Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
articles parus en ligne
Sommaire des
anciens numéros:
N°01
|
N°02
|
N°03
|
N°04
|
N°05
|
N°06
|
N°07
|
N°08
|
N°09
|
N°10
|
N°11
|
N°12
|
N°13
|
N°14
|
N°15
|
N°16
|
N°17
|
N°18
|
N°19
|
N°20
|
|
N°21
|
N°22
|
N°14 Les origines du vivant
par
Entretien avec Jean-Claude Ameisen « Nous ne traversons ce monde qu’une fois. Peu de tragédies sont plus graves que de ne pas permettre à la vie de s’épanouir, peu d’injustices sont plus profondes que de réduire à néant les occasions de se développer, ou même d’espérer. » Stephen Jay Gould, La Mal-mesure de l’homme Aliocha Wald Lasowski : L’un des points de départ de votre livre Dans La lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde est une réflexion sur le temps, sur sa profondeur, ses ravages, ses promesses. Comment Darwin pensait-il le temps ? Que recouvre la notion de rythme pour le naturaliste ? Si Darwin ne décrit pas seulement les mutations du monde animal et végétal, mais s’attache à l’étude des paysages, des reliefs et des sols, y a-t-il un rapprochement possible entre les rythmes géologiques et les rythmes naturels du vivant ? Ce qui paraît importer à Darwin, au crépuscule de sa vie, c’est de réaffirmer une dernière fois l’idée qui a été à l’origine de la révolution qu’il a causée dans les sciences du vivant – la puissance du temps à faire émerger, à partir de la répétition de changements minuscules, des événements d’une tout autre nature et d’une tout autre échelle. Et si à la fin de son existence sa théorie de la sélection naturelle continue à l’habiter, le retour qu’il fait sur lui-même dans son dernier livre semble être un retour à une forme de sérénité. A. W. L. : Quelles étaient l’ampleur et l’intensité des rêves et des ambitions du jeune Darwin ? J.-C. A. : Voyez ce qu’il dit lui-même de ses combats anciens : « Quand j’étais à bord du Beagle – navire de Sa Majesté – j’ai été profondément marqué par certains faits [qui] me semblaient jeter de la lumière sur l’origine des espèces – ce mystère des mystères ». Pourtant, à la fin 1831, au moment où le jeune Darwin, âgé de 22 ans, s’éloigne des côtes anglaises sur le Beagle pour un voyage autour du monde qui durera près de cinq ans, sa vision de la profondeur du temps, des rythmes de variations de la nature et de leurs effets n’a encore rien d’original. Il vient de terminer ses études de théologie au Christ’s College à Cambridge. La conception créationniste et fixiste, prédominante à son époque, considère que la création de la Terre date de quelques milliers d’années, et que rien depuis n’a véritablement changé, à part lors de grandes catastrophes, comme le Déluge, qui ont peut-être fait disparaître certaines des espèces dont on commence à étudier les fossiles. En dehors de ces catastrophes les changements, bien qu’incessants, ont été minimes et cycliques : un éternel retour, celui de la rotation des planètes autour du soleil, de la succession des jours et des nuits, des saisons, et, en ce qui concerne le vivant le rythme des générations – naissances, croissance, reproduction, vieillissement et mort –, des tremblements permanents qui apparaissent comme la preuve même de la stabilité des espèces depuis leur création. C’est une vision newtonienne de la nature, dans laquelle les lois qui la gouvernent rendent compte à la fois des variations observables au long de notre existence et de l’immuabilité, depuis l’origine, de la structure de l’univers. Et découvrir ces lois, c’est non seulement faire œuvre de science, mais aussi de théologie : c’est tenter de mieux appréhender le projet divin. A. W. L. : S’il n’y a pas eu de projet à l’œuvre dans la nature, comment expliquer l’extraordinaire adaptation de chaque être vivant à son environnement, et de chacun de ses organes à sa fonction ? J.-C. A. : Il y a eu d’autres conceptions, radicalement différentes, de l’univers, mais elles étaient alors tombées en désuétude et considérées comme infondées, sulfureuses. « Tout coule » disait Héraclite. « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » poursuivait Anaxagore. « Les mêmes [éléments] qui forment le ciel, la mer, les terres, le soleil forment aussi les épis, les arbres, les êtres vivants » écrivait Lucrèce « mais les mélanges, l’ordre des combinaisons, voilà ce qui diffère. Réfléchis. Dans les poèmes mêmes, tu vois nombre de lettres communes à nombre de mots, et cependant ces mots, est-ce qu’ils ne sont pas différents par le sens et par le son ? Tel est le pouvoir des lettres quand seulement l’ordre en est changé. » Et : « Ce n’est certes pas par réflexion, ni sous l’emprise d’une pensée intelligente que les atomes ont su occuper leur place ». Là était le problème fondamental auquel l’idée de création divine apportait une réponse limpide et auquel depuis plus de deux millénaires s’étaient heurtées