Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
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N°15 -AVITAL RONELL : French connexion
par
TÉLÉPHONE BOOK. TECHNOLOGIE, SCHIZOPHRÉNIE ET LANGUE ÉLECTRIQUE STUPIDITY ADDICT. FIXIONS ET NARCOTEXTES TEST DRIVE. LA PASSION DE L’ÉPREUVE Depuis 2006, coup sur coup, ont été traduits cinq livres de la philosophe américaine Avital Ronell, dont un recueil d’entretiens [1] . Cet afflux d’une pensée profondément originale et facilement médiatisable (la vie mouvementée d’Avital Ronell, son look, le choix de ses objets incongrus de réflexions, ses liens avec Derrida...) dans un temps resserré impose une présentation à contre-courant, c’est-à-dire diachronique, de son œuvre. La perspective thématique (le travail de deuil, la technologie, Heidegger...) en écraserait la temporalité et donnerait l’illusion d’une fausse accessibilité au lecteur français, qu’on ne peut pas reprocher aux éditeurs d’entretenir. Les livres, dont on présente la traduction ici, ont été écrits entre 1989 et 2005 et n’ont pas été traduits dans l’ordre de leur parution. Notre tâche est donc de resituer cette pensée, dans son époque et au sein de sa propre évolution. C’est à ce prix que l’on s’apercevra qu’elle excède ses contextes d’origine et nous parle des enjeux parmi les plus urgents d’aujourd’hui. La standardiste et la Déconnexion Les enjeux technologiques, politiques, religieux, philosophiques, linguistiques et psychanalytiques que soulevaient ces réflexions sur le téléphone sont encore des plus actuels. S’il n’y a pas de division en chapitres qui les ferait directement apparaître, il y a cependant un courant de pensée, une alternance de connexions et de déconnexions que je voudrais retracer et condenser, tant cela me paraît être le geste philosophique de cet ouvrage, qu’on retrouvera encore dans les suivants. Une connexion principale, liée à Heidegger, innerve toutes les autres. Avital Ronell s’intéresse à la seule mention du téléphone que l’on peut trouver dans l’ensemble considérable de l’œuvre du philosophe allemand : une interview, publiée de manière posthume, accordée au Spiegel dans laquelle il fait remonter son engagement nazi à un appel téléphonique des Sections d’Assaut reçu lorsqu’il était recteur. Le fait que cette mention du téléphone soit la seule, qu’elle se trouve liée à une question si décisive et qu’elle ait l’aura d’une parole posthume conduit à relire toute l’œuvre par ce biais-là. Une « tache aveugle technologique de Heidegger en ce qui concerne le téléphone » (p. 29) est repérée, non parce qu’Heidegger penseur de la technique aurait évoqué beaucoup d’objets sauf le téléphone (on ne peut lui reprocher de ne pas avoir pensé à tout), mais parce que nombre de ses réflexions (notamment le début de « Qu’est-ce qu’une chose ? ») rendent parfaitement compte du phénomène téléphonique en général – à l’exception de celui-là. Avital Ronell avance dans la détermination de cette absence en remarquant que le thème de « l’appel » est fondamental dans Être et Temps, où est développé « l’appel de la conscience » comme modalité existentiale du Dasein, ouvrant sur le questionnement de ce qu’est « l’être-appelé ». C’est là que la standardiste opère une connexion décisive : en faisant remonter son engagement nazi à un appel téléphonique, Heidegger n’en fait-il pas sans doute inconsciemment un événement aussi déterminant que l’appel destinal de l’être l’était pour le Dasein ? L’appel téléphonique, technologique, ne permet-il pas de réinterroger l’appel ontologique ? La conception qu’Heidegger se fait de la technique comme dévoiement du rapport authentique à l’être n’a-t-elle pas été le pivot de son engagement nazi ? De cette connexion principale découlent plusieurs autres connexions. Ainsi, Avital Ronell s’intéresse à un autre endroit de la pensée heideggerienne, le cinquième cours de Qu’appelle-t-on penser ?, qui débute par un exemple tiré de la vie quotidienne pour faire comprendre le sens du verbe « appeler [2] » : « “Attends un peu ! Warte je vais t’apprendre ce qu’on appelle obéir