Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
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N°15 - L’alchimie Koltès
par
LETTRES BERNARD-MARIE KOLTÈS Au départ, il y a le choc d’une image. Tous les admirateurs du théâtre de Koltès se souviennent du frémissement qui les a saisis quand, dans la dernière séquence de Roberto Zucco, le héros ténébreux de la dernière pièce de l’auteur s’échappe « par les toits, vers le soleil », et chute dans une gloire improbable. Peu de temps après la mort de Koltès, il devenait difficile de ne pas superposer les deux trajectoires, celle du personnage et celle de l’auteur, disparu prématurément après avoir, comme on dit, brûlé sa vie. On aurait pu s’attendre à ce que cette force d’emprise du mythe et de l’imagerie romantique, vingt ans après la disparition de Bernard-Marie Koltès, se fût quelque peu émoussée. C’était peut-être compter sans le poids des mots, j’entends ceux-là mêmes de l’auteur et ceux de ses proches, amis ou témoins. Car voici que ces mots ravivent le mythe ou du moins en mettent à nu les fondations. Deux volumes viennent tour à tour de paraître, d’abord les Lettres de Koltès, réunies par les soins de François Koltès, puis la première biographie exhaustive consacrée à l’auteur et que signe Brigitte Salino, critique de théâtre au Monde. Deux volumes aussi précieux l’un que l’autre, à des titres divers, mais qui vont plutôt contribuer à conforter nos premières représentations mentales. Malgré les efforts d’objectivation et de neutralité qui se font jour dans le dernier ouvrage, peu suspect de verser dans le lyrisme et la complaisance, l’imagerie résiste, et l’alchimie de l’œuvre conserve, en dépit de tous les éléments qui l’éclairent, son point aveugle. Brigitte Salino rapporte (p. 303) à propos de l’homme Koltès ce jugement de Luc Bondy, le metteur en scène qui lui commanda la traduction du Conte d’hiver de Shakespeare : « Il était à la fois très proche et très distant : un personnage dans une fuite et un parcours. » La fuite en avant, nous la pressentions au sens d’abord le plus concret – la drogue, attestée dans le choix du titre de son roman La Fuite à cheval très loin dans la ville –, et jusque dans la rencontre prématurée avec une mort, plus d’une fois anticipée par la pensée. Le parcours, lui, prend l’allure, quand on lit la correspondance, d’une trajectoire semée d’embûches et passant par des paliers suspensifs qui furent autant de passages à vide, et dont la fin ultime ne pouvait être que la reconnaissance et la gloire, obtenues in fine, sinonin extremis. On sait trop bien ce qu’une telle ligne de vie peut devoir à un schéma téléologique et à une reconstruction a posteriori induite par l’illusion de perspective de la mort. Ce qui est troublant, c’est que cette trajectoire s’accomplit en connaissance de cause, en toute lucidité, et qu’elle passe, comme le montre Brigitte Salino, par des renoncements successifs : renoncement à une vie « normale », très tôt proclamé, douloureusement revendiqué dans les lettres à sa mère (lettre du 26 mars 1968) ; renoncement au Théâtre du Quai à Strasbourg, donc à la mise en scène et à l’expérience collective, qui est anticipé dès 1971 (première rupture suite à l’échec de la tournée en Bretagne) au point que certains de ses amis (Louis Ziegler) ont pu le vivre comme une trahison ; abandon de La Nuit perdue en 1973 (il prend les bobines et disparaît !) ; refus de remettre sur le chantier quantité de projets ou de réalisations qui ne le satisfaisaient pas (que de manuscrits perdus !) ; renoncement aux adaptations et aux mises en scène après la cruelle désillusion de la première de Sallinger à Lyon le 21 mars 1978. Le repli sur « son » monde et sur l’écriture s’accentue au retour du Guatemala, dès 1979, au point qu’on le voit prendre ses distances par rapport au cocon du chalet de Pralognan, tenir sa mère elle-même à distance tout en lui expliquant que l’amour qui les unit reste intact, se soustraire parfois aux retrouvailles familiales rituelles pour revendiquer une « solitude » citadine qui tissera autour de sa création une sorte de toile protectrice. Et les projets s’enchaînent avec frénésie dans les dernières années, comme si la course-poursuite avec la mort avait entamé un tragique compte à rebours, et comme si tout devait être sacrifié à l’écriture. Même si la fratrie demeure (François, Jean-Marie) et s’il y a place pour les petites joies du quotidien autour du centre nerveux de Pigalle, pour les ripailles et pour les fêtes avec les amis, les Momo et les Rasta, les Madeleine (Comparot) et les François (Regnault), et même si bien sûr c’est une nouvelle aventure qui s’offre à lui au cœur de chaque nuit – « l’appel de la forêt », disait-il –, on perçoit comme une ascèse dans ce parcours. À propos de la tentative de suicide de 1974, Brigitte Salino remarque à juste titre (p. 98) : « Toute l’œuvre de Koltès est traversée de faits biographiques, totalement anecdotiques au regard de l’usage qu’il en fait, du sens qu’il leur donne, de l’autonomie qu’ils acquièrent. » On ne saurait mieux reconnaître que, même quand nous pénétrons dans l’arrière-boutique de la vie, l’alchimie de l’œuvre nous reste impénétrable, ou du moins incertaine. Pourtant, exception faite, peut-être, pour les petits billets à Nicole Archen laissés sur sa porte ou sur sa table lors des séjours chez elle à Paris (mais ceux-ci ont leur saveur et leur humour), et qui nous font découvrir comme par effraction l’univers quotidien, intime et domestique de Bernard (linge sale, chemises propres et vie au jour le jour) –, la lecture des Lettres ne laisse pas le lecteur sur sa faim et ne nous fait côtoyer l’anecdotique que pour le sublimer. Les difficultés financières inextricables – l’attente anxieuse d’un mandat à l’autre bout de la planète ! – participent elles-mêmes d’un choix de vie qui, non content de privilégier l’écriture, revendique hautement le droit de vivre de l’écriture. Quant aux lettres à « [s]a chère maman », empreintes d’une tendresse et d’un amour jamais démentis, on découvre avec stupeur, nous y reviendrons, qu’elles contiennent parfois les plus rigoureuses explications de texte de son œuvre. Certaines enfin, comme la si belle lettre à Hubert Gignoux du 11 février 1978, qui fut lue en 1999 par Patrice Chéreau lors du premier colloque de Metz et enregistrée pour France Culture, nous montrent l’auteur, comme l’écrit Brigitte Salino, « dans toute sa complexité, sensuelle et anxieuse, lyrique et prosaïque, contemplative et engagée » (p. 136) et nous hissent, à la faveur d’une prose poétique rythmée et musicale, à cette hauteur de vues qui est celle de la contemplation désabusée de l’Histoire : « Camarade, Il m’arrive de craindre une vraie fatalité de l’histoire sur les destins individuels […] ». Les Lettres se lisent comme un roman et comme l’aventure d’une écriture. Qu’apprend-on à cet égard, que nous ne savions pas ? Le choix de Lettres de chez Minuit et le livre de Brigitte Salino peuvent se lire en miroir, comme se complétant l’un l’autre, puisque le critique a eu accès à la correspondance de Koltès avant sa diffusion en librairie (elle est assez souvent commentée), et que les confidences de Koltès et les propos recueillis auprès des proches s’éclairent mutuellement. Nous savions déjà que la vie de Koltès était rythmée par les voyages (New York, l’URSS, l’Afrique, le Mexique, le Nicaragua et le Guatemala, New-York encore et toujours, l’Afrique encore et toujours, et le Brésil, et le Portugal, et le Guatemala à nouveau pour finir : « Il faut que je retourne au Guatemala »…). Nous percevions obscurément tout ce que l’œuvre devait à cette nécessité pour lui de faire céder les coutures d’une enfance protégée, de s’ouvrir à d’autres langues en gardant précieusement par-devers lui le talisman de la langue maternelle, et de cultiver une certaine « solitude » – le mot revient avec insistance dans la correspondance –, tout en recherchant à la faveur de l’anonymat le contact avec ceux qu’il reconnaissait comme étant de sa « race ». « Sache, écrit-il de New-York à sa mère le 19 mai 1981, qu’ici abondent les gens de ma « race », que je caractériserais par : l’inquiétude (fondamentale), le désespoir absolu (et sans tristesse), et le goût du plaisir. » Mais nous n’avions pas bien pris encore la mesure de ce rythme intérieur qui faisait battre l’écriture – diastole / systole : dilatation dans l’ouverture à la diversité et à la beauté du monde / contraction au moment d’enfermer cette beauté dans les rets de l’écriture. Ce rythme devient ici en quelque sorte palpable. Pourquoi s’étonner si quelques lignes plus bas, dans la même lettre, Koltès ose s’écrier : « si j’y arrivais [à m’approprier une parcelle de cette beauté], je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération » ? Déjà, dans une autre lettre à sa mère (25 septembre 1978), il évoquait « les deux pôles que j’ai dans l’existence » (la connaissance de la vie et l’imagination), et dans une autre encore (5 juillet 1977) « l’éternelle opposition entre le grand voyageur et le "philosophe en chambre" ». S’il est un moment de grâce où les deux termes de cette opposition vont pouvoir s’équilibrer