sans pouvoir y répondre les théories qui postulaient que la nouveauté et la diversité s’inventaient continuellement, et que l’adaptation ne survenait qu’après-coup. À bord du Beagle, le jeune Darwin lit Les Principes de géologie que Charles Lyell vient de publier. Le sous-titre du traité révèle les principes qui le fondent : Une tentative pour expliquer les changements anciens de la surface de la Terre en référence à des causes actuellement en train d’opérer. Les causes observables dans le présent expliquent l’ensemble des modifications qu’a subies la Terre à travers les âges. Et le mot « anciens » signifie très ancien, beaucoup plus ancien qu’on n’avait l’habitude de le penser. La profondeur des temps géologiques donne à la répétition uniforme d’événements, dont chacun des effets pris un à un apparaît négligeable, la possibilité de causer des bouleversements qui, rétrospectivement, ne semblent avoir pu être provoqués que par des événements extrêmement puissants, soudains et violents – des catastrophes. Lyell propose qu’il n’y a pas besoin de postuler l’existence de catastrophes inexplicables pour rendre compte du gigantisme et de l’extraordinaire diversité des reliefs de notre planète. De petites causes opérant de manière graduelle aujourd’hui comme hier, hier comme avant-hier, peuvent produire des changements gigantesques. En revanche en ce qui concerne le vivant, Les Principes rejettent, après l’avoir discutée, la première théorie structurée proposant la transformation progressive – la « transmutation » – des espèces, qu’a présentée Lamarck l’année de la naissance de Darwin. Contrairement à la surface de la Terre, dit Lyell, les espèces vivantes sont restées inchangées depuis le début. Les Principes ont exercé une profonde influence sur le jeune Darwin. « J’ai le sentiment, écrivit-il, que mes livres sortaient à moitié du cerveau de Lyell […] car j’ai toujours pensé que le grand mérite des Principes était qu’ils modifiaient la tonalité entière de notre esprit et que pour cette raison, lorsqu’on distingue une chose qui n’a jamais été vue par Lyell, on la voit pourtant en partie à travers ses yeux ». Découvrant dans les continents lointains les mystères de l’exubérance du vivant, Darwin distingue « à travers les yeux » de Lyell ce que Lyell refuse de voir : l’évolution des espèces. Le rythme rapide de changements apparemment insignifiants de génération en génération fait émerger, au long des temps géologiques, le rythme beaucoup plus lent de l’apparition et de l’extinction des espèces nouvelles. « Nous ne percevons rien de ces lents changements en progression, écrit-il, jusqu’à ce que la main du temps ait marqué le long écoulement des âges ». « La cause principale de notre réticence naturelle à admettre qu’une espèce a donné naissance à d’autres espèces distinctes est que nous sommes toujours lents à admettre tout grand changement dont nous ne pouvons voir les étapes intermédiaires ». Et « l’esprit ne peut pas appréhender la pleine signification du terme : un million d’années – il ne peut faire la somme et percevoir le plein effet de nombreuses variations minimes, accumulées durant un nombre presque infini de générations ». Et Darwin révèlera à son tour l’étendue des ravages qui rythment en permanence les métamorphoses du vivant. « Ainsi, écrit-il en concluant De l’Origine des espèces, c’est des guerres de la nature, de la famine et de la mort [qu’] a évolué et continue d’évoluer […] l’infinité des formes les plus belles et les plus merveilleuses. » A. W. L. : Darwin a radicalement changé notre manière de nous représenter la vie, son histoire et la place de l’homme dans la nature. Vous montrez qu’il n’a pas simplement « découvert » que le vivant se transforme et évolue, comme on le pense trop souvent, mais qu’il a mis au jour plusieurs « lois naturelles », qui permettent de penser le vivant à partir d’une origine commune… J.-C. A. : Darwin l’exprime lui-même de manière très claire. « Il était évident » écrit-il à la fin de sa vie « que [les observations sur les animaux et les plantes que j’avais réalisées pendant mon tour du monde] pouvaient être expliqués en supposant que les espèces subissent des modifications graduelles, et ce sujet n’a cessé de me hanter. Mais il était également évident que ni l’effet [direct] des conditions environnantes, ni la volonté des organismes […] ne pouvait expliquer les innombrables cas où les organismes de toutes sortes sont adaptés, de manière très belle à leurs habitudes de vie […] J’avais toujours été très impressionné par de telles adaptations, et, jusqu’à ce qu’elles puissent être expliquées, il me semblait presque inutile de tenter de démontrer, à l’aide de preuves indirectes, que les espèces avaient été modifiées ». Ce que Darwin appelle des preuves indirectes, ce sont les faits qui plaident en faveur de l’existence