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(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )


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N°14 Les nanotechnologies compromettent-elles l’avenir de l’homme ?
par Etienne Klein

Demain les posthumains, Paris, Hachette Littératures, 2009

Jean-Michel Besnier

De nombreux livres leur ont déjà été consacrés et bientôt, on ne parlera plus que d’elles : presque partout dans le monde, les « nanosciences » explosent. Multiformes, elles recouvrent un vaste champ de recherches regroupées en vertu de leur appartenance à un même ordre de grandeur spatial : le nanomètre, c’est-à-dire le milliardième de mètre (dix fois la taille d’un atome). Les crédits massifs dont elles bénéficient depuis quelques années les désignent comme le nouvel horizon des politiques de recherche, et expliquent également l’importance croissante qu’elles prennent dans les discussions sur la reconfiguration actuelle des rapports entre science et société. Mais en quoi consistent-elles ? En l’étude des phénomènes et en la manipulation de matériaux aux échelles atomiques, moléculaires et macromoléculaires, où les propriétés de la matière diffèrent significativement de celles observées à plus grande échelle. Les nanomatériaux possèdent notamment des propriétés optiques, électriques et magnétiques en général fort différentes de celles de leurs homologues macrostructurés. L’or, par exemple, métal noble et chimiquement inerte à l’échelle macroscopique, se met à devenir très réactif lorsqu’on le dispose sous forme de petites billes de taille nanométrique. D’un point de vue technique, les nanosciences doivent leur essor à la capacité, récemment acquise (grâce notamment à l’invention du microscope à effet tunnel), d’observer et de façonner des échantillons de matière toujours plus petits et de mieux contrôler leurs propriétés.

Mais il ne faut pas se méprendre : malgré leurs airs révolutionnaires, les nanosciences ne constituent nullement une nouvelle théorie dont il s’agirait d’établir l’exactitude en la confrontant à l’expérience. Elles correspondent plutôt à une nouvelle forme d’appréhension de disciplines déjà existantes, qu’on espère faire davantage interagir (physique, chimie, science des matériaux, science des surfaces, électronique, biologie, informatique, intelligence artificielle, etc.). Grâce aux multiples hybridations disciplinaires qui s’opèrent dans leur champ, les nanosciences permettent d’envisager d’innombrables thématiques.
Celles-ci se répartissent en trois catégories. La première regroupe l’ensemble des procédés de synthèse des nano-objets : il s’agit de produire une substance de taille nanométrique en grande quantité avec le meilleur rendement et la plus grande pureté possible. Par exemple, des nanotubes de carbone, ou bien des fullerènes qui résistent encore mieux que le titane à la flexion, ou bien encore d’autres types de nanoparticules qu’on met dans les peintures et les vernis car elles augmentent la résistance à l’abrasion.

La deuxième catégorie regroupe des procédés visant l’incorporation de nano-objets dans des substances « nano-composites » : des nano-objets sont alors dispersés dans la matrice d’un solide ou à sa surface, dans un solvant ou même un gaz, pour lui donner des propriétés intéressantes. Dans ce cas, les techniques diffèrent peu de celles des additifs classiques, mais offrent un vaste champ d’innovations : revêtements pour l’aéronautique, verres autonettoyants, cosmétiques…

Enfin, la troisième et dernière catégorie, qui constitue le cœur conceptuel des nanotechnologies, consiste à modeler la matière selon des architectures précises afin de créer des systèmes miniaturisés à l’échelle nanométrique, dans lesquels seront exploitées les propriétés inédites des nano-objets. On assemble ces objets atome par atome (ou molécule par molécule), de manière à élaborer des systèmes ou des matériaux dont la fonctionnalité répond à un besoin particulier, en vue d’applications bien identifiées. Par exemple, et pour ne citer que le seul secteur de l’énergie, on peut songer à des matériaux permettant de mieux isoler les constructions ou de mieux convertir la lumière solaire en énergie, ou bien encore à des dispositifs permettant le stockage de l’hydrogène.

