Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
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N°15 - Identités multiples
par
COMPOSITION FRANÇAISE. ESSAI SUR UNE ENFANCE BRETONNE par Mona Ozouf, Paris, Gallimard, 2009 Les familiers de l’œuvre de Mona Ozouf n’admirent pas seulement chez elle la parfaite combinaison entre la science historique et le talent littéraire, mais aussi et surtout un rapport singulier avec l’histoire de France, qui permet à cette historienne si étrangère à la passion nationaliste d’être également un défenseur tranquille de quelques traits durables de la ce qu’il faut bien appeler la culture française. Comme historienne, Mona Ozouf est évidemment républicaine et héritière de 1789, mais elle n’est pas en guerre contre l’ancienne France, sans être pour autant fascinée par l’État monarchique, comme ce fut souvent le cas des historiens de la IIIe République. Dans ses travaux sur l’histoire de l’École républicaine, elle a su merveilleusement restituer les passions des instituteurs et des défenseurs de l’École primaire – « laïque, gratuite et obligatoire [1] ». Elle a su mieux que personne faire revivre, à travers l’étude de quelques grands romans du XIXe siècle, les débats qui ont accompagné la formation de la France moderne [2] . Dans Les Mots des femmes, enfin, elle a défendu cette « singularité française », qui fait que la France passe à la fois pour le « pays des femmes » tout en restant fermée au « féminisme extrémiste [3] ». Tout cela suggère un rapport complexe, mais heureux, à l’histoire de France, qui permet de rendre justice aux différentes composantes de l’esprit national sans s’interdire d’y faire des choix ou de les hiérarchiser. Composition française [4] nous donne une clef personnelle pour comprendre cette équité supérieure ; en deçà de l’opposition de la droite et de la gauche, avant même le conflit entre l’Église et l’école de la République, l’expérience de Mona Ozouf, fille d’un instituteur laïc, Yann Sohier, qui était aussi un militant « breton », est celle du conflit jamais réglé entre une République qui, se voulant « universaliste », avait choisi d’ignorer les cultures locales ou régionales et une identité bretonne plus ouverte qu’on n’aurait pu le croire. Là où nous pensons spontanément de façon binaire (la France et la Bretagne ou la République et l’Église), Mona Ozouf nous fait entrer dans un micro-système complexe, construit autour de trois mondes concurrents aux « croyances disparates et souvent antagonistes » – la maison, l’école et l’Église. C’est à partir de là que se pose ce qu’on pourrait appeler la question française, qui est à la fois celle de la coexistence jamais surmontée du national et du local et celle de la fracture révolutionnaire – qui a coupé l’histoire en deux sans atténuer, bien au contraire, la prétention du « centre » à incarner l’universel. La « maison » bretonne. Après la mort du père, cette enfance bretonne ne fut pas pour autant vouée au militantisme régionaliste et elle n’excluait ni la culture française, ni même le patriotisme français. Yann Sohier avait lui-même souhaité peu avant sa mort que l’on laissât sa fille en dehors des « idées » pour lesquelles il s’était battu et dont sa femme devait elle-même s’écarter pour ne garder que « ce qui avait été le cœur de son combat, la défense de la langue bretonne », que Mona Ozouf a apprise de manière largement « livresque », et « qui était déjà alors objet de piété filiale plus que de pratique spontanée ». La maison n’en a pas moins été l’ « école de la Bretagne », qui, d’une certaine manière, incarnait encore certaines des hésitations du père disparu. D’un côté, l’identité bretonne est incarnée par la personne de la grand-mère : « son costume, sa coiffe, sa langue, ses savoirs multiples, tout en elle parlait de l’identité bretonne » (CF, p. 70) et qui était pourtant, à la maison, celle qui donnait une « existence » à la France (en aimant Tino Rossi, en chantant des chansons patriotiques etc.), sans avoir pourtant été formée par les « lourdes campagnes didactiques » de l’École, de l’armée et du suffrage universel dont Eugen Weber fait dépendre l’achèvement de l’unité française au cours d’un long XIXe siècle qui dure jusqu’en 1914 (CF, p. 70-72). D’un autre côté, la même identité est transmise sur un mode volontaire grâce à l’enseignement de la langue bretonne tout en se nourrissant de l’usage émerveillé de la bibliothèque paternelle (elle-même ouverte sur la littérature universelle) pour aboutir à un projet tourné vers l’avenir et que résume bien une formule des Souvenirs de Renan soulignée par Yann Sohier : « J’aime le passé, mais je porte envie à l’avenir » (p. 102). L’Église et la République. Si le lecteur non breton se sent dépaysé dans les premiers chapitres, il pourra, si du moins il n’est pas trop jeune ! – se sentir chez lui dans les évocations de l’École publique et de l’Église, qui sont restées semblables à ce que décrit Mona Ozouf jusqu’à la fin des années 1960. De l’école primaire d’alors, elle donne une description à la fois lucide et émouvante, d’autant plus convaincante que son expérience et sa vie lui permettent d’avoir une certaine distance à l’égard de cette institution alors si puissante. Fille