d’une évolution des espèces. Mais ce qui constituerait une véritable preuve, une preuve directe, suggère-t-il, c’est un mécanisme, une cause, une « loi de la nature » qui permettrait d’expliquer l’évolution, de la rendre compréhensible, et ainsi possible. Le « mystère des mystères’, qui le « hante » ce n’est pas l’évolution des espèces, mais une loi qui la rendrait possible. Durant les deux ans qui suivent son retour en Angleterre, Darwin découvre « à travers les yeux » de deux économistes de la fin du XVIIIe siècle, Adam Smith et Robert Malthus, ce que pourraient signifier, dans le monde vivant, la main invisible du premier et le principe de population du second. Et il découvre aussi, « à travers les yeux » des éleveurs et des jardiniers de son temps, ce que la « sélection artificielle » qu’ils pratiquent suggère de la possibilité de l’existence, à une tout autre échelle, d’une autre forme de « sélection’, aveugle, à l’œuvre dans la nature – la « sélection naturelle ». Il réalise que l’extraordinaire diversité du vivant et l’extraordinaire adaptation de chaque être vivant à son environnement ne peuvent s’expliquer de manière cohérente que si l’on accepte l’idée que le vivant n’a cessé d’évoluer, de se transformer, de se métamorphoser, de génération en génération, à partir d’une origine commune. En dehors de tout projet, de toute intentionnalité, et de toute finalité. Darwin est conduit à élaborer une théorie qui fournit une explication, une cause, un mécanisme, une loi capable de rendre compte à elle seule de l’extraordinaire richesse de la diversité de l’univers vivant. Cette loi prédit l’existence d’une généalogie commune de tous les êtres vivants, à partir d’un seul – ou de quelques – ancêtre(s) commun(s), et y inscrit l’être humain comme l’une des émergences aveugles et tardives de la nature. Il insère dans cette généalogie des espèces, dans cette origine commune, une généalogie du « propre de l’homme’, de l’émergence des émotions humaines, et de notre sens moral. Il change ainsi radicalement la manière dont on se représentait l’histoire de la vie, et notre place dans la nature. Il pose les fondations de ce qui deviendra une grille de lecture d’une extraordinaire puissance, d’une extraordinaire fécondité et d’une extraordinaire longévité pour explorer les origines et pour prédire, observer et anticiper l’évolution du vivant. Ce sont les fondations d’une science tout d’abord uniquement théorique, puis de plus en plus expérimentale, qui relie un passé à jamais disparu à un présent toujours en train de se construire. Et la biologie moderne, en se transformant, en évoluant et en étendant son champ d’exploration et de questionnement – dans le temps, toujours plus loin vers les origines, et dans l’espace, toujours plus loin dans l’invisible –, se déploiera dans le cadre conceptuel dont il a tracé les contours il y a maintenant un siècle et demi. A. W. L. : Pourquoi la théorie de Darwin apparaît-t-elle à la fois comme révolutionnaire et d’une remarquable simplicité ? J.-C. A. : Dans ses carnets secrets Zoonomia – Les lois de la vie – qu’il termine à l’âge de vingt-neuf ans, il a déjà élaboré les grandes lignes de sa théorie. Mais il la taira pendant vingt ans. Jusqu’à ce qu’il reçoive un manuscrit envoyé de très loin, des îles Moluques, dans l’archipel indonésien, par un jeune explorateur, Alfred Russel Wallace. « Je n’ai jamais vu de coïncidence plus saisissante », écrit plus tard Darwin. Le manuscrit de Wallace expose « exactement ma propre théorie ». En moins de dix-huit mois, il rédige et publie De l’origine des espèces. Le livre cause un profond bouleversement. Et pourtant, l’élaboration indépendante par Darwin et Wallace, à vingt ans d’intervalle, de la même théorie suggère qu’elle était prête à être pensée. Comme La Lettre volée d’Edgar Poe, elle était à la fois en évidence et invisible. « Il y a de la grandeur dans cette vision de la vie » écrira Darwin. Mais cette « grandeur » a la dimension d’une tragédie, d’une hécatombe permanente. Dans ses carnets secrets, le jeune Darwin a dessiné « l’arbre de vie », qui représente la généalogie commune à l’ensemble des êtres vivants. Mais il ne s’agit pas vraiment d’un arbre. « L’arbre de vie devrait peut-être être nommé le corail de la vie, écrit-il [parce que la] base des branches [est] morte. » Parce que les espèces vivantes ont émergé d’espèces aujourd’hui disparues. C’est cette disparition permanente des ancêtres, des « formes intermédiaires’, qui a créé les discontinuités entre les espèces permettant paradoxalement aux naturalistes fixistes de les classer comme des entités stables en fonction de leur ressemblances et différences. Mais les espèces, propose Darwin, ne sont que des états transitoires, un temps stabilisé, de la succession permanente des métamorphoses qui rythment la généalogie du vivant