Du fait de leur nouveauté proclamée, les nanotechnologies donnent lieu à un foisonnement d’analyses et de commentaires. Même si ce n’est pas toujours à bon escient, leur seule invocation semble capable d’étayer toutes sortes de discours et d’induire les scénarios les plus contradictoires : on les accole ici à d’effrayantes prophéties, là à de séduisantes promesses. Ainsi les nanotechnologies sont-elles tantôt associées à l’idée de salut (avec, en ligne de mire, un « homme nouveau » débarrassé des soucis liés à la matérialité du corps), tantôt à celle de révolution pour notre civilisation, ou bien à l’idée de catastrophe, de transgression des limites corporelles, d’estompement de la distinction entre nature et artifice (il s’agirait en somme de « canaliser les forces naturelles dans le monde de l’artifice humain », pour parler comme Hannah Arendt). Certains magazines américains n’hésitent même plus à annoncer une percée qu’ils ont baptisée le small bang, qui serait comme une réplique technologique au big bang dont notre univers physique est issu, et qui engendrerait une « post-humanité ». Ce small bang adviendrait comme le résultat d’une convergence technologique généralisée, d’une symbiose détonante entre les progrès de l’informatique, des nanotechnologies, de la biologie et des sciences cognitives. Il devrait ouvrir grand les portes à une post-humanité dont nos ridicules limites humaines peinent à concevoir l’étendue des facultés, notre seule gloire étant de concourir à l’avènement de cette nouvelle espèce qui portera sur nous un regard de pitié condescendante et incrédule.

Bien sûr, ces discours futuristes, y compris les plus enthousiastes, inquiètent une partie de ceux qui les entendent : les nanotechnologies ne vont-elles pas modifier profondément nos corps, notre environnement, notre rapport à la nature, nos relations à autrui ? N’effaceront-elles pas la frontière entre l’inerte et le vivant ? Et ne nous obligeront-elles pas à préciser bientôt ce qui, dans l’homme, doit être considéré comme intangible, et ce qui peut être amélioré ou complété ? Le fait qu’en la matière notre savoir prévisionnel reste en deçà de notre savoir technique donne indiscutablement à ces questions une envergure toute philosophique, et même « sociétale » comme il faut dire désormais.

C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement a demandé en février 2009 à la Commission Nationale du débat public d’organiser en France un débat « large et transparent » sur les risques et les conditions de développement des nanotechnologies. Ce débat (qui se déroulera entre le 21 septembre 2009 et le 21 janvier 2010) devrait être d’autant plus intéressant qu’il interviendra à un moment où le statut de la science apparaît foncièrement ambivalent. Pourquoi ? Parce que d’une part elle constitue, en tant qu’idéal, le fondement officiel de notre société, censé remplacer l’ancien socle religieux : nous sommes gouvernés, sinon par la science elle-même, du moins au nom de la science. C’est ainsi que dans toutes les sphères de notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d’évaluations, lesquelles ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent désormais comme de simples jugements d’« experts », c’est-à-dire sont censées être effectuées au nom de savoirs et de compétences de type scientifique, et donc, à ce titre, impartiaux et objectifs. Par exemple, sur nos paquets de cigarettes, il n’est pas écrit que fumer déplaît à Dieu ou compromet le salut de notre âme, mais que « fumer tue ». Le salut de l’âme, objet par excellence du discours théologique, s’est peu à peu effacé au profit de la santé du corps qui, elle, est l’objet de préoccupations scientifiques. En ce sens, nous considérons qu’une société ne devient vraiment moderne que lorsque le prêtre et l’idéologue y cèdent la place à l’expert, c’est-à-dire lorsque le savoir scientifique et ses développements technologiques ou industriels sont tenus pour le seul fondement acceptable de son organisation et de ses décisions.
Mais d’autre part - et c’est ce qui fait toute son ambiguïté -, la science, dans sa réalité pratique, est questionnée comme jamais, contestée, remise en cause, voire marginalisée. Elle est à la fois objet de désaffection (dans les pays développés, de moins en moins de jeunes s’orientent vers les études scientifiques), de méconnaissance effective (nous utilisons avec aisance les appareils issus des nouvelles technologies mais sans presque rien savoir des principes scientifiques dont elles découlent) et est devenue la cible de multiples critiques, philosophiques et politiques. Par exemple, on l’accuse d’être une simple « construction sociale » (relativisme), on lui reproche (Heidegger) d’arraisonner abusivement la nature ou bien de détrôner la pensée méditante (« que faut-il penser ? ») au profit d’une pensée exclusivement calculante (« que faut-il faire pour que ? »), et on considère souvent qu’elle est, ou du moins qu’une certaine science est l’instance directement responsable d’une grande partie des dérives du monde moderne, qu’elles soient économiques, écologiques ou autres.
Par capillarité, cette ambivalence de la science est aussi devenue celle de la technique, sa cousine, qui se trouve soumise à deux forces violemment antagonistes. La première de ces forces est la technique elle-même, qui diffuse continûment dans tous les aspects de la vie quotidienne. Cette intrusion est même si intense, si ostensible, que la technologie (la technique associée au logos, c’est-à-dire ce qu’on dit à propos de la technique, sa mise en récit) semble désormais transcender la dimension de l’action individuelle de chacun d’entre nous, et même celle de l’action collective. La fonction anthropologique de la technique devient ainsi celle d’une nouvelle divinité, d’un « sacré » non-religieux, mais qui possèderait toutes les caractéristiques d’un dieu tout-puissant. La seconde de ces forces, opposée à la première, est une résistance diffuse à cette affluence-influence croissante des objets techniques : la quantité même de ces objets impressionne, ainsi que leur association au sein de réseaux qui prolifèrent et dont le contrôle n’est jamais que partiel. D’où la crainte que nous allions trop vite vers l’inconnu : ne sommes-nous pas défiés par les puissances que déchaînent nos technologies, menacés même de succomber à leur démesure ? Dans ce nouveau contexte, nous sommons les scientifiques d’éviter à tout prix non seulement la catastrophe, mais également l’ombre de toute catastrophe possible. Et c’est ainsi que le discours sur la catastrophe en vient à acquérir un pouvoir réel, en même temps qu’une véritable légitimité médiatique, même si la catastrophe en question demeure purement fictive.

