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(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )


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N°15 - LA POÉSIE DU GESTE
par Philippe Beck

L’ANTHROPOLOGIE DU GESTE
par Marcel Jousse, Paris, Gallimard, 2008

Par la réédition en un volume avec index thématique des trois titres [1] de Marcel Jousse (1886-1961), L’Anthropologie du Geste (AG), La Manducation de la Parole (MP) et Le Parlant, la Parole et le Souffle (PPS), Éric Vigne et les éditions Gallimard, avec l’appui de l’Association Marcel Jousse, viennent de rendre un précieux service à la poétologie et, faut-il ajouter, à ceux qui tiennent le langage pour un signe de perfection. Il s’agit bien, comme l’indique la quatrième de couverture, d’une œuvre transdisciplinaire qui « travaille souterrainement » notre temps. (Elle est notamment au cœur de certaines théories du rythme qui ont marqué ou impressionné l’époque, dans la mesure où elles ont essayé un discours sur l’homme dans son ensemble.) La réédition est encadrée, présentée par le « Comité » anonyme des « Études Marcel Jousse [2] ». Nous n’entrerons pas ici dans la question de savoir si la pensée de Jousse est essentiellement jésuite. Il y aurait lieu de se demander pourquoi la poétologie, notamment, s’est longtemps enrichie des apports de théoriciens appartenant à la Compagnie de Jésus (c’est le cas de Jousse, qui y entre en 1913, tout en poursuivant ses études auprès de Mauss, Janet, Dumas, Rousselot) ou d’autres ayant cheminé un temps avec elle (c’est le cas d’un Henri Bremond, le théoricien – avec Royère – de la « poésie pure », qui citait Jousse et Rousselot, eux-mêmes liés à Robert de Souza – j’y reviendrai ailleurs [3] ).
Le cas de Jousse est très singulier. Il fonde une sorte d’anthropologie poétique, qui est en même temps une poétique de l’anthropologie. En effet, il fonde son anthropologie sur la poétique du rythme langagier et physique originaire, ce que faisant, en une parfaite circularité qui n’a pas manqué de fasciner, il a non seulement fondé la poétique sur l’anthropologie (geste plus aristotélicien que proprement platonicien [4] ), mais a exposé une poétique du discours scientifique sur l’homme : cette dernière poétique est une poétique immédiatement appliquée, de façon heuristique et audacieuse, par la conjonction de deux pratiques singulières, le néologisme didactique et l’enseignement strictement oral. L’« Avertissement » anonyme « au Lecteur » de L’Anthropologie du geste précise : « Ce vocabulaire nouveau, qui mord sur les choses, est en réalité une nécessité puisque l’Anthropologie du Geste est une science nouvelle, avec ses faits, ses lois, sa méthode. Il ne s’agit pas de « linguistique », ni d’« ethnologie », ni d’« exégèse », ni de « critique littéraire » en tant que telles. Les recherches joussiennes débordent chacune de ces disciplines : elles les unissent en profondeur, au niveau des mécanismes anthropologiques de base qui jouent sous les phénomènes spécifiquement humains » (AG, op. cit., p. 8). Il s’agit d’un cas unique de socratisme non dialogique et directement conservé. Platon transposait. Gabrielle Baron a transcrit. Les ouvrages sont des cours transcrits, dotés de leurs formulaires épiques-pédagogiques, vibrant d’une connaissance de première main des textes bibliques originaux. Parlant des premiers discours qu’il reconstitue comme ceux de « la prose palestinienne de Rabbi Iéshoua ». (On notera la singulière conjonction ou articulation possible des trois monothéismes dans l’expression. Le refus de dire « Jésus » est l’une des marques engagées du jésuitisme ouvert qui rayonnait dans la première moitié du XXe siècle [5] .)

Nous pouvons aborder ici la pensée de Jousse sous trois angles principaux. D’abord, sous l’angle d’une anthropologie du langage vivant fondée sur la notion de geste [6] . Ensuite, sous l’angle d’un platonisme singulier quant aux forces de mort de l’écrit. Enfin, sous l’angle d’une théorie du geste poétique, qui révise le sens de l’unité des discours selon une rythmo-pédagogie première. C’est à ce point que des questions se soulèvent puissamment sur les genres et les formes de langage et de pensée, eu égard au poème didactique et au lyrisme réflexif.

1. Une anthropologie moniste et dynamique : le Geste
Jousse, qui se définit « anthropologiste » plutôt qu’anthropologue, distingue « anthropologie statique » et « anthropologie dynamique [7] ». L’anthropologie statique compare « l’anthropoïde et l’anthropos » (ibid., p. 721). L’anthropologie dynamique confronte « les comportements gestuels de l’anthropoïde et de l’anthropos ». « L’Anthropoïde ne pense pas. » (AG., p. 60). Jousse a commencé une étude, « Anthropologie et anthropoïdologie », restée inachevée, où il évoque une transposition de la confrontation des squelettes dans le dynamisme de la vie. AG évoque la SCIENTIA IN VIVO . Un cours à l’École d’Anthropologie de Paris précise : « Je ne fais pas de la linguistique, je pars de la biologie humaine... » (5 janvier 1948). L’anthropologie du langage se définit donc une « science de la gesticulation significative [8] ». Il cite souvent son maître Janet, l’auteur de L’Intelligence avant le langage (1936), disant : « L’action dépend à la fois du cerveau et du muscle. En réalité, l’homme pense avec tout son corps ; il pense avec ses mains, ses pieds, ses oreilles aussi bien qu’avec son cerveau [9] . » Sans réductionnisme, le thème du corps devient central. Ainsi, la leçon du 3 mars 1933 donnée à l’École d’Anthropologie : « Quand on étudie la pensée humaine, on ne fait jamais appel à ce qui en a été le centre de jaillissement : le corps [10] ». Le mémoire sur le Style oral, traditionnel ou transmis et non individuel, distinct du Style parlé individué, dit expressément qu’il faut compléter ou corriger Bergson par l’expérimentation de Janet (1859-1947), notamment sur la mémoire (SO, 149).