gehorchen]”, pourrait dire de loin / crier [rufen] une mère à son petit garçon qui refuse de rentrer à la maison. Est-ce qu’elle lui promet une définition de l’obéissance ? Non. Ou va-t-elle lui transmettre une leçon ? Pas davantage, si elle est vraiment une mère. Plutôt, elle va lui transmettre ce qu’est l’obéissance. Mieux encore, pour prendre les choses dans l’autre sens : elle l’amènera à obéir. Son succès sera d’autant plus durable qu’elle le grondera moins : il sera d’autant plus facile qu’elle l’amènera plus directement à obéir [je unmittelbarer die Mutter den Sohn ins Hören bringt] non pas simplement à condescendre à écouter, mais à écouter de façon telle qu’il ne peut plus cesser de vouloir le faire » (cité p. 39-40). Là où Heidegger s’intéresse à l’occurrence du verbe « appeler » [rufen] employé par la mère dans sa remontrance (« ce qu’on appelle obéir »), Avital Ronell déplace l’accent sur l’acte de langage effectué par la mère, compris comme une autre modalité de l’appel (la mère appelle son fils pour qu’il rentre), et à son effet perlocutoire, qui métamorphose le fils en répondeur automatique. La philosophe standardiste raccorde alors ce texte de Heidegger, de manière surprenante, au chapitre sur « La solitude essentielle » de L’Espace littéraire dans lequel Blanchot développe une réflexion dense sur l’expérience de la « fascination », en prenant notamment comme exemple l’enfant fasciné par le regard de sa mère. Cette connexion avec la fascination blanchotienne permet de mettre en question la « scène décontaminée de l’appel » (p. 35) élaborée par Heidegger. La connexion n’est plus interne à une même pensée mais connecte des pensées hétérogènes l’une à l’autre. Pour faire obstacle à cette fascination d’un appel qu’on ne peut refuser, la philosophe déclenche une autre connexion hétérogène avec une note de La Carte postale (1980) où Derrida relate une farce qu’on lui aurait jouée : au moment où il dactylographiait, en vue de sa publication prochaine, un passage de ce livre où il critiquait Heidegger, il reçoit un appel téléphonique des États-Unis en PCV. La standardiste (là encore, ce pourrait être une figure à laquelle Avital Ronell s’identifierait volontiers) lui précise qu’il s’agit d’un certain « Martini » ou d’une certaine « Martine Heidegger ». Après un temps de confusion, Derrida refuse l’appel et informe la standardiste qu’il s’agit sûrement d’une « blague ». Mais, il s’est senti obligé d’écrire cette note, comme s’il devait malgré tout payer, fût-ce par un moyen détourné, cet appel. Derrière cette anecdote plaisante, Avital Ronell montre la compréhension profonde de la question du paiement de l’appel, de la possibilité de refuser de le prendre, d’y répondre, voire d’en répondre, sous-tendue par le geste de Derrida et qui manque cruellement aux réflexions heideggeriennes. Elle effectue ensuite une connexion supplémentaire qui fait retour sur la figure de l’appel (lancé par la mère) et trouve l’inversion exacte de cette scène dans les analyses de Freud sur le fort / da : cette fois, c’est la mère qui s’éloigne et l’enfant qui la ramène en ramenant la bobine. Le cordon téléphonique est aussi un cordon ombilical (théologiquement cela se traduit par la naissance de l’enfant Jésus par l’oreille de la Vierge Marie). Est évoqué alors tout ce que Freud a pu penser lui-même en termes d’analogie entre l’inconscient, la situation analytique et la communication téléphonique. Le téléphone ne se réduit donc pas à un simple objet technique si naturalisé par notre usage quotidien qu’il se fond dans le décor et dans notre corps. C’est aussi un objet fantasmatique dormant qui a parfois des sursauts brutaux. On touche alors au deuxième pôle du livre, non plus le téléphone comme technologie, mais comme schizophrénie. La standardiste montre que ces deux approches restent intimement liées en retraçant l’histoire de l’invention du téléphone (1876) et en insistant sur tout ce que l’épistémologie des sciences refuse d’entendre. L’invention du téléphone est liée à deux phénomènes psychiques fondamentaux : la psychose