Le « clash » entre ces deux forces semble inévitable. Il est susceptible d’engendrer diverses formes de violence, ne serait-ce que d’ordre symbolique, dont les nanosciences pourraient être l’exutoire. Car les promesses exagérées (le « hype ») aussi bien que les menaces les plus terrifiantes auxquelles on les a associées les ont médiatiquement installées en symbole suprême de la technique toute puissante.
C’est ce qu’a bien compris Jean-Michel Besnier qui, dans un livre vertigineux, prend au sérieux aussi bien les acquis des sciences et des techniques les plus contemporaines que les projections qu’en tirent les zélotes les plus fervents. Entrevoyant la relève prochaine de l’humanité par des êtres d’un genre nouveau, héritiers des cyborgs que nous sommes déjà en passe de devenir grâce aux prothèses électroniques, il se propose d’interroger « la diffusion des idées, des comportements, des fantasmes qui conspirent de plus en plus à rendre plausible, et même désirable, l’avènement d’une posthumanité ». Au terme d’un examen patient des prédictions des techno-prophètes de tout poil, son enquête le conduit à une sorte d’inventaire des scénarios grotesques et menaçants qui travaillent l’Occident. Il ne s’agit plus d’améliorer l’homme, mais d’envisager de si profondes modifications qu’elles équivaudraient à la disparition de l’espèce humaine : « Les utopies posthumaines, note-t-il, exercent sans doute leur pouvoir de fascination de ce qu’elles dispensent l’homme de tout objectif de réalisation de soi, pour ne lui proposer qu’un remodelage correcteur ». À ce petit jeu, l’homme tel qu’il est aujourd’hui risque en effet de vite se retrouver déclassé. Cette perspective, continue le philosophe, ouvre une sorte de nouvel horizon éthique que nous devons interroger : comment bien vivre ensemble dans un monde profondément modifié par la technique, comme arraché à la nature ? Voulons-nous demeurer dans la condition humaine ? Ou avons-nous envie de lui échapper autant que faire se peut, engendrer à n’importe quel âge, résister à tous les virus, vivre éternellement jeunes, avec des capacités cérébrales augmentées grâce à l’implantation de toutes sortes d’artefacts dans le cerveau ?

De toute évidence, les nanotechnologies s’insèrent dans le processus millénaire de transformation technique du milieu naturel et, à travers elle, des conditions d’existence de l’homme. Avec elles, nous modifierons à coup sûr notre façon quotidienne de vivre, de communiquer, de travailler, c’est-à-dire nos conditions de vie. Mais nous ne pouvons pas en rester à ce premier constat, car il ne s’agit pas que d’une simple affaire de degrés : il se pourrait qu’à force de modifier nos conditions de vie humaine, on ait en définitive affaire à une transformation radicale de la condition humaine elle-même. Une telle perspective, directement associée à l’idée de Modernité, avait été anticipée par de nombreux penseurs, qui l’avaient souvent considérée comme une contestation par l’homme de sa propre finitude. En l’occurrence, la véritable exigence de l’humanisme n’est pas de sacraliser une nature prétendument immuable, mais plutôt de percevoir l’« humaine condition » qui nous rattache à tout autre homme, si différent soit-il, y compris lorsqu’il diffère de nous par la technique qu’il utilise. Si les progrès des nanotechnologies devaient conduire à une rupture majeure au sein de l’histoire de l’humanité, par suite d’une transformation du corps désirée par l’homme et délibérément irréversible, ils ne signifieraient pas pour autant l’abandon de cette exigence. Vouloir vivre humain, rappelle Jean-Michel Besnier, c’est d’abord accepter notre finitude, se réconcilier avec nos limites : naître, souffrir, mourir. Ensuite, c’est refuser ce qui nous robotise, à commencer par l’abus des machines auxquelles nous devrions nous soumettre.


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