Le grand apport décisif de Bergson, c’est, dit Jousse (que connaît Deleuze), de « penser mouvement » (SO, 44) au lieu de « penser état » comme l’a fait « l’évolutionnisme dogmatique » (ibid).
Il est significatif que l’« Avant-propos » de l’AG (p. 9) cite en épigraphe L’Énergie Spirituelle de Bergson et sa notion de « sous-sol de l’esprit », objet de l’exploration sur le « composé humain ». En quête d’immuables lois anthropologiques de la connaissance, Jousse va « de mécanisme en mécanisme » – il emploie l’expression dans son entretien avec le R. P. de Boynes en 1912 – pour combiner « physiologie, neurologie, rythmologie, phonétique expérimentale, linguistique, psychologie, ethnologie, etc. [11] » « Je suis un être qui a besoin d’unifier. Je ne peux pas me disperser. Il me faut, à travers les faits multiples, trouver la loi. » (Cours en Sorbonne, 14 janvier 1934) [12] . Sa base se trouve dans les enregistrements des laboratoires expérimentaux de phonologie et d’ethnologie [13] . Il en déduit les « lois rythmiquement mnémoniques de l’organisme humain ». Son professeur Henri Delacroix, élève de Bergson, l’invite le premier à donner des cours en 1931. « La linguistique philologique [...] pourra enrichir ses méthodes, souvent trop livresques, en les revivifiant au contact des faits vivants, découverts par l’Anthropologie du Langage. » (PPS, 725). Bergson lui-même est défini « un grand psychologue linguiste à chaque page [14] ». Mais la psychologie linguistique relève de l’anthropologie fondamentale, dans la mesure où l’analyse de l’expression humaine couvre l’ensemble des étapes du « concrétisme » à l’« algébrisme » (distingué de l’« algébrose » ou mortification de l’algèbre – on y reviendra). Le langage des gestes est à l’origine de l’expression humaine sous toutes ses formes, y compris rituelles ou cérémonielles. Le geste est le fait du corps vivant et pensant. Il requiert pour sa connaissance fine et la transmission de sa raison d’être ce que Jousse appelle « un enregistreur pur » qui est l’« Anthropologiste », l’anthropologue dynamique. Celui-ci découvre trois lois à intussceptionner, c’est-à-dire à cueillir pour les porter en soi [15] . La connaissance du lecteur-auditeur doit le conduire à se reprendre en apprenant les lois de son intelligence [16] . Car il doit ou peut intelliger.
A) le mimisme et la mimismologie
B) le bilatéralisme
C) le formulisme

A) Mimismologie
La pensée de l’imitation ou plutôt du mime trouve son ancrage dans le quatrième livre de la Poétique d’Aristote, où l’homme est défini le plus mimeur des animaux (AG, p. 55) et dans Bergson même : « Les actes, vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement » (SO, p. 33). La notion de « mimage » vient de Morlaas : « La loyauté scientifique nous oblige, d’ailleurs, à ajouter que, dès 1928, le Dr. Morlaas publiait sa suggestive Contribution à l’étude de l’Apraxie en prenant le geste comme base du langage. Dans une étude parue dans L’Encéphale (mars 1935) sous le titre : Du Mimage au Langage, il signalait la coïncidence de nos observations avec celles du Dr. Pierre Marie sur l’aphasie [17] ». Jousse précise sa notion dans un Cours à l’École d’Anthropologie, le 27 janvier 1936 : « Le "Mimage" est l’utilisation des Mimèmes dans l’expression gestuelle globale. Transposé sur les muscles laryngo-buccaux, il donne l’expression orale qui deviendra le Langage. Il faut ce "Mimage" pour qu’il y ait "pensée", autrement nous sommes dans la simple verbigération. » L’intussception de la raison et des modalités du mimisme seule peut nous éviter d’être des « perroquets », pires que des singes aux yeux de Jousse [18] . Le Mimisme, Mécanique spontanée et originaire, se distingue de la Mimique de Georges Dumas, « expression spontanée des émotions », joie, tristesse, peur, colère... (AG, p. 59) ; il en rend raison [19] . Il faut de plus insister sur « la différence essentielle entre le Mimisme et l’Imitation » (AG, p. 58). « L’imitation est volontaire. » Comme la « Simulation [20] ». Les expressions de gestes mimismologiques, d’anthropologie mimimologique, de mimismo-cinétisme, de mimismiatrie, de mimismo-phonétisme en précisent la portée. La tendance de « l’être humain spontané », c’est de mimer toutes les actions et attitudes qu’il observe dans tout ce qui l’entoure. Reprenant les deux concepts bergsoniens d’énergie et d’explosion, cités dans SO, Jousse dit des gestes de l’Anthropos qu’ils sont « énergétiques, en ce sens que propulsés par une explosion d’énergie nerveuse. Cette énergie nerveuse, déflagrant à des intervalles biologiquement équivalents, les rend rythmiques. Et à cause du caractère spécifique de l’homme, ils sont mimismologiques [21] . » L’homme tend à mimer les « gestes interactionnels » de l’univers observé, à les intussceptionner par toutes ses « fibres quêteuses », et il rejoue ces interactions mondaines dans la globalité de son comportement, puis oralement, enfin dans la suite de « gestes propositionnels anthropologiques » (AG, p. 34) que peut être aussi un écrit. La Tradition est comprise comme « transmission d’éléments vivants, préalablement reçus et séculairement élaborés dans un milieu ethnique » (AG, p. 36). « L’homme reçoit [...] et si possible "rejoue", emplissant ainsi sa fonction d’"Anthropos mimeur" » (AG, p. 43). L’Anthropoïde est susceptible d’un « mimétisme opératoire » pour un « dressage », mais seul l’Anthropos « est un animal interactionnellement mimeur » (AG, p. 60).
