavorable, l’on pourra dire ce jour-là qu’il se passe vraiment quelque chose, sur notre terre, dans le champ de la pensée.

5- Muhammad Yunus a récemment publié en français Portraits de microentrepreneurs, avec Jacques Attali, Paris, Éd. Le Cherche midi, 2006 ; et Vers un nouveau capitalisme, Paris, Éd J.-Cl. Lattès, 2008.

6 - Dans ces deux cas, la collecte du microcrédit bénéficie des ressources de la toile. Les prêteurs de kiva, par exemple, peuvent choisir les bénéficiaires de leur opération, qui s’effectue très rapidement et est renouvelable. Les frais d’organisation et de gestion sont élevés : de l’ordre de 10%, car chaque projet est intégralement suivi par un agent. Dans d’autres cas, ces frais sont beaucoup plus élevés et ne se limitent pas aux investissements. Ces dérives inquiètent de nombreux observateurs.

7- Sur douze mois, écrit Anne Michel (Le Monde du 6 mars 2009), le coût pour la collectivité française d’un emploi « ADIE » s’établit à 1707 euros, contre 6546 euros pour un demandeur d’emploi. Mais le fonds, alimenté par les banques, l’État, les collectivités locales, l’Union européenne et quelques entreprises privées, n’est plus suffisant. Il va falloir, en cette année 2009 où s’approfondit la crise mondiale, lancer une collecte auprès du public.

8 - Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 tomes, Paris, Éditions de Minuit, 1969.

9 - Karl Polanyi, La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll Bibliothèque des sciences humaines, 1983 ; ainsi que Essais, Paris, Seuil, 2008.

10 - Cette notion renvoie aux nombreux travaux de Georg Simmel, dont, en français, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1984 [1907].

11 - Laurence Fontaine renvoie par exemple au Dictionnaire de l’autre économie, Jean-Louis Laville et Antonio David Cattani, dir., Paris, Gallimard, Folio Actuel n° 123, 2006, ainsi qu’à Jean-Michel Servet, Banquiers aux pieds nus. La microfinance, Paris, Odile Jacob, 2006.

12 - Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Contribution à l’histoire de la France du XVIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1960.

13 - Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, 2 tomes, Paris, Mercure de France, 1994 [édition originale parue entre 1781 et 1789].

14 - Laurence Fontaine (dir), Alternative Exchanges : Second-Hand Circulations from the Sixteenth Century to The Present, Oxford et New York, Longham, 2008.
15 - The End of Poverty, Penguin Press, 2005.

16 - The White Man’s Burden, Penguin Press, 2006.

17 - Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté, Collège de France/Fayard, 2009. Cette leçon inaugurale a été prononcée le 8 janvier 2009.


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