depuis ses origines. « Toute vraie classification est généalogique », écrit-il, et « la communauté de descendance est le lien caché [entre les espèces] que les naturalistes ont cherché sans le savoir, et non pas quelque plan inconnu de création ». Et ce « lien caché’, qui révèlera que les oiseaux sont les descendants des dinosaures, et que nous sommes des parents des poissons et des arbres, des papillons et des fleurs, transformera le passé en une succession de mondes radicalement différents du nôtre, et à jamais disparus, que nous ne pouvons que tenter de reconstruire à partir de ce qui en reste : les rares fossiles, et les liens de parenté entre les survivants qui nous entourent, que les avancées de la biologie nous permettent d’explorer de manière toujours plus riche. A. W. L. : Quel est le rôle de l’environnement dans la pensée de Darwin et de Wallace, lorsqu’ils exposent les trois principes fondamentaux et les lois qui en découlent ? J.-C. A. : Rappelons-les. Il y a d’abord le principe de l’hérédité, qui rend compte des petites variations héréditaires à chaque génération – et dont résulte la « descendance avec modification ». De ces trois principes découlent deux lois. La première est la loi de la « sélection naturelle ». Pour Wallace, cette loi – à laquelle il avait donné le nom de « principe général dans la nature » – est le moteur exclusif de l’évolution du vivant. Mais pour Darwin, il y a deux formes de « sélection » à l’œuvre dans l’évolution du vivant : la « sélection naturelle, qui découle de la « lutte pour l’existence » ; et, dans les espèces sexuées, la « sélection sexuelle », qui découle de la lutte des mâles pour conquérir une partenaire, ou de la compétition entre les mâles pour être choisis par une partenaire. Les variations qui ont eu pour effet de permettre la survie jusqu’à l’âge de la reproduction traduisent une adaptation relative aux différentes composantes de l’environnement extérieur. Les variations qui ont eu pour effet de permettre la reproduction traduisent une adaptation relative à une composante très particulière de l’environnement : les compétiteurs et les partenaires sexuels à l’intérieur de la même espèce. Ces deux types de variations, dit Darwin, peuvent avoir des effets complémentaires. Ou indépendants. Mais aussi contradictoires : la couleur éclatante du plumage ou des ornements d’un oiseau, qui lui permet de séduire, peut en faire une cible facile pour ses prédateurs… Si Darwin et Wallace sont tous deux convaincus que les modifications de l’environnement extérieur jouent un rôle essentiel dans l’évolution du vivant, ils n’ont pas la même conception quant aux effets de ces modifications. Dans ce domaine, pendant plus d’un siècle, ceux qui se diront les héritiers de Darwin seront en fait les stricts héritiers non pas de Darwin, mais de Wallace. Comme Wallace, ils considèreront qu’il y a une indépendance radicale entre l’intérieur (d’un organisme) et l’extérieur (son environnement). La variation de l’hérédité – la génération de diversité génétique – opère, diront-ils, à l’intérieur des organismes, indépendamment des variations de l’environnement extérieur. L’environnement extérieur opère comme un simple filtre, triant parmi les descendants, ceux dont les gènes leur permettaient, par hasard, dans cet environnement, de survivre et de se reproduire. Mais l’ouverture d’esprit de Darwin quant aux effets possibles de l’environnement sur l’hérédité allait se révéler plus conforme à la réalité que la vision rigide de la plupart de ceux qui se présentaient comme ses plus fidèles héritiers et défenseurs. Et le développement, à la fin du XXe siècle, de l’épigénétique – l’étude des effets de l’environnement sur la manière dont les cellules et les corps utilisent leurs gènes, et le caractère héritable, à travers les générations, de certaines des conséquences de ces modalités d’utilisation des gènes – constituera une réhabilitation des idées de Darwin, sous une forme nouvelle qu’il ne pouvait imaginer. A. W. L. : Vous écrivez dans votre livre : « Ces différents battements du rythme du changement dans des espèces vivantes qui se côtoient sans cesse, ces différents battements du rythme d’émergence de la nouveauté exercent en permanence une pression sur l’adaptation, la survie, la mort et la reproduction des organismes » (p. 275-276). Les rythmes des transformations du vivant sont-ils de véritables acteurs pour penser la splendeur et la diversité de la vie ? J.