En réalité le « rythmisme » a « trois manifestations principales » (AG, p. 42) : « rythmo-mimisme », « rythmo-énergétisme », « rythmo-mélodisme ». Le rythmo-mimisme est le fait du « cinémimeur » en « langage gestuel » et du « phonomineur » qui « émet un langage oral de type ethnique » (AG, p. 43). « Le Rythmisme va nécessairement distribuer et successiver vitalement le Mimisme » (AG, p. 53). Jousse a cette magnifique formule : « L’expression-source, par le graphisme, n’est pas l’idéogramme, mais bien le "Mimogramme", l’ombre chinoise des gestes expressifs de l’homme, fixée par un enduit coloré sur la paroi où elle se joue, ou bien gravée dans la pierre... » Nous ne savons pas quand le « mimisme » est apparu dans l’Univers (AG, p. 53), mais nous savons qu’il repose sur des « mimèmes ». Qu’est-ce qu’un mimème ? La meilleure définition se trouve dans la première partie de L’Anthroologie du geste : « Ce "mimème" n’est, en effet, que la réverbération du geste caractéristique ou transitoire de l’objet dans le Composé humain, dans cette vibrante et mystérieuse synthèse que nous pouvons voir jouer globalement, mais dont nous ne saurions dissocier l’élément qui serait esprit pur et l’élément qui serait corps pur » (p. 54). Il y a donc un geste de l’objet, qui est premier [22] . L’interaction cosmologique est première. Les mimèmes sont eux-mêmes « interactionnels » (AG, p. 57). D’où des « mimodrames » œuvrés par un Anthropos, et que Jousse refuse d’appeler des mythes ; il les appelle des « mimodrames explicatifs [23] ». Les « danses » elles-mêmes en sont [24] . Les rejeux à partir des mimèmes ont un effet sur la vie générale : « Par le Mimisme, l’homme peut avoir en lui l’univers entier. C’est le microcosme possédant le macrocosme et rejouant le macrocosme. [...] Toute chose, dans le Mimisme, est vivante. Dans cette invasion globale de la Vie, l’Anthropos va vouloir extra-réjecter hors de lui les « Mimèmes » dont il est plein et créer des Mimèmes vivants. [...] L’homme a besoin de jouer le grand jeu créateur, et n’ayant pas le Créateur en soi agissant, il va se faire lui-même créateur. C’est la grand e ivresse créatrice [...] et c’est le Mimoplasme . [25] » Jousse décrit alors « le Mimoplastisme opérateur ». Il est le fait du « Mimoplastiste [26] », qui est d’abord un vivant qui augmente la vie. Les concepts de « rythmo-énergétisme » résument le fait des « tensions et détentes énergétiques successives » dans la vie-mouvement, donc dans le langage et les expressions en général.