d’un militant de la cause bretonne, elle accueille sans doute moins facilement que d’autres les enseignements à la fois patriotiques et universalistes d’une école qui fait des héros nationaux de personnages comme Du Guesclin (maudit dans la maison comme traître à la cause bretonne) et qui s’attache à faire aimer la diversité française en oubliant la singularité bretonne ; mais elle est sensible à la grandeur des idéaux républicains des instituteurs, chez qui la religion du « classement » ne contredisait en rien celle de l’égalité (p. 112-113) et elle montre bien ce qu’a souvent d’injuste ou du moins d’excessif le procès en « jacobinisme » instruit contre l’école républicaine dans la maison et repris un peu partout dans les années 1970 (p. 116-117). De l’école de l’Église (le catéchisme), elle restitue sans agressivité aucune ce qu’avait souvent de navrant un enseignement à la fois répétitif, sans imagination et orienté vers une « pédagogie de la peur » qui n’est sans doute pas étrangère au rapide déclin qui a suivi Vatican II : l’Église enseigne assez clairement à la jeune Mona que son père est en enfer et que sa mère l’y suivra après sa mort, et la peur empoisonne manifestement toute l’éducation religieuse de cette fille d’instituteurs de la « laïque » ; ce qui nuance ce sombre tableau du catholicisme breton vient de la « maison » (la foi tranquille de la grand-mère) et, curieusement, de l’école publique (avec la visite d’une vieille chapelle, organisée par une jeune et dynamique institutrice ; p. 143-144). La question française et son avenir. Après un parcours scolaire « républicain » exemplaire (l’École Normale Supérieure, l’agrégation de philosophie), Mona Ozouf a choisi de devenir historienne et de consacrer la plus grande partie de son œuvre à la Révolution et, secondairement, à l’école républicaine. Composition française donne une clef pour s’orienter dans ses travaux : sa réflexion sur les apories ou les impasses de la culture révolutionnaire française ne vient pas seulement du rapprochement entre la Terreur et l’expérience communiste mais aussi, plus profondément, du sentiment qu’il y avait quelque chose d’injuste dans le refus des « particularismes », assez fort dès 1789, au mépris, du reste, d’aspirations encore assez présente dans les Cahiers de doléances. L’historienne de la Révolution qui a œuvré a réhabiliter Brissot et ses amis [6] est donc « girondine » dans les deux sens du terme : contre la Terreur, mais aussi contre les excès de la centralisation parisienne. On pourrait sans doute discuter certains points de cette interprétation de la Révolution, qui sous-estime peut-être ce qu’il y a de rationalisme abstrait chez les Girondins eux-mêmes et, en tout cas, chez leur ami Condorcet. Mais on doit aussi remarquer que tout cela débouche sur un jugement très nuancé sur la République réelle qui, grâce à Jules Ferry et à ses amis, a pratiqué une politique beaucoup plus souple, qui devait d’ailleurs être confirmée par le maintien, après la première guerre mondiale, du statut scolaire de l’Alsace-Lorraine (il faudrait du reste compter aussi avec tous ceux, y compris en province, qui ont vécu positivement l’action de l’État pour l’unité nationale : l’attachement de beaucoup de Français à l’organisation territoriale issue de la Révolution est là pour prouver qu’ils sont assez nombreux). Si on est fidèle à la maxime de Renan que je rappelais plus haut, on doit aussi se demander comment s’orienter dans l’avenir pour que la « composition française » dont la France elle-même est issue reste à la fois vivante et accueillante. Mona Ozouf se veut résolument optimiste, parce qu’elle ne voit pas d’antagonisme entre les patriotismes régional, national et européen et parce qu’elle pense que le conflit entre « libéraux » et « communautaristes » n’est pas philosophiquement insurmontable. Elle nous renvoie à l’œuvre de Louis Dumont pour montrer comment les « identités concurrentes, régionales, professionnelles, religieuses, ethniques » peuvent et « doivent être admises à un niveau subordonné, ce qui implique d’avoir distingué des niveaux et de les avoir hiérarchisés » (p. 246). Il reste cependant que « nous n’aimons guère ce mot de "hiérarchie" : nous y lisons une inégalité de fait » (p. 246) ; or, il est possible que cette difficulté soit elle-même suffisamment forte pour compromettre le projet d’une réconciliation complète des cultures nationale et locale : dans une société dont l’idéologie est fondamentalement égalitaire, les revendications « identitaires » s’accommoderont mal d’un compromis stable et la demande de reconnaissance tend assez naturellement vers le conflit et la rivalité [7] (c’est d’ailleurs pour cela que Dumont lui-même affirmait sa « préférence irénique pour la hiérarchie »). Cela ne veut sans doute pas dire qu’il faut sonner le tocsin parce qu’on trouve aujourd’hui, à côté du français, les noms des rues écrits en occitan, en catalan ou en breton ; disons plutôt que, si l’histoire de France continue, la « composition française » sera toujours à refaire et que, dans cette tâche infinie, le beau livre de Mona Ozouf peut aider à éclairer tous nos concitoyens – régionalistes ou pas.
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