Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
articles parus en ligne
Sommaire des
anciens numéros:
N°01
|
N°02
|
N°03
|
N°04
|
N°05
|
N°06
|
N°07
|
N°08
|
N°09
|
N°10
|
N°11
|
N°12
|
N°13
|
N°14
|
N°15
|
N°16
|
N°17
|
N°18
|
N°19
|
N°20
|
|
N°21
|
N°22
|
N°15 - Résumés des articles
par
L’ALCHIMIE KOLTÈS par André Job Bernard-Marie Koltès est mort il y a tout juste vingt ans. Cet anniversaire a été l’occasion de deux publications importantes : la première biographie de l’écrivain par Brigitte Salino et une édition de ses Lettres par son frère. André Job rend compte de ces deux ouvrages en dégageant ce qu’ils apprennent de nouveau sur la personne de Koltès, comme son engagement au côté du PCF, sur ses lectures ou sur la façon subtile dont certains événements de sa vie l’ont inspiré. Mais l’intérêt de ces deux ouvrages est surtout de montrer à quel point Koltès réfléchissait sur son travail d’écrivain, s’intéressant aussi bien à la ponctuation (et plus généralement au rythme de la phrase) qu’à la rhétorique classique, au silence ou aux jeux de regards, faisant preuve dès ses débuts d’une rare maturité et d’une vraie profondeur. LA POÉSIE DU GESTE Excellente initiative des éditions Gallimard, la republication des trois titres de Marcel Jousse (1886-1961) : L’Anthropologie du geste, La Manducation de la parole et Le Parlant, la Parole et le Souffle. Esprit infiniment créatif, Jousse a élaboré une anthropologie poétique qui est en même temps une poétique de l’anthropologie : fondant non seulement la poétique sur l’anthropologie, mais exposant une poétique du discours scientifique sur l’homme, immédiatement appliquée, note Philippe Beck, par la conjonction du néologisme didactique (d’une foisonnante inventivité) et d’un enseignement strictement oral — lequel, heureusement, a été transcrit. Cette pensée originale et forte a été considérée dans cet article selon trois angles successifs : une anthropologie du langage vivant fondée sur la notion de geste ; un platonisme singulier quant aux forces de mort de l’écrit ; une théorie du geste poétique, qui révise le sens de l’unité des discours selon une rythmo-pédagogie première. On comprend pourquoi le travail trans-disciplinaire du R. P. Jousse, S. J., n’a cessé d’irriguer les recherches ultérieures. Il mérite d’être redécouvert. Dans son essai Composition française, l’historienne Mona Ozouf revient sur son enfance bretonne. Elle explique comment son identité s’est construite dans la coexistence difficile du national et du local : de la République et de la Bretagne. Ce tiraillement jamais apaisé, dont elle rend compte avec sensibilité, éclaire son itinéraire intellectuel. Il permet de comprendre que la réflexion de Mona Ozouf sur les impasses de la culture révolutionnaire française ne vient pas seulement du rapprochement entre la Terreur et l’expérience communiste ; elle vient aussi de cette conviction intime qu’il y avait quelque chose d’injuste dans le refus des « particularismes » dont firent preuve les révolutionnaires dès 1789. C’est donc son autoportrait d’historienne que Mona Ozouf brosse en creux, celui d’une « girondine » dans les deux sens du terme : contre la Terreur, mais également contre les excès de la centralisation parisienne. Passant outre le style spectaculaire d’Avital Ronell, Jérémie Majorel interroge ses quatre derniers livres traduits depuis peu en français. Le constat est saisissant. Inspirée par les dispositifs énonciatifs performateurs de Jacques Derrida, la philosophe américaine se fait standardiste du verbe, multipliant les connexions immédiates à distance. Ces branchements de la métaphysique européenne, depuis Platon jusqu’à Blanchot en passant par Flaubert (Madame Bovary), Nietzsche, Heidegger et bien d’autres, sur des sujets apparemment incongrus, réactivent des thèmes trans-séculaires : l’appel, la nage, les drogues, le deuil, la bêtise, l’épreuve, la question… Moins provocante que convocante, Avital