Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
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N°15 - LES NUITS DE TIEPOLO
par
LE ROSE TIEPOLO par Roberto Calasso, Paris, Gallimard, 2009 (Il rosa Tiepolo, Milan, Adelphi, 2006) On ne saurait dire que Giambattista Tiepolo soit un artiste méconnu. Sa place éminente au Panthéon des Italiens ne lui a guère été contestée. En France, si l’on se rapporte à ces grandes expositions des années 1930-1960 qui vraiment firent le goût du public, jamais ses œuvres ne manquèrent au catalogue. Pour la colossale rétrospective tenue au Petit Palais en 1935, dont on n’imagine plus aujourd’hui le retentissement, il figurait même sur l’affiche : « Exposition de l’art italien de Cimabue à Tiepolo ». Il lui revenait ainsi de clore la longue théorie des Maîtres, avec ce que cela suppose d’accomplissement, mais aussi d’inévitable épuisement. La tonalité restait la même en 1960, dans la préface officielle du catalogue L’Art italien au XVIIIe siècle : « une tradition antique et glorieuse arrive à ce moment à son terme dans l’apothéose d’un fantastique et lumineux déclin »… À cette date, en Italie, la fortune de Tiepolo était marquée par le dédain de celui que l’on pourrait presque considérer comme le Duce de l’histoire artistique de la Péninsule : Roberto Longhi. Le professeur florentin, le tout-puissant éditeur de Paragone, avait composé un étonnant dialogue, où Caravage et Tiepolo s’entretenaient aux Enfers. Le premier, objet de toutes les admirations de Longhi, faisant du peintre le traducteur d’une bien hypothétique « vérité », reprochait à son collègue d’avoir cédé à la passion si vénitienne des masques, d’avoir préféré la somptuosité des fêtes galantes à la réalité crue des rues et des bouges. La postérité de ce réquisitoire fut longue, reléguant Tiepolo au chapitre des superficialités aimables, et c’est l’un des mérites de l’essai de Calasso d’apporter de nouveaux éléments au dossier de l’ère Longhi, dont Federico Zeri avait déjà, à son habitude, quelque peu égratigné la statue d’apparat . Le Rose Tiepolo ne serait pourtant qu’une étude parmi beaucoup d’autres s’il se contentait de revenir sur l’historiographie d’un Vénitien du XVIIIe siècle. Il est tout autre chose : l’un des essais sur l’art les plus importants de ces dernières années. De ce point de vue, c’est une aubaine, et plus encore, que l’ignorance où l’on est du détail de la biographie de Tiepolo, doublée par l’absence de toute glose du peintre sur son travail. L’artiste mort, son corps évanoui, ne reste de lui, comme du chat du Cheshire, qu’un sourire sans visage, qui nargue les historiens d’art. C’est sans doute pour cela que beaucoup ne lui ont accordé que quelques lignes : il ne donne prise à aucune de ces filatures byzantines, à aucune de ces investigations psychologisantes aussi enflées que gratuites qui servent souvent à la corporation pour contourner ce qui seul compte : le regard sur les œuvres. Avec une obstination narquoise, Tiepolo s’est ingénié à ne laisser que des images. Pour le comprendre, il ne faut que des yeux, mais il faut les ouvrir grand. C’est ce qu’a fait Roberto Calasso. Étonnantes images ! On croirait d’abord quand on monte, marche à marche, la tête renversée, le grand escalier de la Résidence de Wurzbourg, plonger dans la lumière pure. Et il ne s’agit pas seulement des fonds, mais aussi – mais surtout – des figures. Giorgio Manganelli, l’air de rien, l’avait pressenti : les anges de Tiepolo ne sont rien d’autre que « de la lumière travestie en être humain ». Ils sont facétieux, d’ailleurs, ces ludions ailés : dans le plafond de L’Exaltation de la sainte Croix, aujourd’hui à l’Académie de Venise, le thuriféraire fait jaillir de son encensoir un nuage entier, sur lequel se vautrent, en un grand froissement de soie, quelques-uns de ses camarades célestes. La soie : voilà bien une autre passion de Tiepolo. Ses femmes blondes aux petits seins écartés, le teint rose et l’épaule ronde, ses femmes repues aux yeux lents, mi-clos, à la moue ennuyée, hésitent entre la perfection nacrée de leur chair et le goût de draperies somptueuses, brossées avec une volupté qui a passé les siècles. Mais convient-il vraiment d’employer le pluriel ? Calasso remarque que, des premiers tableaux vénitiens aux plafonds de Wurzbourg, pendant plus de trente ans, c’est la même femme qui est représentée, la même femme qui assume différentes identités (déesse, reine, sainte ou allégorie), sous différents vêtements, portant parfois les mêmes, à plusieurs années d’intervalle, tant sa garde-robe semble restreinte. Tiepolo mit à peindre cette femme une suite enragée, dont l’histoire de l’art offre peu d’autres exemples. C’était une obsession, c’était son idée fixe. La figure de cette jolie personne à l’air indifférent, peut-être dédaigneux, s’écarte