et le travail de deuil. La publicité faite autour de l’invention de Bell a eu un succès retentissant chez les schizophrènes des États-Unis. Watson, l’assistant de Bell, relate notamment la visite d’un homme, qui le dupa un court instant, venu déclarer l’invention déjà périmée, lui-même étant capable d’entendre des voix, sans appareil et sans fil, directement dans son cerveau, qu’il suffirait d’examiner en découpant la calotte crânienne. Une connexion est alors établie avec le psychiatre controversé R. D. Laing et ses ouvrages sur la schizophrénie fondés sur une relecture de l’existentialisme heideggerien... Quant à la question du deuil, elle fait remarquer que Bell avait une mère et une épouse sourdes et que son assistant était un adepte du spiritisme, à la recherche d’un médium pour communiquer avec les esprits. Tout cela est très loin de la figure positiviste du scientifique. L’invention du téléphone est inséparable d’un travail de deuil voué à réparer une incomplétude, qu’elle soit physique ou métaphysique. Cette incomplétude est bien symbolisée par le fait que la communication téléphonique oblige à n’entendre que d’une oreille, phénomène qu’Avital Ronell, dans un magnifique passage, rapproche de la nage en crawl, pour mieux en décrire la phénoménologie paradoxale. Ses réflexions se terminent par deux connexions, toujours liées à la question du deuil, très fécondes par leur écart même. L’invention du téléphone, rendue possible par l’électricité et hantée par le refus de la mort, est connectée au Frankenstein (1818) de Mary Shelley, cadavre composite animé par la foudre, créature née de la démesure d’un savant fou de la mort d’une mère. L’ultime connexion se fait également par une autre invention, réelle celle-ci : le lait condensé de Gail Borden, qui a rendu possible la conserve alimentaire, a été élaboré à la suite du traumatisme national de l’expédition Donner. Les pionniers pris dans les neiges de la Sierra Nevada en 1846 eurent recours au cannibalisme pour survivre, expérience littérale de la mélancolie, de l’incorporation du mort dans la crypte du soi qui bloque tout travail de deuil. L’appareil téléphonique est lui aussi à sa manière une boîte de conserve, une crypte, un vecteur de mélancolie. Ainsi les connexions ronelliennes redonnent-elles du courant à une pensée en voie d’extinction. Lire Avital Ronell produit un effet connectif qui n’apparaît jamais mieux que lorsque, lancée dans une réflexion sur l’autobiographie de Watson qui donne lieu à des esquisses de connexions qu’elle ne peut développer, elle s’adresse ainsi au lecteur : « Il y a plus encore ; Watson est toujours en ligne, je ne fais que le mettre en liaison avec vous. Peut-être souhaitez-vous encore l’entendre. Venez, écoutez » (p. 114). La pharmacie de Homais De l’oreille à la bouche, Avital Ronell, avec Addict (1992), s’intéresse à un nouveau thème incontrôlable et capable de prendre tous les masques (tout objet peut donner lieu à une addiction), qui touche des enjeux aussi considérables que le précédent (le contexte originel et le titre original de ce livre, Crack Wars, qui n’handicapent en rien sa réception par un lecteur français aujourd’hui, font référence à la politique de nettoyage du crack des rues de New York dans les années 1990 et à ses dérives répressives et racistes). La dispositio du livre rejoue avec autant de brio que le précédent les effets performatifs de l’objet traité. Je passe vite sur la reprise de sa lecture de Heidegger : le commentaire dense d’un long passage, reproduit textuellement, extrait du §41 de Être et Temps, « L’être du Dasein comme souci », dans lequel le philosophe allemand tente de séparer le niveau du « souci » du niveau plus superficiel où se manifestent « la volonté et l’envie ou le penchant et l’appétit ». La conséquence de taille de ce commentaire est qu’il se pourrait bien que la drogue ait un fondement ontologique. Ceci est vérifié dans ce qui est la partie majeure du livre, une lecture nouvelle de Madame Bovary (1856). Telle est la question qui déclenche cette relecture : pourquoi l’ascension