B) Bilatéralisme
L’homme est « bilatéralement mimeur », car il distribue en lui et hors de lui les mimèmes de manière bilatérale, i.e. entre le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche, ce que Jousse appelle « le Triple Bilatéralisme » (AG, p. 208). Le bilatéralisme occupe le second chapitre de L’Anthroologie du geste, après le « rythmisme » et avant le « formulisme », les trois constituant les « forces anthropologiques et ethniques » qui se compénètrent « vitalement dans l’Homme pour aboutir à une Cristallisation vivante de Perles-Leçons » (AG, p. 37). Tout le chapitre III de Le Parlant, la Parole et le Souffle a pour titre « Bilatéralisme humain et anthropologie du langage » (PPS, p. 751-843). On part d’un fait anthropologique : « l’homme est un être à deux battants » (AG, p. 203). C’est un fait organique, celui du balancement, qui entraîne un partage facilitant un portage expressif. C’est donc un fait de structure. Jousse parle d’un « bilatéralisme structural » (AG, p. 205). Le partage permet le parallélisme des formules et récitatifs comme gestes, « tous parallélismes portés par un corps oscillant symétriquement. » (AG, ibid.). La loi se rencontre dans les compositions des peuples de « Style oral », qui révèlent de précieuses dispositions dans l’homme, « dans des zones neuves et en même temps vieilles » (AG, p. 206). En 1930, Jousse publie un mémoire spécifique sur les Récitatifs rythmiques parallèles des Rabbis d’Israël.Mais c’est à ses yeux un phénomène universel. « En effet, qu’il le veuille ou non, l’homme est un être à deux battants, et quand il s’exprime globalement, il balance son expression suivant la conformité de son corps. La loi du Mimisme ne peut se débiter que conformément à la structure humaine. De même qu’il marche en se balançant alternativement, ainsi l’homme s’exprime en se balançant alternativement. Si l’homme s’exprime en se balançant, c’est qu’il a deux côtés qui sont symétriques. Nous ne pourrons jamais nous échapper de cette loi vivante de l’organisme humain. Pourquoi cette sorte d’universalité des balancements ? Parce que ces balancements facilitent l’expression gestuelle » (AG, p. 206). Posé que le Mimisme « est consubstantiel au Bilatéralisme » (ibid.) qui le rythme, on peut distinguer alors trois sortes de balancements : le « bilatéralisme créateur », le « bilatéralisme récitateur » et le « bilatéralisme régulateur », objets de trois chapitres complémentaires. Il est traité du « triple bilatéralisme » dans le chapitre consacré au balancement créateur. Occasion est donnée de répéter l’objectif pédagogique et éducatif qui est constamment celui de l’anthropologiste, dans des termes proches de ceux de Baudelaire [27] : « Me permettra-t-on ici, comme toujours, de penser à l’enfant, cette fraîcheur vivante en puissance d’univers ? [...] Se rend-on compte suffisamment de la mutilation qu’on impose <à des êtres « débordant de mimèmes bilatéraux »>, explosifs, qui peu à peu se ratatinent jusqu’à n’avoir plus qu’un seul geste : la main crispée sur le cahier d’écriture ? Ce n’est même pas le geste des deux béquilles. C’est la petite béquille du porte-plume qui sautille sur la page [...] Après une telle déformation, comment comprendre la grande loi du Bilatéralisme omniprésent et qui éclate de toutes parts ? Comment n’y aurait-il pas des échappées terribles hors de ce « conformisme-déformisme » imposé au nom de la pédagogie ? [...] On a dit, ces temps derniers, que les maladies mentales prennent, chez nous, une intensité et une extension effroyables » (AG, p. 215-216).
En 1932, Marcel Jousse crée l’Institut de Rythmo-pédagogie avec un groupe d’anthropologistes, de pédagogues et de psychiatres. Le président en est le docteur Joseph Morlaas, l’inventeur du concept de « mimage ». L’Institut « a pour but d’élaborer, d’expérimenter et de perfectionner sans cesse une pédagogie vivante, fondée sur la psychophysiologie du geste, du langage et du rythme. Il établit une liaison indispensable entre le chercheur et le praticien, entre le laboratoire et l’établissement scolaire. Ses moyens d’action sont 1° Un laboratoire de Rythmo-pédagogie, disposant d’appareils enregistreurs cinématographiques et phonographiques pour l’analyse du geste, de la parole et du rythme. 2° Une section d’expérimentation pour former des praticiens spécialistes dans les diverses branches de la pédagogie des enfants normaux et déficients. 3° Des cours et des conférences sur les récentes découvertes faites dans les diverses sciences intéressant la Rythmo-pédagogie. 4° Des mémoires scientifiques sur l’Anthropologie du Geste et ses applications pédagogiques. » La Rythmo-pédagogie [28] s’appuie notamment sur les « mimodrames explicatifs bilatéralisés », tels que :
Au commencement créa Elohim
Les Hauteurs et la Basseur (AG, p. 220)
Car le but est un « apprenage » (AG, p. 228) créateur, une mémoire vivante, celle que et qui comprend une « mnémo-stylistique [29] ». Il y a un style de la mémoire, parce qu’elle est rythmée par balancements et répétitions. On rappelle ici que le rythme, comme « outil mnémonique » (AG, p. 238), permet la transmission créative (AG, p. 244). Car « la rythmique » ne se sépare pas de « la sémantique » (AG, p. 242). Le Formulaire sémantique est un balancement de deux aspects enseignés :
a
Ne vous inquiétez pas
b c
ni pour votre « âme » ni pour votre corps
de quoi vous vous nourrirez de quoi vous vous vêtirez... [30]
Le parallélisme est constaté partout, notamment en Chine [31] . C’est que le corps est partout.

C) Formulisme
Le Formulisme est défini « l’outil vivant de cristallisation par excellence » (AG, p. 329). La cristallisation concentre de la vie mémorable et transmissible. Une « stéréotypie » est dite « faciliter l’expression ». Ce sont des sèmes figés en apparence, objet d’un « formulisme vivant ». Mais « la stéréotypie des formules verbales n’est qu’un cas particulier » du formulisme gestuel général. Les formules sont « faites de gestes essentiels traditionnellement conservés et transmis » (ibid.).