-C. A. : Cette phrase rappelle l’idée suivante : les êtres vivants sont, en permanence, des acteurs dans les changements de leur environnement. Non seulement parce qu’ils le modifient en permanence. Mais parce que leur évolution constitue, pour les autres êtres vivants qui les entourent, un environnement perpétuellement changeant : l’évolution est, en elle-même, pensaient Darwin et Wallace, un facteur d’amplification de l’évolution. Cette idée sera renforcée, un siècle plus tard, par « la théorie de la Reine Rouge » du paléontologue Leigh van Valen. Dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, la Reine Rouge entraîne Alice dans une course. « Dans notre pays, dit Alice, si l’on courait très vite pendant longtemps, on arriverait généralement ailleurs. » « Un pays bien lent ! répond la Reine. Ici, il faut courir de toute la vitesse de ses jambes pour simplement demeurer là où l’on est. » Pour van Valen, la plupart des nouveautés susceptibles de se propager sont celles qui permettront par hasard à certains individus d’une espèce de continuer à participer, face à des individus d’autres espèces, eux-mêmes changeants, à une course faite d’attaques et de défenses, de fuites et de contre-attaques, dont le seul effet est de leur permettre de « courir de toute la vitesse de leurs jambes pour simplement demeurer là où ils sont », c’est-à-dire survivre et avoir des descendants. Et cette course vertigineuse retisse en permanence le réseau changeant de chaque écosystème. Nous sommes chacun, à notre échelle, un écosystème. Nous sommes une nébuleuse vivante de plusieurs dizaines de milliers de milliards de cellules. Et nous hébergeons dix fois plus de bactéries que nous ne possédons de cellules, et sommes continuellement envahis par des microbes. Leur rythme de générations, leur rythme de variation héréditaire – 30 minutes pour certaines bactéries – est radicalement différent du nôtre – un quart de siècle. À une génération humaine correspondent 400.000 générations bactériennes. Et à notre échelle, 400.000 générations correspondent à une période de 10 millions d’années, la durée qui nous sépare des derniers ancêtres communs que nous partageons avec les chimpanzés et les bonobos. Depuis l’émergence des animaux et des plantes, il y a environ un milliard d’années, dans cette course de plus en plus asymétrique que mènent des organismes à durée de vie de plus en plus longue contre les microbes, deux mécanismes de défense sont apparus. D’abord, une capacité de répondre à ce qui, chez les microbes, change le moins vite, peut le moins se modifier. Puis, plus tard, chez certains animaux, une capacité de répondre à la moindre variation. Et ce sont ces deux systèmes immunitaires, dont nous avons hérité de nos lointains ancêtres, qui nous permettent aujourd’hui de survivre. A. W. L. : La médecine a-t-elle compris tardivement que la lutte contre les microbes ne pouvait être développée que dans le cadre conceptuel de la théorie darwinienne ? J.-C. A. : Elle l’a fait à l’époque de la médecine moderne, alors que la « Course de la Reine Rouge » contre les microbes a été longtemps méconnue dans l’utilisation des antibiotiques : il suffit que quelques bactéries aient, par hasard, la capacité de résister à un antibiotique, pour qu’elles se propagent dans la population humaine. Cette « Course » n’est pas faite que de combats, mais aussi de faux-semblants. « Les individus de chaque espèce dont les couleurs sont les mieux adaptées à les rendre invisibles à leurs ennemis » écrit Darwin, se propageront plus. Il n’y a pas que la course aux « couleurs » qui « rendent invisibles », mais aussi à celles qui s’affichent et trompent, telles que les dessins des yeux de prédateurs sur les ailes d’un papillon… Et l’émergence par hasard, chez un prédateur, d’une capacité à discriminer entre l’illusion et la réalité relance la course ou précipite sa fin. Souvent, la « Course de la Reine Rouge » tisse des réseaux de coadaptations complexes. Les corolles de certaines orchidées ressemblent tant à des guêpes femelles que les guêpes mâles viennent s’y accoupler, les pollinisant ainsi, de fleur en fleur. Pour certaines plantes, l’attaque par des prédateurs qui les dévorent provoque la libération et la diffusion dans l’air de molécules auxquelles répondent d’autres animaux, prédateurs de ces prédateurs, qui protègent ainsi la plante. Il y a d’autres courses encore, que j’ai déjà évoquées, et qui se déroulent au sein d’une même espèce. Course aux armements, qui favorise certains mâles dans leurs combats pour les femelles, ou course aux ornements, qui leur permet d’être choisis par les femelles. Darwin, qui attachait une grande importance à ce processus de « sélection sexuelle’, lui avait attribué un rôle essentiel dans l’émergence chez les animaux de ce qu’il appelait « le sens de la beauté ». Et un rôle essentiel dans l’évolution progressive d’un système nerveux qui faisait naître non seulement les émotions de la séduction sexuelle, mais aussi, écrira-t-il dans La Généalogie de l’Homme, « le sentiment d’amour », « la sympathie », « l’affection parentale », « les instincts sociaux », l’attention à l’autre – « la coopération », les fondements de l’émergence chez l’être humain, du « sens moral ». Cent ans plus tard, Lynn Margulis écrira que « la vie n’a pas conquis la terre par des combats, mais en tissant des réseaux ». Mais elle aborde la notion de coopération à un tout autre niveau, beaucoup plus élémentaire : « la vérité étant plus étrange que la fiction, la biologie a découvert la réalité de l’existence d’êtres vivants formés de combinaisons d’autres êtres vivants ». La survenue d’associations définitives, de symbioses, entre des êtres appartenant à des espèces distinctes, a joué, propose-t-elle, un rôle essentiel dans l’évolution du vivant. Les mitochondries, ces minuscules cellules d’origine bactérienne qui résident dans nos cellules et leur permettent de produire de l’énergie à partir de l’oxygène, sont l’empreinte toujours vivante, en nous, d’une symbiose ancienne : une fusion entre des eubactéries et des archaebactéries, il y a deux milliards d’années, qui donne naissance aux cellules eucaryotes (les cellules à noyau), les ancêtres de toutes les cellules animales et végétales. Les cellules végétales naissent d’un épisode supplémentaire de symbiose : l’incorporation de cyanobactéries, capables de photosynthèse, qui deviendront leurs chloroplastes. Il y aura d’autres variations sur ce thème : certaines cellules animales dérobent leur chloroplaste à des cellules végétales… Et les organismes eucaryotes unicellulaires aujourd’hui dépourvus de mitochondries sont non pas des « fossiles vivants » d’avant la symbiose originelle, mais des cellules qui ont perdu leurs mitochondries après avoir capté dans leur noyau certains de leurs gènes. L’évolution est faite de transformations successives, dont des traces persistent à l’intérieur des êtres vivants. La « théorie symbiotique » de l’évolution a enrichi la théorie de Darwin en la transformant. Pour Darwin, la propagation de la nouveauté ne pouvait se produire que de manière verticale, au rythme de la « descendance avec modification », de parents à descendants au sein d’une même espèce. Mais la nouveauté peut aussi surgir plus rarement et plus brutalement, de manière horizontale, par fusion entre des organismes appartenant à des espèces différentes. Pour Darwin, le « principe de divergence » conduisait les branches du vivant à s’écarter toujours plus les unes des autres. Mais des branches distantes peuvent soudain se rejoindre et se « bouturer » en une branche nouvelle. Pour Darwin, l’évolution du vivant ne pouvait résulter que de l’accumulation graduelle de petites modifications. A. W. L. : Si l’évolution peut aussi résulter de transitions, de sauts, de discontinuités, comment penser ce que l’évolutionniste Stephen Jay Gould appellera durant les années 1970 le « tempo » de l’évolution ? J.-C. A. : Le rythme des métamorphoses du vivant – ce que Gould, en effet, a développé avec Niles Eldredge dans la théorie des « équilibres ponctués » – est fait d’une alternance de longues périodes de successions continuelle de petits changements et de plus rares et brèves périodes de sauts, de transitions correspondant à l’extinctions et à l’émergences d’espèces nouvelles. Et, comme l’avait proposé Wegener au début du XXe siècle, il en est de même du rythme d’évolution de certains phénomènes géologiques : la lente dérive horizontale, continuelle, des plaques continentales et sous-marines qui s’éloignent des failles océanes à la vitesse de quelques centimètres par an a été à l’origine, au bout de dizaines ou de centaines de millions d’années, lorsque les plaques entrent en collision, du surgissement vers le ciel des chaînes de montagne. Dans l’univers vivant, il y a un flux continuel de transferts génétiques horizontaux : des virus et des transposons – des « éléments génétiques mobiles » – capturent des gènes d’une espèce et les insèrent dans l’ADN d’une autre. Puis ils remanient l’ADN, se déplaçant, et déplaçant avec eux des gènes. Ils bougent beaucoup dans l’ADN de certaines plantes, peu dans le nôtre. Mais ils occupent près de la moitié de notre ADN. Et c’est à une défaite rétrospectivement heureuse, il y a environ quatre cents millions d’années, d’un de nos lointains ancêtres contre un transposon que nous devons la présence dans nos corps du système immunitaire complexe qui nous permet de nous défendre contre les microbes. Ainsi s’efface l’illusion que l’origine d’une propriété nouvelle a un rapport direct avec les avantages que pourront en tirer, un jour peut-être, ceux chez lesquels elle est apparue par hasard. La notion même d’identité est devenue floue, changeante, en perpétuelle reconstruction. « Je est un autre », dit Rimbaud. C’est vrai de tous les êtres vivants. Chaque « je », si tous les êtres vivants pouvaient se définir ainsi, est un « nous ». Chaque identité émerge aussi au rythme des fusions successives entre des altérités. J.