de Homais est-elle parallèle à la chute d’Emma ? Pour répondre, Avital Ronell ne reconstitue pas le schéma actantiel du roman, mais son économie, au sens littéral du terme, une économie de la drogue et de l’addiction. On peut dénombrer quatre marchés (au sens économique du terme) mis au jour par son analyse, qui sont de plus en plus enfouis et interdépendants. Tout d’abord, le roman relate l’histoire de la ruine progressive du foyer de Charles Bovary sous les opérations financières risquées de sa femme avec Monsieur Lheureux. Ensuite, Emma est elle-même au centre d’un autre marché qui disparaît avec elle et qui pourrait s’apparenter à un trafic de drogues : par exemple, l’eau-de-vie et le café qu’elle fournit à la nourrice de sa fille, son corps lui-même comme drogue dissolvant la vie sociale de Léon, la prothèse qu’elle offre à Hippolyte pour parer aux conséquences désastreuses de l’intervention de son mari... Vient ensuite un marché où Emma représente la demande que se disputent deux concurrents, le pharmacien Homais et le prêtre Bournisien, qui pour être opposés n’en produisent pas moins un même type de marchandise structuré comme une drogue : la religion d’un côté, diverses substances médicamenteuses de l’autre. Ce troisième marché permet à Avital Ronell de démontrer une thèse forte de Nietzsche qu’elle avait citée au tout début de son livre : « Qui contera un jour toute l’histoire des narcotiques ? Elle est presque l’histoire de la “culture”, de notre soi-disant haute culture » (Le Gai savoir, § 86). En effet, Homais représente la drogue légale, institutionnalisée et régulée, donc ancrée dans la société. Surtout, non seulement il a pleinement conscience de cette situation, mais aussi il cherche à l’affermir, comme en témoigne notamment sa diatribe contre l’ivresse à la vue du cocher assoupi et son appel à la dénonciation publique des alcooliques. Loin de prôner l’éradication des drogues, il en souhaite le monopole institutionnel, aussi bien contre Bournisien que contre un simple cocher pris de vin. En allant plus loin, Homais apparaît même comme le personnage qui pose l’équivalence symbolique entre littérature et drogue : dans une des ses disputes avec le prêtre, qui lui dit préférer la musique entre tous les arts, Homais défend au contraire la littérature. Ce débat rejoue dans le roman la condamnation platonicienne de la mimèsis. Tout comme le pharmakon, à la fois remède et poison, dont Derrida a montré l’importance chez Platon, c’est dans la pharmacie de Homais qu’Emma trouve le poison qu’elle ingère. Emma n’est-elle pas, tels les poètes de la cité, elle aussi exclue de la communauté en tant que créature adonnée aux simulacres en tous genres ? C’est là qu’intervient le dernier marché à la racine des trois autres : l’économie libidinale d’Emma elle-même. La ruine financière d’Emma, c’est aussi une ruine psychique. L’idée de la drogue comme ce qui viendrait altérer un sujet originellement pur de tout addiction est déconstruite. En effet, quand son père l’emmène à l’âge de treize ans au couvent, ils mangent dans « des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de Mademoiselle de La Vallière » et la « vielle fille » qui venait travailler au couvent, premier deal, lui passait régulièrement en sous-main des romans. Avec ces quatre marchés de plus en plus profonds, la déconstructrice ne retrouve-t-elle pas en somme les quatre sens (littéral, typologique, allégorique, anagogique) de l’exégèse herméneutique traditionnelle ? Derrida était loin d’être incompétent dans l’exercice herméneutique, comme le montre sa relecture d’un poème de Celan en hommage à Gadamer dans Béliers (2003). Seule une vision étroite oppose absolument herméneutique et déconstruction. Avital Ronell montre avec finesse que le fiacre est le liant entre ces quatre marchés, une sorte de signifiant flottant. Ces quatre sens découverts, on peut maintenant dégager l’interprétation proprement dite qu’elle fait du roman, c’est-à-dire l’étiologie qu’elle propose de tous les symptômes d’addiction d’Emma. Ce serait une incapacité à mener à