Elles sont donc les supports essentiels de la mémoire, notamment comme « parallélismes formulaires » (AG, p. 247). Le grand exemple, pour Jousse, c’est le Pater, qui s’appuie selon lui sur les formules targoûmiques en araméen. Jousse réfère ici aux travaux de Léon Gry (AG, p. 337 et sq.) Il définit les Targoûms « les rythmo-catéchismes populaires » (AG, p. 339). Targoûm est un mot araméen « qui signifie "Traduction". La traduction de l’hébreu en araméen est ou bien « décalquante » ou bien « midrâshisante », i.e. commentante (AG, p. 352). Mais « targoûmiques » ou « tôrâhiques », les formules sont « mimodramatiques » (AG, p. 355). Déjà, Jousse s’en prend aux purs commentateurs, qu’il appelle, devançant des modernes antimodernes qu’il ne rejoindrait pas, les « Textualistes purs » (AG, p. 371). Ceux-là dictionnent sans actionner.

2. Le refus de l’écrit momifiant, ou Platon déplacé
Jousse multiplie les attaques contre les écrits morts ou sclérosés, « nécrosés » (AG, p. 107), « algébrosés » (mot-formule) [32] , contre la culture purement « livresque ». « Le style, c’est l’homme. Ce n’est pas le rond-de-cuir et le papyrovore. C’est l’être tout entier s’exprimant et exprimant le monde [33] . » Bien entendu, il ne s’oppose pas à la « graphie », qui est le fruit d’une longue évolution [34] . La critique de « NOTRE CIVILISATION DE STYLE ÉCRIT » (AG, p. 33) est un des motifs les plus récurrents. Il s’agit d’une sorte de guerre pour une réhabilitation de la manducation de la parole (anticipation du « plaisir du texte »), acte du corps apprenant et recréant, « sculpté par les choses » (AG, p. 89). Un platonisme dissymétrique est à l’œuvre dans Jousse, conditionné à la réhabilitation du corps vivant (ni bon ni mauvais dans le Phédon) . La thèse de Platon est connue : « Le discours écrit est un simulacre du discours de celui qui sait, discours vivant et animé » (Phèdre, 276b). Platon l’« égyptomane » (Henri Joly), admirateur de la statuaire égyptienne hiératique et conventionnelle [35] , vient d’écrire (274d-275b) que l’écriture, contre la thèse de Theuth, « produira l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l’écriture, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, et grâce à eux-mêmes, qu’ils se rappelleront les choses ». L’écrit ne répond pas à qui l’interroge (275d). C’est la limite de l’écriture qui est critiquée, non pas l’écriture conventionnelle et fondée comme telle [36] , de sorte qu’il n’y a pas d’opposition entre la voix et l’écrit. Il y a une différence ; la voix implique la mémoire. Jousse n’admire les mimogrammes que s’ils cultivent la mémoire, et ne se réduisent pas à des hypomnèses statiques. La graphie comme telle n’est jamais critiquée. La « graphie inerte » (AG, p. 34) est l’adversaire. L’important, c’est le dehors de la « page d’écriture », la réduction de la page à « l’ethnique livresque », à « la lettre « morte » des textes » (AG, p. 33). Jousse met ici des guillemets autour de « morte ». La lettre non entendue n’est plus vivante. Avec un accent étrangement nietzschéen il dit : « On dirait que notre science occidentale a peur de la vie » (AG, p. 34). Elle est accusée de grouper « les résidus morts » des « gestes vivants », avec des « outils morts ». C’est « le statisme » inaugural qu’il faut relever. Jousse retrouve le Bergson de La pensée et le mouvantet dit : « il est plus facile de trancher sur un objet mort et immobile que sur un être mouvant et vivant [37] . » Le « livre mort » (AG, p. 35) est l’adversaire. Ce n’est pas l’écriture, dont Jousse reconstitue la genèse dans l’enfant : « L’enfant, comme l’homme primordial, joue, avec les ombres chinoises, à l’écriture vivante . Les ombres, spontanément, ont inventé l’écriture. Dès que le soleil se lève, dès qu’un feu s’allume, voilà l’écriture inventée. Mon ombre s’allonge sur la paroi dans mon geste de présenter une offrande ? Je décalque sur la paroi mon geste de la présentation de l’offrande. Je me retire, et voilà, mon offrande demeure. C’est le grand geste de l’offrande que nous retrouvons dans toutes les écritures mimographiques » (AG, p.105). Ce que Jousse appelle « notre écriture », qui donc possède une fonction commune, est cependant « la fin de l’expression humaine » : « L’écrit ne devrait être imposé à l’enfant que lorsqu’il s’est épanoui dans ses possibilités gestuelles de rejeu. Sclérosés par nos méthodes livresques et artificielles, nous ne comprenons plus que, fondamentalement,] l’Anthropos a besoin d’être en face du réel pour qu’il l’informe, l’assiège, le contraigne. C’est cela que recherchent les vrais savants, et, disons-le, les vrais artistes » (AG, p.107).