-C. A. : C’est l’un des domaines où les idées de Darwin ont été longtemps oubliées. « À partir du concept de la descendance avec modifications » écrit Darwin « tous les grands faits concernant la genèse des formes deviennent intelligibles. » Là est « la véritable âme » de l’histoire naturelle. Et il présente les concepts à partir desquels se développera cent ans plus tard, avec l’aide de la génétique, la révolution que l’on nommera « Evo-devo » : l’étude des relations entre le développement des embryons et l’évolution du vivant. L’une des grandes idées de Darwin concerne les « parties répétées plusieurs fois » des embryons – les segments initialement semblables qui donnent naissance aux pattes et aux ailes des insectes, par exemple – qui ont pu varier, au cours du temps, en nombre et en structure. À la fin des années 1970, une « anatomie génétique » commune et jusque-là invisible est découverte dans des espèces animales très différentes. La diversité de formes des insectes, des poissons, des reptiles, des oiseaux et des mammifères a émergé à partir de variations dans la façon d’utiliser quelques familles conservées de gènes, dont les gènes homéoboîtes ou Hox, impliqués dans la construction de l’axe antéro-postérieur du corps. Et le rythme de survenue des variations héréditaires dans la façon dont des embryons utilisent ces familles de gènes durant la construction de leur corps scande une partie du rythme de l’émergence d’espèces nouvelles. A. W. L. : Comment cette capacité apparemment paradoxale de s’autodétruire a-t-elle pu émerger et se propager au cours de l’évolution ? J.-C. A. : Darwin attribuait un rôle essentiel dans l’évolution à la destruction et aux « guerres de la nature », mais ne disait rien de la mort naturelle, qui surgit de l’intérieur. Et il ne savait presque rien de l’univers des cellules. Aujourd’hui, nous avons découvert que la mort cellulaire programmée est profondément ancrée au cœur du vivant, y compris dans des organismes unicellulaires d’origine très ancienne. J’ai proposé que les relations actuelles entre les espèces bactériennes et les parasites (virus et plasmides) qui les colonisent fournissent un exemple de la manière dont des toxines et des antidotes impliqués dans des combats entre prédateurs et proies ont pu être progressivement transformés en exécuteurs et protecteurs de l’autodestruction. Mais je pense que cette longue course incessante de la Reine Rouge, stabilisée par des symbioses, ne représente qu’une variation sur un thème bien plus ancien. Dès l’origine des premières cellules, la capacité de s’autodétruire a pu être l’une des conséquences inéluctables du pouvoir d’auto-organisation qui caractérise la vie. J’ai proposé qu’il n’y a pas de gène de mort, dont le seul effet serait de causer l’autodestruction, mais que les outils moléculaires qui permettent la vie ont chacun, comme Janus, le dieu romain des portes, un double visage, et possèdent depuis l’origine le pouvoir de provoquer l’autodestruction. Nous commençons à percevoir une nouvelle complexité fondée sur l’intrication, au cœur de chaque cellule, des mécanismes qui participent à la vie et à la mort. Et il nous faut essayer d’appréhender jusqu’à quel point, au rythme de cette succession incessante de déconstructions et de reconstructions, un jeu aveugle et de plus en plus complexe avec la mort – avec sa propre fin – a pu contribuer à l’extraordinaire voyage qu’a accompli à ce jour le vivant à travers le temps. A. W. L. : « Sois prudent » (Cuidado), écrit le jeune Darwin dans ses carnets secrets. Comment Darwin percevait-il cette dimension scandaleuse de son travail, dans ses effets et ses conséquences ? « En tentant sincèrement de découvrir la vérité » lui écrira trois ans plus tard, peu après leur mariage, sa femme Emma à qui il s’est confié « tu ne peux avoir tort ». « Mais il y a le risque que l’habitude des entreprises scientifiques, de ne croire en rien tant que ce n’est pas prouvé, n’influence trop ton esprit dans d’autres domaines qui ne peuvent être prouvés de la même façon, et qui sont probablement au-delà de notre compréhension. Il y a un danger d’abandonner la révélation. Tout ce qui te cause souci me cause souci, poursuit-elle, et je serais extrêmement malheureuse si je pensais que nous ne nous appartenons pas l’un à l’autre pour toujours ». Sur cette lettre d’Emma, qu’il a conservée toute sa vie, écrits de sa main, sans date, ces mots, que l’on découvrira après sa disparition : « Quand je serai mort, sache que bien souvent, j’ai embrassé et pleuré sur ça. C.D. » Quelques années après son mariage, à l’âge de trente-cinq ans, il écrit à un ami être « presque entièrement convaincu que les espèces ne sont pas (c’est comme confesser un meurtre) immuables ». Confesser un meurtre… Le meurtre d’un projet à l’œuvre dans l’univers vivant ? Le meurtre d’une bienveillance divine qui veille sur la nature ? Le meurtre