terme tout travail de deuil. Des morts incorporés en elle se nourrissent de sa vie, la vampirisent, la rendent inapte à l’amour maternel et la masculinisent. On peut dégager une échelle du deuil de ses analyses. En haut, se trouverait Charles. Quand le souvenir de sa première femme défunte se présente inopinément à son esprit, une tasse de café suffit à régler l’affaire. Charles n’a aucun problème de deuil. En revanche, celui qui deviendra son beau-père est dans une situation plus ambiguë. Lorsqu’il tente de consoler Charles à la mort de sa première femme, il fait le récit de l’expérience du deuil de sa propre femme et Flaubert le décrit encore pris entre l’oubli et le maintien de son souvenir. Au plus bas, Emma est celle qui conserve et momifie en elle tout ce qu’elle a perdu : sa mère, son frère, ses amants, ses illusions. La drogue n’est que la nourriture demandée par les morts à Emma. La philosophe observe que les pommes de terre que Lestiboudois fait pousser sur le cimetière du village et qu’il revend ensuite avec profit condensent à leur niveau toutes ces anomalies plus ou moins fortes dans le travail de deuil et les marchés de la mort qu’elles engendrent. Comme en épilogue à son étude, elle finit par un pastiche de « rapport médical » qui se centre sur l’épisode du pied-bot d’Hippolyte et qui émet des hypothèses sur le rapport entre la biographie de Flaubert et son roman. Là encore, on se rapproche d’une herméneutique traditionnelle menée avec efficace. La boîte en bois et les bandages qui enveloppent et encapsulent le pied en cours de gangrène du pauvre hère représentent une crypte de plus. C’est le tendon d’Achille sectionné qui est encrypté, autrement dit le père et le frère de Flaubert qui portent ce même prénom et qui ont tous les deux été chirurgiens de renom à Rouen... Toutes ces analyses dialoguent avec une étude collective, Flaubert and Postmodernism, parue en 1984 aux presses de l’université du Nebraska, réunissant des contributions de V. Brombert, J. Culler, E. Donato, S. Felman, D. Porter et M. Riffaterre. Le va-et-vient entre une lecture marquée par cette réception américaine et post-moderniste du roman et une interprétation qui puise malgré tout à une herméneutique traditionnelle fait que les analyses d’Avital Ronell sont toujours aussi stimulantes aujourd’hui. La « bêtise transcendantale » Dans la perspective diachronique que j’ai adoptée pour présenter l’œuvre de la philosophe, Stupidity représente un croisement : il reprend autrement les deux précédents livres et annonce le suivant. En effet, deux recherches essentielles au Telephone Book sont ici poursuivies. Tout d’abord, la lecture de Heidegger continue avec la même stratégie : la seule fois où Heidegger emploie le terme de « bêtise » (Dummheit) =, c’est à propos de son engagement politique de 1933-1934 ; or, le philosophe allemand est aussi le penseur de l’inauthenticité, de la technologie, du « On » et de la pensée comme ce qui ne pense pas encore ; il serait donc fécond de voir dans quelle mesure la « bêtise » permettrait de relire une telle pensée et inversement. Par exemple, dans l’interview de 1933 où Heidegger explique pourquoi il a décidé de rester à la campagne et de refuser la seconde proposition d’embauche de l’université de Berlin, il relate comme décisive la visite qu’il fit à un de ses amis paysans, au courant de l’offre. Il évoque le poids de son regard, de son silence et de la main qu’il posa sur son épaule. Cette authenticité rustique est paradoxalement très proche de ce que les Grecs entendaient par « bêtise », à savoir ce qui est dénué de tout caractère politique, au sens du vivre-ensemble dans la cité. De même, tous les développements de Heidegger qui tendent à montrer une précompréhension de l’être par le Dasein, ce qui le singulariserait parmi tous les autres étants, ne peuvent-ils pas être lus comme la révélation d’une « bêtise transcendantale » ? C’est une des thèses fortes qu’Avital Ronell défend : la bêtise n’est pas du domaine de l’empirique, de l’accidentel, de l’erreur, elle est une structure de