D’où le refus de l’idéogramme : « Nous voilà bien loin de ce qu’on a appelé l’Écriture idéographique. Les hommes de Style global n’écrivaient pas leurs « idées ». Quel sens cela pourrait-il y avoir à « écrire des idées » ? Mais ils décalquaient graphiquement leurs Mimodrames. Il faut donc bannir de notre vocabulaire anthropologique la vieille expression pseudo-métaphysique d’idéogramme et la remplacer par le terme plus exact de « Mimogramme » (AG, p. 108). Le dynamisme archéologique de Jousse est donc, en un sens, pré-rousseauiste, dans la mesure où l’état premier n’est pas un concept opératoire comme l’état de nature ; c’est un état décrit comme en direct, dogmatiquement et suggestivement. Il va plus loin, liant présent et passé : « Si les hommes des grottes et des cavernes avaient eu, à leur disposition, le mouvement pour animer leurs Mimogrammes, nous ne serions certainement pas passés par le stade mortifiant et momifiant de notre écriture statique. Le cinéma actuel est la suite normale des « ombres chinoises » vitalement projetées par les Mimodramatistes chasseurs et ravitailleurs de Montignac. Où n’en serions-nous pas, au point de vue scientifique, si on avait pu transmettre, par graphie mouvante, tout ce qui s’est joué sur notre sol depuis 25 000 ans, ou même depuis les Montignaciens ? » (ibid.) L’écriture n’est donc pas seulement la momie possible  ; elle est, sous sa forme inerte, l’instance momifiante, opposée à la « graphie mouvante » que l’anthropologiste vivant appelle de ses vœux rythmés. Ici apparaît une hyperbole, où se dessine peut-être une contradiction : « l’homme à ce moment-là [...] ne pouvait pas faire des choses qui remuent. Il est allé du « Mimographisme » déjà mort à l’ « Algébrosème » plus mort encore, et puis à ces petites choses plus que mortes qu’on appelle l’alphabet avec quoi nous empaillons nos expériences les plus vivantes. Notre écriture a tout momifié et nous a fait perdre le contact avec la Vie à un point que nous ne soupçonnons même pas. » C’est la graphie même, « notre » graphie, qui est atteinte, malgré la distinction entre l’algèbre et l’algébrose (AG, p. 108-109). Et pourtant Jousse voit se dessiner l’écriture très tôt, effet de la « main négative » des cavernes. Car il ne s’oppose pas en principe à l’Abstraction, qui vient du « concrétisme » de la vie [38] , mais il s’oppose à « l’abstraction algébrosée ». Il en tient pour « l’Abstraction concrète », le souffle dans le geste.

3. L’anthropologie poétique et le rythmisme. Conséquences
A) Le poème didactique
Il n’est pas exagéré de dire que le modèle est ici le poème didactique comme geste. On peut parler d’un approfondissement des thèses de Vico sur la « poésie première » comme « institutrice de l’humanité [39] ». En une page importante, Jousse développe ce qu’il entend par poésie, qui semble recouvrir le fait de la rythmisation concrète des « peuples spontanés [40] ». Parlant des « schèmes rythmiques, composés d’expressions fatalement concrètes puisque ces peuples spontanés n’en ont pas d’autres », il pose qu’ « ils ne sont pas cette chose exclusivement esthétique, en marge de la science, que nous nommons actuellement poésie. » (AG, p. 266-267). Notant « l’évolution sémantique » du mot poésie, il en propose une traduction : « Originellement, il voulait dire simplement "Composition orale" (Poïésis). Le poïétès était le faiseur de schèmes rythmiques, le compositeur oral, l’improvisateur, le rythmeur, les improvisations ne se faisant guère qu’en schèmes rythmiques. » L’opposition entre les poètes de Style oral et « nos poètes » n’est pas une opposition entre l’ancien et le nouveau, le passé et le présent [41] . C’est une opposition qu’effectuent les poètes des « milieux de Style oral » de maintenant (et non seulement « survivants ») : « ceux-ci protestent énergiquement quand – après leur avoir fait comprendre ce que nous entendons aujourd’hui par le mot « poète » – nous voulons les comparer à nos poètes, « choses légères et frivoles ». Eux, ils font de la science – une science qui, évidemment, n’est pas la nôtre. Ils font de l’histoire – leur histoire. Ils font de la théologie – leur théologie [42] . Leur science est concrète. [...] Ils la rythment parce que chez eux les rythmes ont encore leur rôle physiologique profond qui est de faciliter la mémorisation » (AG, p. 267). C’est dire la non péremption du poème didactique. Homère est dit, contre Aristote, « un historien tout comme l’auteur de notre histoire – didactiquement rythmisée – des exploits de Roland. » La distinction aristotélicienne de l’histoire et de la poésie n’est pas conservée. Pourquoi ? Parce qu’ « à l’époque d’Aristote, le milieu grec n’était plus un milieu de Style