Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
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N°14-Darwin entre ombre et lumière
par
Édition en cours des Œuvres complètes de Darwin traduites en français, sous la direction de Patrick Tort aux éditions du Seuil Charles Darwin, Autobiographie, Paris, Seuil, 2008 Charles Darwin, Origines. Lettres choisies 1828-1869, Paris, Bayard, 2009 Thomas Lepeltier, Darwin hérétique, L’éternel retour au créationnisme, Paris, Seuil, 2007 Jean-Claude Ameisen, Dans la lumières et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde, Fayard/Seuil, 2008 Marylin Coquidé, Stéphane Tirard, L’Évolution du vivant. Un enseignement à risques ?, Paris, Vuibert, 2008 Thierry Hoquet, Darwin contre Darwin, Paris, Seuil, 2008 Luc Perino, Darwin viendra-t-il ?, Le Pommier, 2008 André Pichot, Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin, Paris, Flammarion, 2008 Patrick Tort, L’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Seuil, 2008 Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin. Premiers modèles évolutionnistes et tradition de l’histoire naturelle, Les presses du réel, 2009 L’abondance des publications de langue française consacrées à Darwin et aux devenirs multiples de son œuvre était prévisible et c’est loin d’être une mauvaise chose, même si cette profusion d’inégal intérêt est difficilement comparable aux publications anglophones où « l’industrie » éditoriale darwinienne ne faiblit jamais [1] . L’entrecroisement des dates commémoratives en est le prétexte bienvenu : bicentenaire de la naissance de Darwin en 1809, cent cinquantième anniversaire de la première édition de L’origine des espèces. A quoi il faut ajouter, par un effet de superposition dont le hasard objectif n’est pas sans signification, le bicentenaire, plus discrètement inscrit dans les mémoires, de la publication de la Philosophie zoologique de Lamarck en 1809. Tout cela donne en France une configuration un peu particulière où les nombreuses publications qui ponctuent ces commémorations restent marquées par le poids d’histoires entremêlées et d’héritages d’idées parfois obscurément conflictuels : la réception des livres de Darwin — et de ce qui est compris sous le terme générique de « darwinisme » — est inévitablement passée par une série de filtres dont celui, encore sensible, du « lamarckisme » et des diverses conceptions possibles d’une « transmutation » des formes vivantes à laquelle Darwin a incontestablement donné une configuration décisive que le terme « d’évolution » est venu signifier dans le langage et les perceptions communes. Il faut d’emblée souligner les équivoques inévitables et structurelles de ce terme signifiant un processus de développement qui ne peut que se perfectionner dans le temps par un effet de progression et d’amélioration ; c’est bien l’une des raisons pour lesquelles Darwin ne s’en était lui-même servi qu’avec réticence et sous la pression envahissante des thèses d’Herbert Spencer avec qui on continue trop souvent de le confondre, malgré les nombreux travaux aujourd’hui disponibles pour un large public, notamment ceux de Patrick Tort. Ce dernier est le maître d’œuvre d’une édition en cours des œuvres complètes de Darwin dans de nouvelles traductions, dont celle très attendue de L’Origine des espèces, et d’un Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution (PUF, 3 volumes, 1997) qui est une source informative de référence en langue française. On évoquera plus loin son dernier livre, L’effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation (Seuil, 2008) qui regroupe des thèses déjà défendues de longue date concernant la présence implicite, dans la pensée de Darwin de ce que P. Tort nomme « l’effet réversif de l’évolution », c’est-à-dire un processus naturel de sélection des « instincts sociaux » qui viendrait inverser, notamment dans l’espèce humaine, la logique naturelle d’une élimination des « plus faibles ». Ce livre de synthèse didactique en défense de la pensée darwinienne s’inscrit expressément dans un contexte polémique plus spécifiquement français ; mais il traverse plus largement des questions toujours débattues concernant l’importance des idées de Darwin et leur impact sur les disciplines biologiques aux XIe et XXe siècles. Entre renouveau des thèses créationnistes et discussions toujours vivaces sur l’importance des travaux de Darwin ainsi que sur sa place dans l’histoire de la biologie ou des « sciences naturelles », plusieurs horizons de réception s’entrecroisent