Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
articles parus en ligne
Sommaire des
anciens numéros:
N°01
|
N°02
|
N°03
|
N°04
|
N°05
|
N°06
|
N°07
|
N°08
|
N°09
|
N°10
|
N°11
|
N°12
|
N°13
|
N°14
|
N°15
|
N°16
|
N°17
|
N°18
|
N°19
|
N°20
|
|
N°21
|
N°22
|
N°15 - L’ANALYSE SOURCIÈRE
par
LA PORTÉE DE L’OMBRE Depuis quelques décennies, Michèle Montrelay occupe au sein de la mouvance lacanienne, jamais désertée, une place de choix, aussi discrète que fermement tenue. Singularité qui ne tient pas seulement au thème privilégié (bien que non exclusif) de sa réflexion, celui de la féminité [1] , mais aussi à une prise en compte originale du transfert et à un recours inédit à « la sorcière métapsychologique [2] », c’est-à-dire à l’invention d’une mythologie [3] analytique qui lui est propre. Il faut donc se réjouir que l’occasion lui soit donnée par les Éditions des crépuscules de revenir sur les points les plus importants de sa démarche, au fil d’un long entretien et de deux articles marquants, significativement intitulés à l’infinitif, sous le sceau de l’acte – Sentir et Interpréter –, assortis de quelques contributions et témoignages de personnes qui, à des titres divers, lui sont proches. Pour aller droit à l’inflexion singulière de son parcours, relevons d’emblée que si la psychanalyse et la référence à l’inconscient qu’elle implique ne vont pas sans nous soumettre à l’Autre, sans nous rappeler que nous ne sommes pas maîtres dans notre maison, la musique subtile de Michèle Montrelay perce plus loin et en appelle, à même sa pratique rompue aux drames et aux angoisses, à des fulgurations de joie, décisives pour peu qu’elles soient repérées et auxquelles l’analyste fait le crédit de résonner très en amont, jusqu’à l’émotion primordiale qui marque, de son jaillissement, l’implantation du petit humain dans le corps qui le porte : Le mot que je tiens en suspens laisse ma voix résonner dans le silence. Peut-être ira-t-elle se répercuter, très loin en amont, peut-être réactivera-t-elle les traces laissées par le timbre, le rythme, les modulations qui, adressés au tout-petit par un humain qui l’aimait, ont donné à sa jouissance chaotique, inorganisée, un premier sens. Temps où “de l’Autre”, en deçà du langage, lui fut révélé, où son écoute fut soulevée d’une indicible joie. Temps d’“harmonie” (référence musicale démodée, quel dommage !). Je m’adresse à Stella, je lui parle depuis ce sens premier qui fut entendu, reçu avant même qu’elle soit née. Je ne veux pas savoir jusqu’à quel point ceci est advenu. Non, je lui en fais le crédit, je lui suppose la force autant que la joie qui furent ainsi soulevées [4] . Par delà l’aliénation de rigueur, en deçà du saccage ou du plombage ordinaire de l’allégresse [5] , il y a lieu de s’attendre à la surprise, de compter sur la capacité de l’analysant à tressaillir, à éprouver ce « moment aussi bref que fécond » (p. 86) où une émotion le transporte en « harmonie » avec « de l’Autre ». Autrement dit, l’analyse est ponctuée par des instants fugaces d’« une émotion pure », déliée de la lourde confusion des sentiments et de « la croix du transfert » [6] , irradiant la découverte de la joie comme tonalité originaire de l’être humain. Nul doute que cette démarche ne s’inscrive dans le droit fil de l’invention freudienne, requérant de remonter jusqu’à l’origine [7] , à ceci près que celle-ci n’a pas tant trait au dénuement d’un petit être sans recours – hilflos – en proie à l’inévitable « séduction » qu’à la découverte d’une « source » au jaillissement inventif, quand même elle se trouve avoir été incontinent moins tarie qu’obstruée [8] ; à ceci près encore qu’en regard de Freud, trop épris d’un sens saisissable pour ne pas être sourd à la musique , Michèle Montrelay, se rêvant musicienne , spécule, théorise ou imagine sur les harmoniques moins de la parole que de la voix maternelle , sur le ressenti, en deçà de tout sens saisissable, d’émotions pures qui ne trompent pas et dont les traces inscrites « en deçà du langage », à même la chair, ne sauraient donner lieu à remémoration ni à représentation, mais n’en sont pas moins réactivables, précisément à l’occasion de ces sensations ou affects énigmatiques qui surgissent tout à trac, « en quelque sorte hors du sujet », pour peu qu’ils trouvent chez l’analyste quelque résonance [9] . Moyennant quoi, avec l’évocation de cette trace pour ainsi dire « pathique » qui ne transmet ni plus ni moins que l’« émotion pure » et qui, au dire de Proust, « caresse mon âme du souvenir d’un monde évanoui, d’un monde qui, non pas tableau plat comme les tableaux de la mémoire, a toutes les dimensions, les qualités sensibles, est accompagné de mon être d’alors, de ma pensée d’alors, tourne complet, plein, réellement total [10] », nous sommes déjà entrés sur le terrain de la mythologie propre à Michèle Montrelay, celle du fameux « être-deux-dans ». Qu’en est-il, en son sens, de ce « monde évanoui », sinon un monde où « tout se tient », qui ne connaît ni distinction ni séparation ni manque et dont Michèle Montrelay invente avec rigueur la « logique » sous les traits du continu, du radical et du couplage . Le dernier trait importe au plus haut point : sans doute ce modèle met bien le sujet en gestation dans un rapport continuel et radical avec un « Autre primordial » qui « sans cesse » pourvoit à sa vie. Mais autant Freud souligne si bien la disproportion entre l’enfant et l’adulte qu’il ne conçoit ce rapport qu’à travers le scénario de la « séduction » qui met le premier à la merci du second, autant Michèle Montrelay en donne à penser aussi le couplage ou la « bijection [11] », en dessinant un monde flottant, infini et réciproque [12] , attendu que la gravidité ne laisse pas, pour une part, de ramener la femme, selon l’expression frappante de François Perrier, au trou dont elle est venue [13] . À ce compte, l’incidence de la pensée et de la pratique de Michèle Montrelay au sein de la psychanalyse s’avère être au moins triple. D’abord, si l’Inconscient, tel que Freud l’invente, ne connaît pas la contradiction, elle en raffine la composition entre deux registres aussi ajointés que foncièrement hétérogènes : le discret, freudien ou lacanien, « structuré comme un langage » et combinant des représentations ou des signifiants selon les lois du processus primaire, et le continu affectif, flottant, insécable, qui sourd de ce « monde évanoui », « en deçà du langage », où « tout se tient [18] ». C’est dire que l’Inconscient se fait double, le siège d’une tension dynamique et comme frappé au coin de la différence des sexes [19] . Une telle démarche, enfin, ne laisse pas de marquer une avancée sensible sur la question de la sublimation dans son rapport au refoulement, chantier passablement demeuré en friche tant chez Freud que chez Lacan. Sans même tenter d’en esquisser le parcours, notons seulement que Michèle Montrelay dédouble encore la facture de la sublimation entre la cruauté ou la férocité de rigueur dans la création artistique [26] et l’appariement requis par l’invention analytique, qui au reste penche, d’ailleurs, vers le refoulement [27] . Heureuse
|
---|