pensée, interne à la raison, constitutive de notre condition humaine finie, « limitée ». Autre recherche du Telephone Book, la question même de l’appel intervient de nouveau dans la perspective de la bêtise par le truchement des réécritures de Kafka qui parodient la figure du Père primitif de l’humanité, Abraham, au moment où celui-ci est appelé par Dieu à sacrifier son fils Isaac, à la manière d’un cancre qui se lève, en croyant avoir entendu son nom, lorsque le professeur remet un prix au meilleur élève. Addict est lui aussi présent en filigrane dans les réflexions sur Flaubert, cette fois-ci en tant que romancier qui n’a cessé de se confronter à la bêtise tout au long de son œuvre et de sa vie. Mais Stupidity annonce également le livre qui va suivre, Test Drive (2005), consacré à l’attrait compulsif des contemporains pour les tests en tous genres. La bêtise, son côté insondable et infini, est indissociable du fantasme inverse, protecteur et dangereux, d’une intelligence mesurable. Ainsi, Avital Ronell évoque les travaux de Stephen Jay Gould sur la question, de la craniométrie du XIXe siècle à nos modernes tests de Q.I., et les conséquences socio-politiques désastreuses de leur application aux immigrants qui arrivent aux États-Unis. Le terme moron, directement dérivé du grec, a été inventé par certains psychologues américains en charge de ces tests pour désigner une forme de bêtise moyenne. Ce n’est pas un hasard : l’esclave grec est la première figure historique à avoir été désignée par un pouvoir politique comme relevant de la bêtise. Cette désignation équivaut à une annihilation de l’autre. Rousseau offre un exemple de résistance à cette emprise du test et de l’intelligence quantifiable. Avital Ronell remarque ce qui paradoxalement ne l’a été que peu : Rousseau ne cesse de confesser sa propre bêtise, il se dit lent à comprendre, toujours en retard et dans l’après coup, incapable d’avoir de la repartie. La philosophe met en valeur un épisode archétypal de toute l’œuvre. Il s’agit du moment où Mme de Warens envoie Jean-Jacques auprès de M. d’Aubonne pour lui faire passer à son insu un examen de capacité afin de décider de son avenir professionnel. Ce test révèle qu’être curé de village est le seul sommet qu’il puisse espérer atteindre. Toutes les rencontres qu’a faites Jean-Jacques par la suite n’ont-elles pas été des examens cachés du même type ? Y a-t-il une possibilité de faire une « vraie » rencontre aujourd’hui (au sens amoureux, mais pas seulement) ? Notre société est peut-être moins une « société de contrôle » (Foucault) que de test. Généalogie de la question « [P]ourquoi l’épreuve – aujourd’hui encore plus qu’hier – en est-elle venue à définir notre rapport à la question de la vérité, de la connaissance et même de la réalité ? » (p. 32) Avital Ronell, avec Test Drive, s’intéresse à « la manière dont le test – en particulier sa rhétorique – a restructuré le champ de la vie quotidienne et psychique ». « Qu’ils soient affirmés ou niés, poursuit-elle, les modèles de test informent plusieurs types d’organisation sociale, légitiment des tendances discursives cruciales et souvent critiques, et justifient des décisions fondamentales » (p. 35). Ce livre, un de ses plus aboutis, est nietzschéen de bout en bout. On peut montrer qu’il s’agit d’une généalogie, au sens de Nietzsche, des diverses modalités du test (examen, épreuve, expérience, essai), omniprésent dans tous les domaines de nos sociétés actuelles. Cette généalogie est double. La première, qui en fonde le modèle épistémologique, remonte, en s’appuyant sur des travaux d’Hermann Cohen repris par Derrida, au concept d’« Idée » chez Platon, considéré non plus comme équivalent à l’Être, à la vérité, à une solution ou à une donnée, mais comme hypothèse, problème pour la recherche scientifique et épreuve de vérité. La digne héritière de l’Idée platonicienne comme hypothèse serait la Réforme et ses mises à l’épreuve du dogme, de l’autorité et des institutions. Le deuxième moment de cristallisation épistémologique du test est représenté par la controverse scientifique