Ronell électrise la pensée. L’ANALYSE SOURCIÈRE La place originale qu’occupe Michèle Montrelay au sein de la mouvance lacanienne se manifeste, eu égard au thème par elle privilégié de la féminité, et en l’occurrence de la gravidité, par l’invention d’une « mythologie » propre, celle de l’« être-deux-dans ». À même sa pratique rompue aux drames et aux angoisses, redoublant la « croix du transfert », l’auteur témoigne de moments d’émotion pure, de joie fulgurante, « harmonique », marque, dans son jaillissement, de l’implantation du petit humain dans le corps qui le porte. Analysés avec une pertinente subtilité, dans le droit fil de l’invention freudienne, ces moments ne sauraient donner lieu à remémoration ou à représentation, mais ils sont réactivables. L’article suggère plusieurs incidences d’un tel couplage primordial (contre toutes les formes, désolantes, de la fusion ou de l’amalgame), là où résonne, trace « pathique » de l’Autre, un « monde évanoui » (Proust) : en termes d’inconscient, de cure, de sublimation. UNE ÉTHIQUE DU DÉSENGAGEMENT Le lettré n’est ni l’écrivain, ni l’intellectuel. Il n’a ni la singularité du premier ni l’attachement au siècle du second. C’est ce qui justifie l’entreprise de William Marx dans son bel essai Vie de lettré : écrire une biographie intemporelle et collective du lettré qui présente son mode de vie, l’emploi de son temps, ses mœurs et ses traits distinctifs. Tiphaine Samoyault rend compte de ce projet et des postulats qui l’autorisent (notamment celui d’une permanence de la figure du lettré) en le confrontant au célèbre ouvrage de Julien Benda, La Trahison des clercs (1927), qui pose le problème de la possibilité même d’existence du lettré aujourd’hui. LES NUITS DE TIEPOLO On fait communément de Tiepolo le peintre le plus léger et gai d’un siècle réputé pour « sa douceur de vivre » (le mot est de Talleyrand). L’éditeur, écrivain et essayiste italien Roberto Calasso prouve dans son ouvrage, Le Rose Tiepolo, que c’est là un lieu commun. Il se penche à cette fin sur une série de gravures, les Scherzi, dont il fait valoir l’inquiétante étrangeté. Comment interpréter ces œuvres où l’on voit des Orientaux âgés brûler des serpents sur des autels en ruine ? Leur existence n’oblige-t-elle pas à réévaluer toute la production de Tiepolo ? L’art du peintre vénitien n’est-il pas plus profond qu’on le croit ? Ce sont là quelques-unes des questions posées par Calasso. Ce n’est cependant pas tout l’intérêt de son livre. Alain Rauwel et Guillaume de Sardes remarquent que Le Rose Tiepolo a une portée plus générale : il montre par l’exemple à quelles conditions on peut espérer comprendre une image. L’histoire moderne de la folie, telle que la décrit et l’analyse Patrick Coupechoux, s’identifie avec la naissance et les avatars de la psychiatrie. Le geste « libérateur » de Pinel constitue le couple médecin-malade, ouvrant à l’âge d’or de l’aliénisme (différent en France et en Allemagne). Alors que la rencontre est manquée avec la psychanalyse, et que de puissants fantasmes eugénistes travaillent la société, culminant avec les crimes nazis, la folie, jugée soignable, se voit soustraite en partie à l’autorité judiciaire. Avec la Libération, la psychothérapie institutionnelle et le secteur tracent des perspectives « démocratiques » qui se heurtent, au moment même de leur mise en place, à de multiples obstacles. Contestée sur sa gauche par l’antipsychiatrie, mise en cause par la montée en puissance du biopouvoir médical, qui s’appuie sur la découverte de nouveaux médicaments et le succès des thérapies comportementales, la nouvelle conception ne résiste pas à la généralisation, à partir des années 1970, des politiques étatiques d’économie des dépenses publiques. La psychiatrie en est la première victime. Combinée avec la stigmatisation du fou criminel dangereux, apparaît alors la notion globale d’une politique de santé pour tous les normaux… Histoire à suivre.
|
---|