tellement du beau idéal qu’on ne peut imaginer qu’elle n’ait pas été peinte d’après nature. Qui était-elle alors ? Quels étaient ses relations avec Tiepolo ? Pourquoi cette réserve indifférente, ce regard dérobé ? Incoercible curiosité du spectateur intrigué… Camille Mauclair assure qu’elle se nommait Christine et qu’elle était fille de gondolier : « Christine n’excitait pas moins la jalousie de la femme de Tiepolo que Séléné celle de Héra ! Et pour n’être point Jupiter, le peintre ne laissait point d’en prendre les licences . » Roberto Calasso lui ne dit rien, c’est bien dommage. Autre fait remarquable : au fil des ans, l’inconnue (ou Christine, comme on voudra) ne vieillit pas. Tiepolo prend de l’âge, elle continue d’avoir trente ans. Il en a fixé l’image, une fois pour toutes, vers 1730. Cette femme sortit-elle de sa vie ? Chercha-t-il à en raviver le souvenir en la peignant sans cesse ? Ou plutôt, la voyant vieillir, voulut-il affirmer, en lui conservant d’œuvre en œuvre les même traits, le pouvoir magique de la peinture ? Car c’est bien là que l’artiste s’égale aux dieux, quand il redonne à une femme sa jeunesse, une jeunesse qui n’existe plus que par la grâce de son pinceau. La couleur, celle des chairs, celle des drapés, règne ainsi dans toute son intensité, souvent un orange dont on se demande s’il est la teinte du grand midi ou d’un soleil de premier automne. Pour autant, le triomphe de la couleur ne va pas au détriment du dessin. Charles Blanc, auteur en 1863 d’une Grammaire des arts du dessin sur laquelle Marc Fumaroli vient de rappeler l’attention , a tranché un peu vite le procès de Tiepolo. S’il avait regardé plus attentivement tant les œuvres finies que les bozetti, il n’aurait pu que s’incliner devant l’alliance entre une prodigieuse rapidité du geste et une stupéfiante sûreté du trait, que Calasso a mille fois raison de rapporter à la sprezzatura du courtisan : « une certaine désinvolture qui cache l’art et qui montre que ce que l’on fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser ». Mais la question des Scherzi n’est pas seulement celle des serpents. Elle est celle de la conjonction des serpents, des hiboux, des « Orientaux », des autels… Pourquoi toutes ces figures reviennent-elles sans cesse, et ensemble ? Quel nœud les associe ? Sur ce point, le mystère reste entier, d’autant que l’on peine à saisir le rôle de Tiepolo dans cette affaire. Comment les gravures se placent-elles par rapport aux peintures ? Les hirondelles qui passent très haut dans le ciel des derniers tableaux d’Espagne sont-elles celles qui tournent au-dessus des sacrifices ? L’artiste obéit-il à un « programme » que nous aurions entièrement perdu ? Sa culture était-elle plus vaste, plus profonde que ce que nous croyons soupçonner ? Faudrait-il au contraire prendre à la lettre la fantasia revendiquée dans le titre (titre donné après la mort de Tiepolo par son fils Giandomenico), alors que nous serions tentés d’y voir une poudre jetée aux yeux frivoles pour leur laisser ignorer ce qui se passe d’infiniment grave sur ces feuilles rongées de lumière ? Calasso ne peut répondre, et certainement personne ne le peut. Personne, non plus, ne semble connaître la réponse à une question qui brûle les lèvres : de 1762 à 1770, Tiepolo est à Madrid ; Goya est né en 1746 ; a-t-il vu les Scherzi ? Il est donc des questions que Roberto Calasso ne pose pas, et d’autres qu’il pose sans y répondre. Son livre n’en demeure pas moins essentiel, il montre à quelles conditions on peut espérer comprendre une image. Calasso rejoint ici Daniel Arasse, et quelques autres, pour offrir à la modernité le De interpretatione qu’elle réclame. Il faut d’abord, nous dit-il, consentir à oublier tout ce que l’on sait (et d’abord les idées reçues, dont on ignore souvent jusqu’à l’origine) pour se laisser habiter par des nuages, des pans de brocart, des yeux mi-clos, des seins de femme, des casques de héros. Puis il faut rappeler à sa mémoire tout le savoir du monde, à commencer par le plus vieux, celui qui monte des âges mythiques. Il faut tenter de voir les nuages du peintre passer dans le ciel des poètes et des prophètes, le sein de ses modèles palpiter sur un corps de vierge ou de déesse. Roberto Calasso propose une approche sensible de la peinture, assez libre pour ne pas confondre l’érudition avec la connaissance et le respect servile des vieilles interprétations. Beau programme, en vérité. Mais même ainsi, la réussite n’est jamais sûre, à preuve les Scherzi. Pour lire vraiment les gravures de Tiepolo, peut-être eût-il fallu en faire ouvrir le portefeuille par un enfant, dont les mots encore neufs eussent éveillé au fond d’une mémoire infinie des réminiscences d’avant le temps. Un enfant qui donnerait la main à Borges, en somme.
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