oral didactique ». Le poème didactique premier mobilise « rime et assonance » (AG, p. 268), non comme « ornements », mais comme « adjuvants » et « tours de force ». Jousse précise plus loin : « notre vers actuel n’est que l’élaboration de ces balancements que nous appelons des rondes et des danses. C’est précisément maintenant qu’il nous le faudrait, non pas à l’état d’art et d’antiquité, mais à l’état d’outil didactique. La poésie, telle que nous la concevons à présent, est un simple résidu de sensations de rythmo-pédagogies. Pourquoi garder toutes ces règles de didactique et de mnémotechnique alors qu’elles ne servent plus ? Nous ne savons même plus pourquoi ni comment elles se sont élaborées. Alors le plus simple était de laisser de côté toute cette question de rythmique et de se mettre à écrire en prose. De là pourquoi nous avons maintenant : "Poèmes en prose". C’est là où cela devait finir... À moins que, retournant aux origines, on ne nous dise : "Au commencement, il y avait les balancements rythmo-pédagogiques. C’est pour cela qu’il y avait des césures au milieu. Au commencement, il y avait nécessité de se rappeler les suites de ces balancements." [...] On n’a jamais autant parlé de musique du vers que maintenant. Toutes les terminologies de la musique y passent. [...] Parler de musique du vers, c’est une ignorance d’autant plus grave que nous ne faisons plus attention à l’utilisation que toutes ces lois peuvent avoir [...] [43] . » Le chapitre sur le « rythmo-mélodisme » a eu cette formule frappante, qui rapproche écriture et musique : « La musique est une chose morte et momifiée, donc bien autrement facile à étudier » (AG, p. 176). Le paragraphe, ironique, a pour titre « De la musique avant toute chose », en référence au « verbo-rythmeur » Verlaine. De façon surprenante, Jousse voit dans l’« Art poétique », non la victoire du poème didactique rythmé ; il voit dans le culte verlainien de la méprise une musicalisation de l’ironie à l’égard du langage. Il ironise sur l’ironie d’un vivant musicalisé : « Et dire que ces pauvres phrases humaines, à l’origine du langage, avaient été faites pour être comprises ! » (AG, p. 177). « Son fameux "Art poétique", si "logique" dans son refus de toute signification logique » trahit donc le « sémantico-mélodisme », et oublie que « la musique peut exister et existe d’autant "plus pure" qu’elle est vide de toute parole [44] . »
Une telle distinction pure a plusieurs conséquences. Elle permet un discret refus du simple poème en prose didactique, un refus de l’identification du philosophème et du poème, enfin une rémunération de l’espace-temps du poème, notamment du « bilatéralisme typographique [45] », pour fonder un didactisme neuf, non fondé sur une théorie du rythme indéterminé . [46] Le refus du poème philosophique s’atteste dès le premier mémoire, s’agissant de Bergson, précisément : « Cette mimique "fluide" en face du réel retrouvé par l’intuition, c’est naturellement, spontanément, le geste concret. De là résulte que l’instrument de choix pour la pensée philosophique , c’est la métaphore ; et aussi bien l’on sait quel incomparable maître en métaphores est M. Bergson » (LE ROY : 50). « M. Bergson ne serait-il donc qu’un poète ? » (50). Non pas : mais en voulant « raviver le sentiment du réel oblitéré par l’habitude [...] – évoquer l’âme profonde et subtile des choses » (50), il s’est surpris, de par la constitution même de la nature humaine, à refaire les gestes concrets des peuples dissociante, « parlent couramment le langage figuré, symbolique, métaphorique, dont nous n’usons plus guère, si ce n’est dans la poésie ou la littérature fleurie... Les idées les plus simples s’expriment chez en un style imagé, qui pour nous est de la rhétorique » (LETOURNEAU : 116-117). Aussi, n’allons pas commettre ce trop habituel contresens psychologique et ethnique de les appeler des Poètes. Si, pour nous, « ces conditions sont éminemment favorables au développement de une poésie colorée », pour eux, non dissociés comme nous, n’ayant pas comme nous une terminologie desséchée et abstraite à côté d’expressions factices et dites conventionnellement poétiques, le langage naturel, concret, leur est « absolument nécessaire pour donner un corps à leur pensée » (83). N’en faisons pas des « Poètes malgré eux et sans le savoir » et ne les condamnons pas aux travaux forcés poétiques à perpétuité » (SO, p. 44-45). Le créateur « spontané » ne fait ni de la prose ni de la poésie sans le savoir : il fait un discours exact et mémorable, involontaire et voulu, un discours-action, source commune qui dit peut-être respectivement les contours de prose et poésie une fois que la « spontanéité » s’est déplacée.