entre Robert Boyle et Thomas Hobbes, retracée dans une étude de Steven Shapin et Simon Schaffer, sur la pompe à air dans l’Angleterre du XVIIe siècle. La victoire de Boyle, tenant de l’expérimentation en sciences physiques, ancre un lieu nouveau où la science se détache de la philosophie : le laboratoire. Le troisième moment s’attarde sur l’épistémologue Carl Popper, dont le concept de « falsifiabilité » comme critère de démarcation entre sciences positives et pseudo-sciences (la psychanalyse étant particulièrement visée), s’est répandu comme présupposé discutable dans les débats, par exemple, qui ont eu lieu aux États-Unis sur la recevabilité juridique du test ADN. Carl G. Hempel, Hilary Putnam et Imre Lakatos ont critiqué ce critère. Avital Ronell poursuit cette critique, en montrant notamment que Popper lui-même reconnaissait que « des croyances non scientifiques, métaphysiques (bien que biologiquement explicables) en des lois, des régularités que nous pouvons découvrir, mettre en évidence, guident nos conjectures » (cité p. 61) et qu’il ne les remettait pas en question. Aussi, bien qu’une avancée soit indéniable dans la vision d’une expérimentation scientifique qui ne soit plus à la recherche de certitudes absolues, mais qui au contraire doit toujours chercher à réfuter le moindre de ses résultats, un pas de plus reste à faire, qui est franchi avec une étude de Hans-Jörg Rheinberger. Ayant observé entre 1947 et 1954 des laboratoires médicaux appliquant un système de synthèse protéique in vitro, Rheinberger permet de montrer à quel point il y a de la « différance » dans l’expérimentation : « L’objet scientifique n’a à aucun moment le caractère d’une présence qui pourrait être fixée dès le commencement » (p. 70-71). Il est constitué par l’expérience mais il ne lui préexiste pas. De même, le langage doit être considéré comme un « obstacle épistémologique » (Bachelard) majeur, et non plus comme un parasitage négligeable, car il y a une véritable « écriture expérimentale » (cité p. 71). Contre l’illusion téléologique du résultat, l’expérimentation oscille sans cesse entre trop de stabilisation (on tombe alors dans le test comme réduplication du déjà connu) et trop de déstabilisation (et c’est alors l’anarchie temporelle, l’imprévisibilité menaçante). Enfin, le laboratoire, lieu clos, doit accepter de suspendre tout référent : plus l’expérience est artificielle, plus elle réussit à rendre compte du monde naturel. L’autre généalogie, à la fois concurrente et inséparable de la première, est à dominante éthique. En effet, si Avital Ronell remonte à l’Idée platonicienne, elle rappelle aussi l’institution du basanos (étymologiquement pierre de touche pour tester la qualité du métal) dans la démocratie athénienne antique : la torture des esclaves comme production de la vérité et preuve juridique plus puissante que le témoignage des hommes libres. Si l’effectivité de la torture a fait débat chez les juristes et les historiens, c’est que la compatibilité entre démocratie et torture d’une part, le fait que toutes nos remises en question remontent à une mise à la question d’autre part, ne pouvaient pas ne pas poser problème aujourd’hui. Ce fil généalogique a été repris de façon exemplaire par Kafka. Avital Ronell relit notamment « La colonie pénitentiaire », « L’examen » et des « fragments posthumes » dans cette perspective féconde. Mais il y a des moments où la réalité rejoint et dépasse la fiction. Elle se penche sur deux d’entre eux. Lorsque le grand scientifique Alan Turing, qui mériterait d’être aussi célèbre qu’Einstein pour avoir cassé des codes allemands décisifs lors de la seconde guerre mondiale et avoir quasiment inventé l’informatique, porte plainte en 1954 pour cambriolage et que la police découvre peu à peu son homosexualité, on lui laisse le choix, en guise de service rendu, entre la prison et le traitement hormonal [3] . La philosophe revient également sur les camps de concentration comme lieux d’expérimentation des nazis et surtout, à partir des travaux de Lyotard, sur le témoignage des survivants