Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°14 - Automne 2009 )
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N°14-Petit périple en « darwinie »
par
Présentation On connaît l’insistance de Freud, réitérée à plusieurs reprises, pour inscrire la pensée de Darwin dans la succession des « blessures » infligées au « narcissisme » de l’esprit humain (cette propension anthropocentrique que Spinoza, dans le célèbre appendice du livre I de l’Ethique, identifiait comme une certaine forme de « délire »). L’une des formulations freudiennes de cette série de blessures vaut la peine d’être rappelée pour ouvrir ce dossier Darwin : « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Charles Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. » (Freud, Introduction à la psychanalyse, chap. 18, « Petite Bibliothèque Payot », p. 266-267). Pour peu qu’on ait lu un certain nombre de ses textes et de ses lettres, on sait que Darwin avait une audace de pensée plus retenue que celle que lui prête Freud et qui correspond davantage à certains de ses partisans plus enthousiastes et plus volontiers offensifs ou iconoclastes, tel Thomas Huxley. Entendons bien ceci : cette réserve, sinon ce retrait, ne se réduit pas à une prudence excessive de Darwin, autrement dit une peur devant ses propres audaces intellectuelles confrontées à des dogmes religieux dont il pouvait directement éprouver l’hostilité déclarée ; elle n’est pas davantage réductible au scrupule par ailleurs très réel de ne pas blesser les convictions les plus ancrées de son épouse, la pieuse Emma Darwin. La retenue darwinienne, si l’on accepte ce terme (« Cuidado » était sa devise), tient à une autre forme de pratique du travail intellectuel qui ne pose pas le tranchant iconoclaste de l’invention comme signe de son indiscutable vérité, même si Darwin ne cherche pas non plus à se dérober à ses effets les plus difficiles à assumer en personne — difficulté dont la lecture toujours intéressante de son Autobiographie, et plus encore de sa correspondance, donne une assez nette et vivante perception. Ce dossier se propose de parcourir certaines publications de langue française suscitées par une actualité commémorative autour de Darwin et des thèses « évolutionnistes » ou « transformistes » comme on disait plus volontiers dans la première moitié du XIXe siècle. La parole a été offerte aux auteurs de deux des livres qui nous apparaissent comme les plus stimulants, d’autant qu’ils suivent des démarches très différentes mais toutes deux marquées par une volonté de lecture ouverte des textes de Darwin, notamment du plus célèbre d’entre eux, L’Origine des espèces. Dans son livre Darwin contre Darwin (Seuil, 2009), Thierry Hoquet, rappelle à juste titre l’importance du titre complet et certains de ses enjeux de lecture, plus difficiles à cerner qu’il n’y paraît : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. L’article du même auteur dans ce dossier propose une version synthétique de son travail et invite à en parcourir attentivement les protocoles de lecture — c’est du moins ce que nous espérons. De son côté, le livre récent de Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde (Fayard, 2008), suit un cheminement où la pensée de Darwin n’est pas scrutée et redéployée à partir d’un resserrement très dense sur le texte de L’Origine des espèces dans sa version initiale de 1859, mais restituée dans un parcours plus ample où les convocations mêlées de la science et de la littérature produisent un tout autre mode de lecture qui a pour seul point commun de ne pas gommer les aspérités, obscurités et ambiguïtés des textes darwiniens, sans parler de la postérité hétérogène et souvent contradictoire des formes historiques de darwinismes, jusqu’à aujourd’hui. L’entretien que Jean-Claude Ameisen a accordé à Aliocha Wald Lasowski ponctue certains des moments essentiels de cette méditation sur l’amplitude des temps et des rythmes du vivant dont le travail de Darwin a ouvert les perspectives. Outre la parole offerte à ces deux auteurs que nous remercions de leur contribution, nous présentons un survol de quelques publications marquantes, sans cacher les réserves et objections que certaines ne peuvent manquer de susciter dans leurs démarches, leurs attendus ou leur “tour d’esprit”. Que Darwin reste aujourd’hui l’enjeu de lectures antagonistes n’est certes pas le signe exclusif de son actualité toujours vivante ; mais c’est à coup sûr la preuve qu’il est un auteur difficile qui résiste à des configuration de pensée trop vite assurées d’elles-mêmes, y compris lorsqu’il s’agit de le défendre à tout prix contre telle ou telle accusation. Mais on ne sera pas surpris de voir se confirmer à quel point les lectures irréconciliables des textes darwiniens s’inscrivent dans des contextes idéologiques toujours aussi chargés, malgré les profonds changements d’époque.
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