dont il faut restituer les grandes lignes, quitte à évoquer d’abord des choses aujourd’hui bien identifiées — du moins pour qui cherche à s’informer. Le contexte de ces commémorations autour de Darwin et de ses diverses postérités est donc à cerner plus précisément si l’on veut faire un tour d’horizon, forcément partiel, des publications en langue française. L’éternel retour du créationnisme En premier lieu, et pour reprendre le sous-titre d’un livre récent de Thomas Lepeltier, Darwin hérétique (Seuil, 2007), il faut bien constater en effet « l’éternel retour du créationnisme », c’est-à-dire la réitération d’une contestation frontale, d’un rejet actif et offensif des hypothèses évolutionnistes identifiées au darwinisme ou plus exactement au « néo-darwinisme ». On sait qu’une telle confrontation est aujourd’hui relayée à un autre niveau par les thèses développées autour de l’« Intelligent design », notion plus présentable ou plus sophistiquée, qui propose une version singulière d’évolutionnisme non-darwinien ou anti-darwinien — et dont l’écho médiatique récurrent est assez perceptible, à défaut d’avoir gagné les discussions proprement scientifiques concernant les modèles ou modélisations évolutionnistes. Cette nouvelle offensive plus singulière n’est cependant que l’un des aspects d’une confrontation globale de nature politico-religieuse sinon théologique avec les théories qui s’inscrivent dans le cadre général de ce qu’on nomme la « nouvelle synthèse » évolutionniste issue de l’héritage darwinien et des premiers développements de la génétique. Le renouveau créationniste, que l’on regroupe sous le terme générique de courants « fondamentalistes », prend des formes variées ; il provient depuis quelques décennies d’horizons divers, qui proclament tous la vérité littérale d’un texte sacré à propos de la création simultanée par un dieu des espèces vivantes et de l’homme — ce qui exclut donc toute vision évolutionniste des formes vivantes. On a récemment évoqué, en France et dans plusieurs pays européens, une offensive éditoriale de grande ampleur en provenance de certains milieux islamiques reprenant à leur compte, dans un luxueux Atlas de la création largement diffusé, de vieux schémas de provenance chrétienne déniant aux thèses évolutionnistes toute pertinence factuelle et leur contestant droit de cité comme enseignement reconnu [2] . Il y a là un contexte nouveau à défaut d’être surprenant : jusqu’à assez récemment en effet, la version la plus offensive de ce « créationnisme » renouvelé venait pour l’essentiel de milieux fondamentalistes protestants aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones, comme de nombreux ouvrages ont pu en faire l’analyse historique et politique détaillée : pour ne prendre que quelques exemples notables, celui de Dominique Lecourt, récemment réédité, L’Amérique entre la Bible et Darwin (PUF, collection « Quadrige »), et celui de Stephen Jay Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit » (Seuil, 2000), dont le sous-titre optimiste mais dubitatif dit assez bien l’enjeu problématique : Science et religion : enfin la paix ? Que Darwin ait été le premier à souffrir de cette absence de paix, sinon de cette guerre ouverte entre deux régimes de vérité totalement hétérogènes, chacun le sait pour peu qu’on prenne la peine de lire l’une des nombreuses et excellentes biographies informées sur son parcours intellectuel et personnel, ou sur ce qui en est dit par Darwin lui-même dans son Autobiographie dont les premières versions publiées après sa mort ont coupé les passages jugés les plus embarrassants aux yeux de la femme très pieuse et en même temps très aimante que fut Emma Darwin. Parmi les publications qui ponctuent cette année commémorative, on pourra donc utilement se rattraper, si besoin est, en parcourant l’édition « intégrale » de cette Autobiographie (Seuil, 2008), avec quelques compléments et précisions historiques éclairantes sur les raisons des « pudeurs » et coupures diverses effectuées par les héritiers de Darwin lors de la publication initiale du texte. Toutes ces coupures ne concernaient pas la seule question de la confrontation entre science et religion — et en un sens les formules mêmes de Darwin dans ses livres publiés ont plutôt cherché à en gommer autant que possible les contours conflictuels ; mais il reste incontestable que lui-même n’a pu en éluder la dimension la plus évidente et la plus difficile à exprimer sinon à affronter pour son propre travail, comme en témoignent de