harmonieusement, dans un mouvement de balancier a minima, c’est bien lors de son séjour au bord du lac Atitlán, à San Pedro de la Laguna. Un certain repos proche du dépouillement, une sorte de quiétude s’installe ici dans la beauté d’un environnement préservé, dans une vie frugale comme figée hors du temps, dans les contacts restreints mais non dénués de séduction avec les Indiens, dans l’alternance aussi entre lecture et écriture (l’écrivain met la dernière main à une première version de Combat de nègre et de chiens et écrit deux des nouvelles de Prologue). Koltès en reviendra plus convaincu que jamais qu’ « écrire, pour moi, est toute ma vie » (25 octobre 1978). En réalité, nous n’en avons pas fini avec le politique, parce que celui-ci est indissociable pour Koltès de la recherche d’un langage dramatique et d’une écriture du désir. Si j’évoquais plus haut les lettres « explications de texte » à sa mère (lettre du 5 juillet 1977 et lettre non datée de septembre 1977), qui toutes deux se rapportent aux réactions de Madame Koltès à la Nuit juste avant les forêts, c’est parce qu’elles manifestent, face à l’incompréhension supposée de sa correspondante, une générosité et une lucidité peu ordinaires, comme si cette incompréhension touchait précisément le point sensible, le nerf de l’écriture, et qu’elle nous reportait au cœur même de l’interrogation qui sous-tend la pièce : comment, s’agissant de la solitude affective, ce bien commun que nous avons tous en partage (quelles que soient par ailleurs les protections sociales dont nous bénéficions), comment donc « passer la barrière du langage », passer outre « toutes les oppressions enfin qui ferment la bouche » et faire en sorte que « tout [doive] être accessible » ? Il y a pour Koltès, si l’on peut risquer cette expression, un oecuménisme de la souffrance qui justifie, selon la lettre suivante à sa mère, qu’on cherche le langage susceptible de passer outre à la fois la « vulgarité » du propos et la « hauteur de conversation », par l’entremise d’une forme hybride, musicale et prosaïque en même temps. « Parler de », (du sexe), par exemple, poursuit Koltès, c’est se servir de ce que le personnage connaît le mieux pour parler « du reste », de ce qu’il est bien incapable d’exprimer : « ce n’est pas ce dont parle quelqu’un qui est intéressant, mais ce qu’il est, ce dont il parle n’étant que le moyen. » Où l’on découvre que cette façon de parler « à côté » dont le « quasi-monologue » (Anne Ubersfeld) demeure effectivement le plus bel emblème dramaturgique, plonge ses racines dans l’être et dans la souffrance indicible des corps. Où l’on comprend mieux aussi ce que découvre et nous révèle Brigitte Salino après consultation des archives de l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) : que Koltès écrit d’abord « l’histoire de chaque personnage, longuement, en remontant parfois très loin dans le passé et en poursuivant aussi très loin dans le futur, au point qu’avec chacun des personnages il pourrait faire une pièce. Ensuite, élaguer (…) » (p. 154) Qui a dit que le personnage de roman et de théâtre était mort à tout jamais ? Parvenus à ce point, nous aurons intérêt à relire la lettre que Koltès, sans doute piqué au vif par le reproche de « formalisme », adresse à Hubert Gignoux le 7 avril 1970 après lui avoir fait parvenir le texte desAmertumes : L’ensemble d’un individu et l’ensemble des individus me semblent tout constitués par différentes « puissances » qui s’affrontent ou se marient, et d’une part l’équilibre d’un individu, d’autre part les relations entre personnes sont constitués par les rapports entre ces puissances. Dans une personne, ou dans un personnage, c’est un peu comme si une force venant du dessus pesait sur une force venant du sol, le personnage se débattant entre deux, tantôt submergé par l’une, tantôt submergé par l’autre. On a donné parfois à l’une le nom de Destin, mais cela me paraît trop schématique – et trop facile ! Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs. Bien au-delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir en chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd, qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile – et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toute façon révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse. Koltès n’a même pas vingt-deux ans lorsqu’il énonce cette profession de foi qui ne se démentira jamais et qui contient en germe tout le développement de son théâtre (on songe en particulier à Quai Ouest, à Dans la solitude des champs de coton). Mais on touche ici peut-être, du même coup, aux limites de l’exercice de la biographie et à ce que j’appelais le point aveugle de l’alchimie de la création. Car enfin qui s’enhardira à reconstruire la généalogie d’une telle Weltangschauung ? [1] Ni Stanislavski, ni Brecht, précise non sans à propos le jeune auteur – metteur en scène. Il n’empêche que nos boussoles s’affolent quand on déplie ainsi sous nos yeux, et sous la forme d’une totalité – telle Minerve sortie toute casquée du cerveau de Zeus – la vision (vitaliste, naturaliste, mécaniciste ou suprasensible ?) d’un univers échappant à ce point à la connaissance réflexive. « Koltès a mis des caches sur sa vie, et institué des strates dans ses relations », affirme à juste titre Brigitte Salino (p. 162). Gageons que les caches et les strates de l’œuvre en gestation conserveront longtemps encore leur mystère. Raison de plus pour consolider les repérages. Sur l’écriture à proprement parler, et au-delà des déclarations nouvelles pour nous (une page surprenante dans la lettre à Évelyne Invernizzi du 15 septembre 1978, sur le « tissage » : « écrire du jean solide comme un Levi’s lisible et utilisable dans tous les sens »), la confirmation la plus éclatante fournie par l’ensemble des Lettres va dans le sens d’une exigence quasi flaubertienne et d’un travail colossal, sans cesse repris. Quand au terme de ce travail harassant la satisfaction est au rendez-vous, fusent chez Bernard-Marie quelques gloussements de plaisir qui ne dépareraient pas dans la correspondance de Gustave. Lors de l’hommage à Koltès organisé fin avril par la ville de Metz, les élèves du Conservatoire de la ville avaient su tirer un assez beau parti de la lettre du 17 octobre 1978 à Évelyne Invernizzi : les corrections proposées ou plutôt exigées par l’auteur, notamment pour la ponctuation, étaient rythmées dans un effet de crescendo et soutenues par l’accompagnement du piano, et elles suggéraient à merveille, sur un mode à la fois exalté et rageur, le tissage de l’écriture. Mais il faut remonter plus haut. Sur les lectures, nous étions à peu près au clair, mais bien des détails tirés des Lettres ou des témoignages recueillis par la biographe viennent compléter l’information. Rimbaud occupe toujours la place centrale, sans que pour autant, au-delà de quelques citations, Koltès se soit beaucoup expliqué sur la fascination qu’exerçait sur lui l’œuvre (on se souviendra du moins qu’à l’automne 76 il projeta une adaptation d’Un cœur sous une soutane). Les périodes russe (Tchekhov, Dostoïevski, Pouchkine) et américaine (Salinger, Conrad, Faulkner) s’emboîtent mieux, on croise Genet ici et là (« Il y a du Genet dans l’air ! » conclut la fameuse lettre à Gignoux), et Proust semble avoir été plus pratiqué et médité qu’on ne le pensait (Brigitte Salino rétablit p. 124-125, une page de Proust qui, selon l’aveu de Koltès à Yves Ferry, l’a « saisi »). De même, l’influence continue qu’a pu exercer le contact avec l’œuvre de Shakespeare en aidant Koltès à s’affranchir des contraintes d’écriture s’en trouve mieux dégagée. D’une manière plus générale, le rôle des « passeurs » que furent successivement Gignoux, Michel Guy et François Regnault devient également plus éclairant. Reste que l’alchimie qui aboutit à la fusion des cultures populaire et savante conserve d’autant plus son mystère que Koltès, modeste ou cachottier, brouille les pistes à plaisir. Ainsi Patrice Chéreau avoue n’avoir pendant très longtemps même pa Dans la solitude des champs de coton, ce miracle esthétique, reste exemplaire, et il y a fort à parier qu’il continuera longtemps d’exciter les curiosités et les convoitises des chercheurs. Comme Brigitte Salino ne recule pas devant cet exercice difficile, nous allons à nouveau brièvement l’examiner. Pour les pilotis de l’œuvre, nous disposions de deux témoignages. Celui que Chéreau avait confié à L’Express : une rencontre de hasard à New York avec un homme qui fait une offre mirifique et qui s’avère « faire la manche ». Et celui de Koltès lui-même, revendiquant la filiation avec « le dialogue philosophique à la manière du XVIIIe siècle » et caractérisant les personnages ainsi : un bluesman du Mississipi et un punk de l’East Side. On ne saurait être plus précis. Là où les pistes se compliquent sans d’ailleurs se contredire nécessairement, c’est qu’on apprend, quand on lit Brigitte Salino, que Koltès parlait depuis longtemps à Pierre Audi de son désir d’écrire sur deux joueurs de poker (p. 240) ; que la scène telle qu’elle est racontée par Chéreau pourrait être la récriture pudique d’une proposition d’un autre ordre : sous prétexte de faire la manche, offrir à l’interlocuteur de coucher avec lui (p. 240) ; que Koltès disait aussi s’être inspiré d’un film de Norman Jewison en « détournant » le titre Dans la chaleur de la nuit (In the Heat of the Night), un film dans lequel on voit des champs de coton (p. 231) ; qu’il existe un roman de Carson McCullers, Franckie Adams, que Koltès avait lu, et qui décrit quelque part un décor de vieilles baraques délabrées « perdues dans la solitude des champs de coton » (p. 284) ; qu’Heiner Müller, l’auteur allemand que fréquentait Koltès et qui fut son traducteur – adaptateur, avait écrit une pièce, Quartett, sorte de combat sans merci réunissant les deux protagonistes des Liaisons dangereuses, Valmont et Merteuil, et que cette pièce venait d’être montée par Chéreau (243) ; qu’enfin Michel Laurent, qui fit deux voyages au Maroc en compagnie de Koltès, confie que pour lui « tout ce que Bernard a appris ici se retrouve dans la pièce : la dialectique, le dialogue, la capacité de négociation et de discussion infinie sur un objet sans valeur » (p. 166). Nous n’avons que l’embarras du choix. Encore Brigitte Salino n’évoque-t- elle pas les champs de coton de Faulkner. En revanche, elle ne manque pas de rappeler, au moment d’évoquer la formation chez les Jésuites de Saint-Clément, que « l’enseignement jésuite se fonde sur l’apport de la rhétorique, la volonté de considérer un dialogue comme une vraie argumentation, le désir de faire apparaître le sens caché » (p. 27). Dont acte. On pourrait à vrai dire verser aujourd’hui au dossier, après la lecture des Lettres, une pièce supplémentaire d’une autre nature. Car ces déterminations, si l’on excepte bien évidemment la dernière, restent au fond relativement circonstancielles. Mais si on lit avec attention la longue lettre à Hubert Gignoux déjà citée de 1978, on remarque que ce qui fournit à l’écriture de la lettre son décor et son motif, c’est la promenade au fil de l’eau, le long des rives du Niger, promenade rythmée par le bruit des rames mais surtout par le regard intermittent et muet que Bernard échange avec le rameur noir, en somme par les intermittences d’un désir qui n’osera jamais dire son nom. Or tout se joue là dans le rapport au temps, dans l’intervalle entre deux échanges. Koltès rêve : (il faudra bien un jour que je découvre à quelle mesure du temps se rattache ce rythme contraignant qu’impose aux rapports le parti pris – ou la nécessité – du silence ; choisis un étranger (étranger = qu’aucune autre forme de langage ne t’a jamais lié à lui) (sic) et regarde-le : la multitude de significations que prendra ton regard au cours du temps, de seconde en seconde, se transformant sans cesse, et selon qu’il te regarde ou non, l’infinie variété de combinaisons de sens !) Si l’on veut bien se souvenir que le dialogue de Dans la solitude des champs de coton procède de l’échange muet des regards et qu’il s’en nourrit au point de ne cesser de le commenter, il devient clair qu’à huit ans de distance, Koltès a su, le projet ayant peut-être été réactivé par le faisceau de circonstances antérieurement évoqué, mettre des mots sur cette « infinie variété de combinaisons de sens ». Le langage « un peu voyou » et la rigoureuse architecture de la rhétorique des Jésuites – laquelle reproduit d’ailleurs des modèles autrement plus anciens [2] – se sont pliés à la « mesure du temps ». Rien de moins circonstanciel, rien de plus concerté. Resterait à examiner ce que cette alchimie incertaine doit, non pas à « l’air du temps » – Koltès trouvait ce dernier, dans la sphère du théâtre, plutôt irrespirable –, mais à un travail qui s’est effectué sur le fond de toute une tradition esthétique, morale et sociale, pour mieux s’en détacher. On y gagnerait de mieux comprendre dans quelle mesure son œuvre nous a devancés, accompagnés, guidés, et comment a pu s’opérer cette autre alchimie : comment il a pu se faire qu’un public, une génération, une sensibilité que nous avons encore aujourd’hui en partage, malgré les inévitables tâtonnements et les premiers heurts avec la critique (souvenons-nous des réactions à la première de Dans la solitude des champs de coton…) ont appris à se retrouver dans des textes qui, à la lettre, n’étaient pas compris. Peu d’indices sont ici avancés. Un long travail reste à faire sur ce qu’il faudrait appeler « l’horizon d’attente » des textes de Koltès, et Bernard-Marie Koltès n’est plus là pour expliquer patiemment, comme il le faisait à sa mère, en quoi consistait l’écart qu’il mettait en place.
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