Geste pur et geste inattendu. « Il n’y a pas de rêve endormi. »
La théorie du génie chez Jousse doit être mise en rapport avec sa théorie du rêve, et spécialement avec sa théorie du rêve éveillé, qui consonne puissamment avec la définition du « geste pur » chez Max Kommerell, auquel Agamben a consacré un bel essai dans La Puissance de la pensée [47] . Citant le concept de Sprachgebärde, de « geste linguistique », Agamben en déduit que « le geste n’est pas un élément absolument non linguistique », étant « une force agissant dans la langue même, plus ancienne et originelle que l’expression conceptuelle ». Pour Kommerell, inversant Jousse (strict contemporain qu’il ne connaît sans doute pas), « le mot est le geste originel (Urgebärde) dont dérivent tous les gestes particuliers [48] ». Or, précisément, Kommerell distingue le vers et la prose à cet égard : dans la prose « domine » l’élément « conceptuel », dans le vers l’élément « mimique ». Le vers est donc, éminemment, un geste, que Kommerell dit « expressif ». L’intéressant – et, faut-il ajouter, l’intéressant chez Jousse – n’est pas le « contenu prélinguistique » du geste, mais c’est ce qu’Agamben appelle « l’autre face du langage, le mutisme inscrit dans l’être parlant même de l’homme, le fait pour lui de demeurer, sans mots, dans la langue. » Le geste est silence vivant, suscitant, travaillant dans la langue. Dans le livre de 1933 sur Jean Paul Richter, Kommerell distingue trois sortes de gestes : les gestes de la nature, les gestes de l’âme et les gestes purs qui constituent une « troisième sphère ». Ces « rêves, rêvés dans le sommeil surhumain de la veille la plus lucide, sont des fragments d’un monde supérieur ». Ils ont un caractère paradoxal : « sans combustible terrestre », ayant « renoncé à toute prétention à la réalité », ils possèdent une « sagesse mondaine ». L’âme y a des « vibrations sonores et lumineuses ». Le geste pur est comme la poésie vigilante, réveillée aux « pures possibilités de la langue même [49] », sans intention prophétique. Dans un autre texte (sur Kleist), Kommerell le compare « à la beauté des gestes d’un animal [50] ». On peut alors définir le poème un théâtre de gestes « constamment repris dans de nouveaux contextes, de nouveaux arrangements expérimentaux », selon la formule qu’Agamben applique à Kafka (p. 207). Le poème expérimental suspend la prophétie installée dans la forme de l’attente et ce que Kommerell nomme le « pathétisme liturgique ». La perte des gestes, qui est le propre de l’homme moderne, selon les termes du livre sur Jean Paul, implique l’obsession des gestes. Jousse rêve les gestes pour la même raison. Il y voit bien des cristaux de mémoire. Dans son essai La poésie en vers libres et le dieu des poètes, Kommerell dit que la poésie vise au « contour négatif » du geste pur cherché dans l’ange, le héros, l’animal ou la marionnette. En ce sens, il verra dans le poète « le modèle d’une communication de personnes agissantes » (p. 212).
Pour Jousse, le génie est celui en qui « l’inconscient du réel intussuceptionné se rejoue » (AG, p. 67). Il est donc un lieu de redépart. Comme lieu, il n’a pas le choix : du réel se joue en lui, se réagence. (Là encore, il y aurait lieu de penser la proximité de Jousse avec Baudelaire et Benjamin.) « Il ne peut pas ne pas découvrir » (ibid.).
Découvrir, c’est « expliquer », « faire le geste de plier hors de » (AG, p. 78). Le génie fait un geste inattendu et nécessaire. Comprendre ce geste, c’est créer, le découvrir. La lecture comme entente est un rêve éveillé. Parlant du « Rêve, ce Mimage Mystérieux », Jousse le dit « Mimisme en liberté », « rejeu cinétique global incessant ». « Le Rêve c’est le cinéma qui date... du Paradis terrestre » (64). « Nous ne sommes que des rêveurs, c’est-à-dire des êtres qui rejouent leurs mimèmes. Ce qu’on a appelé l’« association des idées » n’est, en réalité, qu’une combinaison de mimèmes ». On dit volontiers que lorsque ce « rejeu » se fait quand nous sommes éveillés, c’est la pensée, et quand nous sommes endormis, c’est le rêve. Mais le réel anthropologique ne se découpe pas. À vrai dire, il n’y a pas de rêve endormi ni de pensée éveillée. C’est exactement le même mécanisme qui joue. [...] En réalité, nous rêvons avec tout notre corps » (AG, p. 64-65). Le gesteur est donc, essentiellement, rêveur. Ou plutôt : le geste vivant est rêve, connaissance-mouvement, « mimodrame agencé ». « Le rêve rythmo-verbal rejoue surtout chez les poètes, les orateurs, tous ceux qui, chez nous, manient le verbe. » Qu’est-ce que le génie, donc ? « Chez certains, l’automatisme arrive à être dominé par un dirigisme transcendantal. C’est le génie [51] ».
La Manducation de la Parole consacre son dernier chapitre au « Geste inattendu », découvrant, génial (MP, p. 646). C’est d’abord « un geste qui se cherche » parmi « des milliers de gestes [...] en attente. Mais voilà qu’un jour, un génie individuel, comme l’est tout génie, passe. Il intussuceptionne ce geste, millénairement élaboré, et il le rend tellement sien et tellement prestigieux que ce geste semble être sans ancêtres et sans analogie possibles » (MP, p. 642). Jousse le compare à « une fleur miraculeuse, épanouie soudain, en dehors du temps et de l’espace, sans racines, sans tige et sans bouton. » Et pourtant : « toutes les pages qui précèdent celles-ci se sont ingéniées à chercher, à cette fleur de miracle, des racines profondes, une tige vivace, un bouton gonflé d’infini » (MP, p. 643). Le chapitre suivant évoque « les Gestes trop attendus » dans le « fourmillement de gestes » (MP, p. 644 et sq). L’attente est « lointaine ».
Le « geste inattendu » advient et « du banal, du verbal, va sortir l’original, va sortir le chosal [52] ». Ce geste a exactement la structure du « rêve éveillé », qui n’est encore ni faire ni agir, mais constitue peut-être la clé du poème didactique où la pensée, selon le voeu de Schiller, serait entièrement poétique et « suscitante » : événement ou drame, qui ferait vivre et qui espacerait la suite des phrases contre toute attente, changeant les conditions de la pensée et les dispositions.


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