nombreux passages de cette Autobiographie concernant le chapitre des « convictions religieuses », et aussi une part de sa correspondance, notamment celle qu’on peut lire en français dans une récente édition : Origines. Lettres choisies, 1828-1859 (Bayard, 2009), recueil choisi de lettres écrites à ses amis et correspondants scientifiques dans le long processus de gestation intellectuelle qui a abouti à la publication de L’Origine des espèces. En proposant une sorte de traité de « non empiètement des magistères » — terme qui désigne des domaines supposés de compétence reconnue, Stephen Jay Gould cherchait encore et malgré tout cette improbable voire impossible pacification entre science et religion : « Je ne vois pas comment l’on pourrait unifier ou simplement synthétiser science et religion en un projet commun d’explication et d’analyse ; mais je ne comprends pas non plus pourquoi ces deux entreprises devraient se trouver en conflit. La science s’efforce de rendre compte des faits du monde naturel et de construire des théories pour les expliquer. La religion, quant à elle, s’occupe d’un domaine non moins important mais totalement différent, celui de nos buts, options et valeurs — questions que le point de vue scientifique peut sans doute éclairer, mais en aucun cas résoudre. » (Et Dieu dit : « Que Darwin soit », p. 18). On pourrait faire un certain nombre d’objections à cette position qui semble refuser d’affronter la question même de l’hétérogénéité forcément conflictuelle des régimes de vérité, et qui accorde par ailleurs un peu vite une sorte de monopole du « magistère moral » à la « religion », comme si la séparation classique sinon indiscutable entre « faits » et « valeurs », entre connaissance de ce qui est et détermination de ce qui doit être, recoupait purement et simplement le partage des rôles, supposé consensuel sinon harmonieux, entre deux domaines de compétence identifiés et reconnus. Et pourtant, au delà de cette vision très académique à tous les sens du terme, les analyses de Stephen Jay Gould permettent de reconsidérer un certain nombre d’épisodes de « l’épopée » darwinienne et de la bataille pour une « science émancipée » avec un recul critique bienvenu, notamment cet épisode célèbre de 1925 aux États-Unis, passé à la postérité sous la dénomination imagée de « procès du singe ». Gould donne de cet épisode un éclairage politique et juridique très intéressant, plus complexe que ne le dit une certaine légende « progressiste » relayée par une pièce de théâtre, Inherit The Wind, dont Stanley Kramer réalisera en 1962 une adaptation cinématographique fameuse. On peut considérer que cette position de compromis entre des « magistères » clairement délimités et reconnus reflète assez bien un contexte plus spécifique qui reste celui États-Unis et plus largement des pays anglophones, où l’affrontement radical de ces « magistères » n’a jamais été dominant, y compris à l’époque même de Darwin où tout un courant théologique pouvait sans grande difficulté accepter et « absorber » une certaine conception évolutionniste du vivant — même si ce n’était pas celle exposée par Darwin lui-même. De quelques « origines » des théories raciales On a déjà dit combien cette perception d’une guerre ouverte entre science et religion ne rendait pas justice à la simple vérité factuelle du travail et de l’attitude de Darwin, mais renvoyait bien davantage aux affrontements ultérieurs auxquels ses livres, notamment L’Origine des espèces, ont d’emblée donné lieu. Certains croient donc utile et même salutaire de pourfendre une sorte de « légende dorée » darwinienne qui se serait installée au fil du temps et qui viendrait recouvrir une réalité historique nettement moins épique ; ce qui conduit notamment à contester à L’Origine des espèces et même à l’ensemble des travaux de Darwin la dimension d’ébranlement ou de bouleversement qu’on leur prête ordinairement. C’est le cas d’André Pichot, historien des sciences de la vie qui, dans son dernier livre,. Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin (Flammarion, 2008), nous fait entrer dans la deuxième configuration de débats et d’affrontements qu’on évoquait en amorçant ce petit périple en « darwinie ». Car de manière beaucoup plus substantielle, quoique moins audible pour un large public, Darwin reste le nom d’un affrontement à la fois épistémologique et idéologique d’une nature différente mais non moins vif que celui précédemment évoqué (même si les recoupements entre ces enjeux différenciées ne manquent évidemment pas). Dans un diptyque qui semble d’ailleurs appeler d’autres volets ultérieurs, le sous-titre titre du livre d’André Pichot fait écho à celui d’un livre précédent : La Société pure. De Darwin à Hitler (Flammarion, 2002). Le nom même de Darwin semble donc être le pivot, sinon l’objet principal, d’une immense fresque d’histoire des idées dans le domaine du vivant à laquelle cet auteur s’est attelé de longue date et qui s’est progressivement centrée sur des formes de typologie biologiques et raciales forgées depuis le XVIIe siècle dans la tradition occidentale, et sur l’histoire plus spécifique des conceptions eugénistes du XIXe et du XXe siècles. Pour qui aurait suivi les éléments successifs de ce travail, l’effet de lecture produit par le dernier livre d’André Pichot est du même ordre que celui de certains de ses livres précédents : on éprouve un sentiment d’extrême ambivalence dont il n’est pas facile de rendre compte de manière condensée mais qui perdure, quels que soient les mérites incontestables de ce travail en termes d’apports historiques. On en apprend beaucoup sur des auteurs parfois secondaires et sur des idées aujourd’hui considérées comme monstrueuses, parfois criminelles, à propos de l’unité ou non de l’espèce humaine et de ses modes de classification ou de hiérarchisation en « variétés » ou « races ». Dans la première partie du livre, André Pichot insiste notamment sur les thèses volontiers développées à partir au XVIIe siècle soutenant le « polygénisme », c’est-à-dire l’existence d’une pluralité de « lignées » humaines d’emblée différenciées. Une relecture interprétative étrange de quelques passages de la Genèse portait certains auteurs à soutenir qu’il y avait eu des hommes créés avant Adam, des « préadamites » dont la descendance se serait répandue parallèlement à d’autres « lignées » humaines. De ces thèses assez bien connues et de ces interprétations « hétérodoxes » de quelques passages bibliques, minoritaires et souvent combattues, André Pichot propose une mise en perspective qui montre de manière éclairante comment elles peuvent être mobilisées pour accentuer les différenciations inter-humaines qui permettent toutes les représentations dévalorisantes et toutes les justifications hiérarchiques possibles s’inscrivant dans des contextes de domination et d’asservissement, du fait même que certaines « variétés » ou « races » d’hommes sont alors « zoologiquement » rapprochées de formes animales comme celles des singes. Plus problématique apparaît en revanche la multiplication des incises, notes interminables et souvent intrinsèquement très intéressantes en termes d’information historique, mais mal connectées au fil principal de l’argumentation, ou qui se mêlent trop souvent à un discours vindicatif cherchant à tout prix à démasquer les « impostures » idéologiques des naturalistes et biologistes les plus célèbres, et empruntant trop volontiers la posture du justicier qui croit venir rétablir les déplaisantes vérités enfin sorties de l’oubli et du refoulement où on voulait les tenir. D’un côté, on trouve donc déployé dans ce livre un immense savoir historique qui fait surgir des textes oubliés, ignorés ou refoulés dans les mises en perspectives historiques les plus ordinairement connues et relayées de la biologie moderne — celles qui préfèrent ne pas affronter un héritage de mots et d’idées difficiles à assumer. Mais comme pour ses travaux antérieurs sur les mêmes sujets, on reste pour le moins perplexe devant la désinvolture méthodologique et conceptuelle avec laquelle certains schémas interprétatifs se mettent en place pour intégrer cette masse d’analyses historiques dans un cadre supposé les rendre pleinement intelligibles — cadre qui prend souvent l’allure, pour André Pichot, de la dénonciation d’une vaste intoxication d’idées dont il voudrait nous défaire une fois pour toutes en rappelant les linéaments d’un lourd passé qui semble avoir été délibérément enfoui. D’où parfois une grande gêne, voire une franche irritation devant des modes d’argumentation sommaires, des jugements expéditifs et des constructions conceptuelles approximatives qui, dans la continuité de ses livres antérieurs, semblent disqualifier l’essentiel des notions de la génétique du fait de leur provenance eugéniste dont Darwin et les formes diverses de darwinismes seraient, aux yeux d’André Pichot, les premiers responsables. Certaines analyses forcent les choses de manière insistante, voire franchement douteuse, en suggérant notamment que