de l’idée d’un fondement divin à la morale humaine ? Lui qui se révoltera contre l’esclavage, le racisme, et les ravages de la colonisation, peut-être pressent-il, par-delà le bouleversement que sa théorie devait produire dans notre vision de la vie, les désastres moraux auxquels conduira, après sa disparition, la tentation d’appliquer aux conduites humaines cette « loi de la nature » qu’il a découverte au cœur de l’évolution aveugle du vivant. Les désastres de l’eugénisme, de la stérilisation forcée de dizaines de milliers de personnes. Et la légitimation, à partir de sa théorie – par ceux qui, en le trahissant, se présenteront comme ses fidèles successeurs – de préjugés et de visions discriminantes et méprisantes anciennes, qui donneront naissance au darwinisme social, au darwinisme racial, sexiste… Tragédies destinées à s’accompagner d’un délire de mesures, de classifications, de hiérarchisations et d’exclusions que Gould nommera, dans un livre déchirant, La Mal-mesure de l’homme. Mais si Darwin est conscient des dangers que fait courir sa théorie en termes moraux, religieux et sociaux, et garde probablement pour cette raison le silence durant vingt ans, il est aussi pleinement conscient du bouleversement radical qu’elle constitue sur un plan strictement scientifique. Darwin a prédit que sa théorie devait provoquer « une révolution considérable dans l’histoire naturelle ». Et il a aussi prédit que cette révolution devait se poursuivre longtemps après la publication de son œuvre. « Dans le futur distant » écrit-il « je vois des champs ouverts pour des recherches beaucoup plus importantes… » Et parmi ces champs de recherche futurs, « [la question de savoir] de quelle manière les capacités mentales se sont développées à l’origine dans les organismes les plus simples est une interrogation aussi vaine que de se demander comment la vie elle-même est apparue à l’origine. Ce sont là des problèmes pour le futur distant, si tant est qu’ils soient jamais résolus par l’homme. » A. W. L. : Mais de grandes questions demeurent : Comment la vie a-t-elle pu – peut-elle – émerger de la matière ? Comment la conscience, les émotions, et l’intersubjectivité ont-elles pu – peuvent-elles – émerger à partir de réseaux de cellules nerveuses ? Et pourraient-elles émerger d’ailleurs que d’un corps ? D’une machine ? J.-C. A. : Près d’un siècle et demi plus tard, ces problèmes sont devenus des sujets de recherche. Aujourd’hui, ce n’est plus l’origine des espèces qui est, pour les chercheurs des sciences du vivant, « ce mystère des mystères » dont parlait le jeune Darwin. C’est l’origine de la vie. Et l’origine des émotions et de la conscience. Et ces « mystères » font aujourd’hui l’objet d’approches expérimentales. La théorie darwinienne n’a pas seulement transformé la biologie. Plus d’un demi-siècle après la mort de Darwin, la physique, qui était demeurée fixiste, découvre soudain que c’est l’univers entier qui est émergence, devenir, métamorphoses. Georges Lemaître transforme l’immobilité des astres en une fuite et une expansion permanente à partir d’une explosion originelle de l’espace et du temps, qu’on appellera le « Big-bang ». La théorie darwinienne s’est diffusée à l’étude de l’évolution des langues, des réseaux de communication, de l’économie, aux stratégies de développement des nouveaux médicaments, et des nouvelles générations de machines et de robots capables d’évoluer et de s’adapter. Elle a aussi profondément transformé notre culture. Et les dérives tragiques auxquelles elle a conduit au siècle dernier ont été à l’origine de la naissance de l’éthique biomédicale moderne. D’une réflexion sur la meilleure façon de mettre les avancées de la connaissance au service de chacun, sans instrumentaliser ni emprisonner des personnes dans ce que l’on croit avoir appris sur elles. Chaque personne est toujours plus que ce qu’on peut en comprendre et en décrire. A. W. L. : Comment l’abandon du recours à l’explication de l’univers par la finalité et l’intentionnalité a-t-il pu conduire aux notions d’invention, de nouveauté et d’adaptation ? La démarche scientifique moderne a (re)découvert, longtemps après les pré-socratiques, après Epicure et Lucrèce, l’extraordinaire source de nouveautés que peut continuellement faire émerger ce que Darwin appelait « le résultat du hasard aveugle et de la nécessité », la conjugaison de la contingence et des contraintes – des relations de causalité, auxquelles nous donnons le nom de « lois de la nature ». À mesure qu’augmente notre pouvoir de comprendre et de manipuler la nature, augmente aussi notre responsabilité. Et il nous faut inventer notre avenir en retissant les liens qui fondent notre commune humanité. Dans le respect de la liberté, de la dignité et de la vulnérabilité de tous ceux qui nous entourent, et de ceux qui nous survivront.
|
---|