compris comme « un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage » (cité p. 148). En deçà de cet exemple paroxystique, il y a « un nombre incalculable de personnes vivant dans ces mondes de détresse improuvable » (p. 150) où il n’est plus possible de « réduire une réalité inassimilable à une question de testabilité » (p. 155). Dans le même fil généalogique, on peut situer la prosopopée de Husserl (partie IV), qui n’est pas un simple jeu d’écriture dans un livre de philosophie, mais qui pallie l’absence remarquable de biographie existante sur ce penseur fondamental. La prosopopée permet à Avital Ronell de retracer avec force les relations entre Husserl et Heidegger mises à l’épreuve lors des deux guerres. On peut extraire de Test Drive trois autres pensées du test dont la singularité excède cette double généalogie. La première est représentée par le koan, l’énigme que le maître zen donne à son disciple et avec laquelle celui-ci doit vivre, ne trouvant parfois la réponse qu’au bout d’une quinzaine d’années de méditation. La logique du koan remet en question toute la logique occidentale du test, mais la philosophe montre que les développements de Blanchot autour de la « passivité destructrice » s’en rapprocheraient assez bien. La deuxième pensée excédante du test est celle de Freud. Avital Ronell s’appuie sur Adolf Grünbaum pour montrer que Freud lui-même a été sensible aux questions de falsifiabilité et de prédictibilité de la nouvelle discipline qu’il était en train d’élaborer. Surtout, dans sa relecture du texte fondamental « Deuil et mélancolie » et de l’utilisation du concept d’« épreuve de réalité » qui y est fait, elle montre à quel point notre rapport à la réalité est toujours précaire, menacé d’illusions et d’hallucinations face à nos désirs insatisfaits ou à une perte insupportable qui fragilisent le moi. La tentation est grande de se réfugier dans un monde autarcique qui ne ferait plus l’épreuve de la réalité. Mais « [m]ême dans l’état de satisfaction le plus hallucinatoire, le moi sent que quelque chose lui manque : l’inquiétude l’envahit et il lui faut mettre en route la machinerie de l’épreuve » (p. 107). Ce qui empêche le repli, c’est la nécessité de l’altérité de l’autre. La troisième pensée excédante est celle de Nietzsche. Un tiers de Test Drive est consacré à Nietzsche. Avital Ronell dégage une philosophie de l’épreuve chez Nietzsche autour de quatre textes. Par-delà le bien et le mal pose la « disposition expérimentale » comme tournant de l’époque qui fascine Nietzsche et auquel il réfléchit avec la figure des « philosophes de l’avenir » et en mettant sa propre « indépendance » à l’épreuve dans le §41. Le Cas Wagner offre un exemple concret. L’amitié qui unit les deux hommes, et qui fut beaucoup plus qu’une relation entre maître et disciple, amène Nietzsche à élaborer une éthique de l’amitié comme épreuve d’une rupture interne à l’attachement, sur le fil de la négativité, sans cesse à réaffirmer et à préserver de la décadence, du ressentiment, de la mauvaise conscience, de la régression et de l’épuisement. C’est pourquoi, dans un fragment du Gai Savoir, Nietzsche met en valeur dans le théâtre de Shakespeare le personnage de Brutus (la rupture interne et affirmative) plutôt que celui de Lear (la fidélité absolue) et de Hamlet (la rupture névrotique). Avital Ronell remarque finement que l’« acte d’indépendance est prescrit par le nom même de l’autre [César : césure, voire césarienne] » (p. 300). Enfin, elle s’attarde sur Humain trop humain et la manière dont Nietzsche critique l’éthique de la conviction et de la promesse, déjouant la logique oppositionnelle qui reste dans la dépendance de ce qu’elle nie, ce qui permet de faire valoir les concepts de « rescindabilité » perpétuelle (à l’origine « casser un jugement ») et de « désistance » (plutôt que « résistance », qui reste dans l’opposition). À la lecture de ces développements, rarement on aura pu ressentir une telle empathie avec un philosophe aussi insaisissable que Nietzsche.
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