nombre de représentations issues du judaïsme traditionnel rendent légitimes par avance les logiques de séparation et d’exclusion qui débouchent sur les formes les plus radicales de discrimination inter-humaine, y compris celles qui se retourneront ultérieurement, au XIXe et au XIXe siècles, contre les populations juives elles-mêmes. D’autres lectures très critiques du livre d’André Pichot ont davantage insisté sur ce point qui provoque un réel malaise lié au peu de rigueur argumentative déployé, sans qu’on puisse nier par ailleurs le fait qu’un certain nombre d’auteurs juifs, notamment au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, ont tenu des propos et développé des analyses aussi racialistes et eugénistes que d’autres auteurs plus volontiers connus et cités. Le sous-titre discutable du livre, De la Bible à Darwin, en est un indice assez révélateur : de fait, il ne s’agit pas de restituer un fil continu des discours sur les races humaines qui irait de l’une, la Bible, à l’autre, l’œuvre de Darwin et ses prolongements divers — tâche qui relèverait d’un chantier autrement titanesque. André Pichot s’en tient — ce qui est déjà en soi un travail historique considérable — à des analyses plus délimitées et consistantes sur ce que produisent ces interprétations qui s’appuient sur le texte biblique pour construire un certain nombre de « romans anthropologiques » sur les origines et le développement de ces « variétés » d’hommes qu’on cherche à tout prix à différencier. Dans cette perspective, les différentes conceptions évolutionnistes et héréditaristes issues des thèses de Darwin ont puissamment nourri, selon André Pichot, un imaginaire idéologique et politique de nature eugéniste où les meilleures « lignées » humaines étaient supposées devoir reprendre l’ascendant sur les « moins bonnes », quelles que soient les justifications raciales spécifiques qui ont pu en être données en termes plus expressément politiques. C’est sur ce point qu’on va s’arrêter un peu plus attentivement puisqu’il concerne plus expressément le sort fait à Darwin dans cet enchâssement historique. Sur ce terrain qui n’épuise pas le matériau d’ensemble du livre, le moins convainquant des analyses d’André Pichot réside dans ce qui apparaît précisément comme un parti pris assumé et réitéré de longue date concernant la nature et la portée fondamentalement idéologique des idées de Darwin et de ses divers épigones (qu’André Pichot distingue de manière assez curieuse entre darwinistes anglo-saxons et darwinistes allemands, les uns plus idéologues, les autres plus sensibles à une certaine conceptualisation scientifique, mais tous deux marqués par un discours eugéniste qui imprègne les notions essentielles de la génétique naissante). Ce parti pris interprétatif court tout au long de la deuxième partie du livre et on peut en trouver une formulation ramassée dans le passage suivant : « L’idée de sélection était donc déjà plus ou moins « dans l’air du temps” » et, si elle fit le succès de Darwin, c’est que, contrairement aux versions antérieures (…), elle est arrivée au bon moment. En effet, son succès a surtout été idéologique : la seconde moitié du XIXe siècle voit le triomphe du libéralisme économique, et Darwin apporte à celui-ci un argument de poids en lui donnant un fondement naturel. Loin de choquer, il participe ainsi aux idées de son temps, auxquelles il donne une sorte de caution scientifique » (Aux origines des théories raciales, chap. 8, p. 167). Par ailleurs, André Pichot soutient à l’égard de Darwin un curieux discours dont la bonne foi sinon la cohérence est loin d’être aveuglante : d’un côté il présente la théorie de l’évolution comme n’ayant rien de vraiment nouveau en 1859 car déjà acclimatée par les idées « transformistes » de Lamarck et de quelques autres — ce qui destitue à ses yeux la dimension prétendument « révolutionnaire » de L’Origine des espèces ; de l’autre il estime que les thèses de Darwin n’ont pas eu de portée notable dans les domaines les plus importants de la biologie de l’époque où l’héritage naturaliste n’occupait pas une place centrale. On ne peut alors vraiment comprendre pourquoi la « légende » darwinienne a pu réussir à faire croire à son importance dans ces domaines, sinon par un effet rétroactif de propagande auquel les versions dominantes en histoire des sciences du vivant continueraient, selon André Pichot, de se laisser prendre. Ombres et lumières darwiniennes En terme d’analyse historique et de mise en perspective — et si l’on excepte les critiques plus graves évoquées précédemment —, les analyses consacrées à Darwin sont donc parmi les chapitres les plus faibles du livre : non par la reprise d’éléments historiques assez bien connus aujourd’hui pour qui s’est un peu penché sur ces questions, mais par la réitération d’une conception très étroite du travail de Darwin ramené à une sorte de compilation naturaliste érudite de données déjà disponibles ailleurs et que Darwin se serait contenté de collecter plus systématiquement. Un tel jugement dépréciatif n’a rien d’iconoclaste, quoiqu’en dise André Pichot qui se présente volontiers, et parfois à juste titre, comme venant bousculer certains conformismes épistémologiques et certaines amnésies ou refoulements concernant l’histoire des idées en biologie. C’est Darwin lui-même qui en donne une version originaire dans un passage de son Autobiographie, à l’occasion de la présentation publique conjointe de ses thèses et de celles de Wallace en 1858, un peu avant la publication de L’Origine des espèces : « Nos productions conjointes n’attirèrent que peu d’attention : la seule remarque publique dont je peux me souvenir à leur sujet fut celle du Pr Haughton de Dublin, qui jugea que tout ce qu’elle contenait de nouveau était faux, et que tout ce qui était vrai était déjà connu. Cela montre à quel point il faut expliquer une idée nouvelle avant qu’elle ne suscite l’intérêt du public » (Autobiographie, p. 114). Et, pour peu qu’on lui accorde un minimum de véracité factuelle, la lecture de cette Autobiographie, conjuguée à celle de la correspondance lors des grandes et longues années de gestation de L’Origine des espèces, fait entendre une forme singulière d’inventivité intellectuelle que nombre d’autres lecteurs et commentateurs ont, à l’inverse d’André Pichot, pleinement perçue. Ce qui pose véritablement problème dans la démarche de son livre n’est donc pas seulement un parti pris dépréciatif à l’endroit de Darwin, affirmé de longue date et maintenant ressassé sans plus d’arguments probants ; c’est bien davantage — et de manière plus large car elle ne concerne pas le seul « cas » Darwin — une sorte de ton adopté, une posture de « redresseur » d’erreurs et de falsifications plus ou moins conscientes qui pourraient être analysées, décortiquées et réinscrites dans l’histoire des idées selon un tout autre mode d’argumentation qui n’en atténuerait pas pour autant la dimension « délirante » voire abjecte. Plus encore qu’un « ton », ce qui suscite le malaise dans le livre d’André Pichot, c’est une tournure d’esprit d’autant plus difficile à identifier dans ses effets qu’elle mélange une très grande érudition historique, gage d’un parcours qui en apprend beaucoup sur les constructions conceptuelles et idéologiques de notions comme celle « d’hérédité », et une forme d’argumentation parfois très sommaire qui vient annuler une bonne partie de l’apport historique et conceptuel ainsi offert à la réflexion. D’autres auteurs arrivent à reconnaître et analyser posément les aspects plus embarrassants ou embarrassés de certains propos de Darwin concernant les mécanismes de dégénérescence de l’espèce humaine, sans pour autant réduire ses thèses à une pure dimension idéologique qui aurait trompé les esprits naïfs incapables de flairer l’imposture ou la supercherie construites par ses épigones les plus marquant, notamment en Angleterre et en Allemagne. Parmi ces lectures ouvertes ou moins immédiatement refermées sur une construction argumentative très négligente à l’égard des textes mêmes de Darwin dans leurs tours et détours, on peut citer ici deux livres qui apparaissent comme les plus stimulants en terme de parcours critique : celui de Thierry Hoquet, Darwin contre Darwin (Seuil, 2008), centré sur une lecture très serrée de la version initiale de L’Origine des espèces dont il s’agit de suivre « l’argument » central mais aussi de percevoir les lignes de tension, les formation de compromis et les équivoques inévitables, sources d’interprétations divergentes [3] ; et le livre de Jean-Claude Ameisen, Dans la lumières et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde (Fayard/Seuil, 2008) [4] , qui comporte notamment un chapitre attentif à ce qu’on peut nommer de manière approximative un « penchant » eugéniste chez Darwin, même si l’on sait qu’il ne partageait pas pour autant les conceptions radicales de son cousin Francis Galton, inventeur du terme « eugenics » et l’un des partisans les plus affirmés de la thèse héréditariste et racialiste des facultés humaines, intellectuelles et physiques. Dans ce chapitre consacré à cet aspect de la pensée de Darwin et intitulé « Il nous faut comprendre une fois pour toutes … », Jean-Claude Ameisen ne cherche pas à gommer certains des propos les plus embarrassants et embarrassés de Darwin, notamment dans le livre sur La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe où, longtemps après la publication de L’Origine des espèces, il se décida à parler de l’espèce humaine en tant que telle et à l’inscrire dans le grand schéma évolutif. Tout en rappelant le rejet viscéral de Darwin à l’égard des justifications ordinaires de l’esclavage colonial, de même que son refus des conceptions raciales inégalitaires, Jean-Claude Ameisen restitue attentivement le mouvement contourné d’hésitations et d’affirmations dans ces formulations de Darwin, les resituant dans un environnement intellectuel et idéologique partiellement eugéniste, aujourd’hui difficile à entendre car considéré comme porteur des pires tentations éradicatrices ou « purificatrices » en termes de « lignées » humaines. Et cette reconnaissance des ombres qui peuplent aussi le texte darwinien ne nuit en rien à l’analyse et à la compréhension de l’importance décisive de son travail de naturaliste. Sur ce point, il est donc plus difficile de partager la défense inconditionnelle que, depuis de longues années, Patrick Tort consacre à l’intégrité scientifique mais aussi morale de Darwin supposé ne partager en rien les idées eugénistes et racistes ou racialistes de Francis Galton, ni les thèses philosophiques et sociologiques de Herbert Spencer à l’égard de qui Darwin avoue de fait une réelle méfiance théorique et même personnelle. Ce plaidoyer récurrent en faveur de la cohérence sans faille de la pensée de Darwin est repris dans son livre récent : L’effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation (Seuil, 2008), déjà évoqué en amorce de ce petit périple. Ce livre de synthèse didactique regroupe des thèses défendues de longue date concernant la présence implicite dans la pensée de Darwin de ce que Patrick Tort nomme « l’effet réversif de l’évolution ». Appuyé lui aussi sur un grand savoir historique et conceptuel, ce travail s’inscrit expressément en faux contre toutes les formes de réduction idéologique des thèses de Darwin alignées purement et simplement sur un mélange de malthusianisme et d’apologie de la « sélection des plus aptes ». Mais c’est peut-être aussi la limite de son argumentation en défense de l’intégrité de la pensée darwinienne : en voulant soutenir la cohérence radicale des idées de Darwin dans l’articulation d’une conception scientifique matérialiste et d’une morale conséquente, l’analyse de Patrick Tort souffre d’un parti pris symétrique et inverse de celui d’André Pichot. Mais telle est, à ses yeux, la vertu heuristique de cet hypothétique « effet réversif de l’évolution » qui, du fait même de l’émergence d’instincts sociaux « altruistes » dans l’espèce humaine, refuse précisément l’idéologie de la lutte à mort et de la prééminence des « meilleurs ». C’est cet effet « réversif » que Patrick Tort croit pouvoir déceler en filigrane dans les arguments déployés par Darwin à l’appui des mécanismes de la sélection naturelle, notamment lorsqu’ils viennent démentir l’image d’une lutte impitoyable pour la survie. Vouloir à tout prix dégager une conception purement naturaliste de la morale dont Darwin aurait été le premier conscient mais qu’il n’aurait pas pris la peine d’énoncer en toutes lettre, cela revient à intégrer sans reste l’ensemble des valeurs morales dans une forme de naturalisme sélectif qui aurait alors produit, à l’inverse de ce que prétendaient les eugénistes, une sélection naturelle des « instincts sociaux » de solidarité, d’entraide et de protection des « plus faibles » ou des « moins aptes ». Comme le rappelle Jean-Claude Ameisen au détour d’une analyse qui propose un parcours plus ample, un écrivain et théoricien anarchiste, Kropotkine, avait développé une thèse du même genre dans certains de ses textes qui cherchaient également à inverser cette image du darwinisme trop vite réduit à l’idée d’une lutte sans merci aboutissant à la survie des « plus aptes ». Cette tentative qui vise à arracher Darwin à un contexte idéologique de concurrence exacerbée et d’orientation eugéniste n’emporte pourtant pas la conviction, du fait même de sa trop grande volonté de répondre à tout prix à l’accusation inverse — celle reprise et ressassée notamment par André Pichot —, là où une lecture moins « défensive » ou apologétique permet davantage de saisir en quoi Darwin, quelle qu’ait été sa prudence, ses scrupules et son sens de l’humanité, partageait un certain nombre de représentations idéologiques de son temps, y compris en termes de « dégénérescence » de l’espèce humaine, même s’il ne s’est jamais reconnu dans une doctrine politique comme celle de Galton légitimant l’exigence d’une correction programmée, méthodique et volontariste des effets négatifs qui résultent, pour les meilleures « lignées » humaines, d’un affaiblissement tendanciel des mécanismes de la sélection naturelle. Cette vision eugéniste, à laquelle un certain motif malthusien donne une ampleur idéologique et politique fondée sur des considérations biologiques (même approximatives ou fantasmatiques), nourrit indiscutablement sinon les écrits de Darwin lui-même, du moins une forme de darwinisme qui se fonde sur une compréhension stricte et radicale de l’idée de sélection naturelle posée comme règle intangible de l’émergence des « meilleures » formes de vie. D’où la thèse eugéniste fondamentale dont le paradoxe n’est qu’apparent : retrouver la « loi » et la « logique » de cette sélection naturelle par des moyens humains programmés et résolument mis en pratique de manière incitative ou coercitive. Dans cet imaginaire auquel Darwin n’a pu complètement échapper, il s’agissait bien de corriger la « dégénérescence » tendancielle des « lignées » humaines, autrement dit d’inverser le recul supposé des « vertus” » de la sélection naturelle dans l’espèce humaine, en mettant en œuvre une sélection « dirigée » susceptible d’en retrouver au bout du compte les mécanismes fondamentaux. Rien dans les textes de Darwin ne vient étayer une quelconque approbation de ce genre de programme politique qui a nourri tous les courants eugénistes jusqu’aux années 1950 et qui ne se limite en rien à l’idéologie nazie et à ses pratiques extrêmes d’extermination de masse. Mais on n’en tirera pas pour autant une thèse opposée selon laquelle c’est la sélection naturelle qui aurait spontanément favorisé un processus « réversif » dans lequel l’évolution aurait pris une direction alternative en favorisant les « instincts sociaux » — thèse que Patrick Tort condense dans la métaphore d’une bande de Mœbius où l’on passe sans discontinuité de la surface extérieure à la surface intérieure. Cette ingénieuse construction conceptuelle n’apparaît ici que comme une reconstruction somme toute très logique, comme celle des eugénistes en un sens, mais guère plus convaincante s’il s’agit de l’appuyer sur les textes mêmes de Darwin. Nombre d’autres publications mériteraient attention, notamment un livre de Horst Bredekamp, Les coraux de Darwin (Les Presses du réel, 2009) dont il faut se contenter ici de souligner l’intérêt et l’originalité car on y trouve une analyse critique de l’image aujourd’hui familière de « l’arbre de la vie » à laquelle le jeune Darwin a pu préférer celle des structures du corail. Ce petit périple en « darwinie » n’a donc rien d’exhaustif ; mais aussi partiel et focalisé soit-il sur des questions qui sont l’objet de débats contemporains, il fournit quelques indications et points de repères. Les deux livres les plus stimulants, ceux de Thierry Hoquet et de Jean-Claude Ameisen, ne se ressemblent en rien ni dans la démarche choisie, ni dans les question posées, ni même dans les objections ou critiques respectives qu’on pourrait leur adresser. Chacun pourtant, à sa manière singulière, permet d’aborder la pensée de Darwin dans une optique qui en desserre ou en néglige heureusement les lectures antagonistes aujourd’hui encore trop figées en France, même quant elles sont nourries par un savoir encyclopédique qu’il faut également savoir reconnaître sans pour autant s’y laisser totalement engloutir. Comme le confirment ces deux livres de facture et de propos très différents, l’accès à une lecture renouvelée de Darwin suppose de l’immerger dans des configurations conceptuelles, historiques et même poétiques qui permettent de lui poser de nouvelles questions tout en évitant le reproche d’anachronisme qui n’est jamais très loin. On peut souhaiter que ces deux parcours ouvrent la voie à d’autres travaux, à d’autres cheminements en « darwinie » qui ne cherchent ni l’apologie forcée d’une pensée complexe et parfois trouble ou troublée par ses propres effets, ni la dépréciation rituelle et pour tout dire puérile de cette même pensée.
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