Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )
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N°15 - Grandeur et malheurs de la psychiatrie
par
Ouvrage recensé : UN MONDE DE FOUS par Patrick Coupechoux, préface de Jean Oury Paris, Seuil, 2006 S’il est vrai, comme l’a écrit Lucien Bonnafé, que le comportement de la société vis-à-vis de ses déviants est un des meilleurs témoignages de son degré de civilisation, les nombreux ouvrages publiés sur ce sujet depuis les années 70 jusqu’à nos jours témoignent du renouveau des interrogations et des inquiétudes sur la manière dont est appréhendée la folie et dont sont traités les malades mentaux. On peut tirer profit à cet égard d’ouvrages fort éclairants tels que ceux de Marcel Gauchet et Gladys Swain, de Robert Castel, ou d’Elisabeth Roudinesco . On citera également, parmi les publications plus récentes , Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Flammarion, Paris, 2007 (Shyness. How Normal Behaviour Became a Sickness, Yale University Press, New Aven & London, 2007) ; ainsi que Philippe Petit, La France qui souffre. Enquête sur la souffrance mentale et ses traitements dans la France contemporaine, Flammarion, Paris, 2008. Le livre de Patrick Coupechoux, Un monde de fous, préfacé par Jean Oury, le directeur de la clinique de La Borde, retient particulièrement l’attention par sa rigueur et son effort de synthèse. Sa partie historique, qui s’appuie sur le travail exemplaire de Michel Foucault pour la période classique, est suivie par des descriptions de « paysages psychiatriques » (hôpitaux et cliniques psychiatrique, rues et prisons) et se termine par une réflexion critique. Il nous invite à considérer la naissance et les avatars de la psychiatrie, et par ce biais à appréhender ce qu’il en est de la folie moderne. Il nous servira tout au long de canevas. C’est dire si nous invitons nos lecteurs à s’y référer.
La scène se déroule à la suite d’une visite de Georges Couthon, membre du Comité de salut public et proche de Robespierre ; il se rend à Bicêtre non parce qu’il s’intéresse aux fous, mais pour y débusquer d’éventuels suspects. Couthon parti au soulagement général, le médecin-chef Philippe Pinel, sur les conseils d’un gardien préfigurant l’infirmier moderne, libère douze fous de leurs chaînes. Pinel libérateur des fous devant l’Histoire. Cette image d’Epinal destinée à passer à la postérité est interprétée par Michel Foucault comme le remplacement d’un type d’enfermement et d’assujettissement par un autre. A la même époque, un quaker anglais, Samuel Tuke, fonde près de la ville d’York un établissement qui cherche à reconstituer autour de la folie un milieu ressemblant autant que possible à sa Communauté. La révolution opérée par Tuke et Pinel, dit Foucault, n’est pas tant d’avoir ouvert l’asile à la connaissance médicale que d’y avoir introduit un personnage clef, le médecin ou plus exactement le couple médecin-malade. En son sein « se résument, se nouent et se dénouent toutes les aliénations ». On comprend alors pourquoi, d’après Foucault, « toute la psychiatrie asilaire du XIXe siècle converge réellement vers Freud, le premier qui ait accepté dans son sérieux la réalité du couple médecin-malade, qui ait consenti à n’en détacher ni ses regards, ni sa recherche, qui n’ait pas cherché à la masquer dans une théorie psychiatrique tant bien que mal harmonisée au reste de la connaissance médicale ». Lors de cette première rencontre la psychiatrie aurait pu se laisser conquérir par la psychanalyse. Il n’en a rien été. Si Gladys Swain et Marcel Gauchet portent un regard beaucoup plus « positif » que celui de Michel Foucault sur les initiatives de Tuke, Pinel et Esquirol son élève, c’est qu’ils les relient, en termes d’histoire des idées et non de rupture d’épistémé, à « la révolution individualiste, l’avènement de la société des individus, ce qu’on peut reconnaître comme l’œuvre de la révolution française » . Si folie et raison sont liées, c’est que la folie n’est pas incurable. On en recherche les causes, le traitement de la maladie dépendant de son origine. C’est à quoi s’attache Esquirol dans sa thèse, soutenue en décembre 1805 et intitulée : Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale. Il y a là selon eux rupture avec l’idée d’une essence de la folie, d’une folie complète, inaccessible. Mais ce n’est pas tout. Robert Castel souligne pour sa part que si, dès son origine, la psychiatrie s’est attaquée au désordre de la folie plutôt qu’à l’infrastructure organique qui peut éventuellement en constituer l’étiologie, c’est qu’elle s’est constituée d’emblée comme une tentative de réduction d’une pathologie relationnelle et non d’une pathologie des organes ; et de rappeler un texte de Pinel à l’origine de la tradition dominante de la psychiatrie : « Un des préjugés des plus funestes à l’humain [...] est de regarder leur mal comme incurable et de le rapporter à une lésion organique dans le cerveau […]. Je puis assurer que cette aliénation a un caractère purement nerveux, et qu’elle n’est le produit d’aucun vice organique de la substance du cerveau » . Avec Pinel, puis avec Esquirol, « commence l’ère des aliénistes qui vont petit à petit imposer leurs vues ». La loi de 1838 consacre presque complètement leur projet. Son article Ier prévoit en effet que « chaque département est tenu d’avoir un établissement public spécialement destiné à recevoir et à soigner le aliénés ». La décision de l’internement des fous (on parle de « placement ») et de l’administration publique de la folie est partagée entre les médecins et l’administration, au détriment de la justice qui ne peut exercer qu’un contrôle a posteriori. Le fou, reconnu comme tel par les médecins, ne peut être jugé, et encore moins enfermé sur simple décision administrative. Il existe dorénavant deux types de placements : le placement « volontaire » effectué à la demande des proches (concession aux conservateurs qui veulent défendre les droits de la famille) et le « placement ordonné par l’autorité publique », c’est-à-dire par les préfets, à l’encontre des individus dont le comportement menacerait l’ordre public ou la sécurité des personnes. Le tout est soumis à l’approbation des médecins. Pour Robert Castel, la loi de 1838 consacre à côté des trois pouvoirs traditionnels, législatif, exécutif et judiciaire, l’apparition d’un quatrième pouvoir, le pouvoir médical, en position d’arbitrage entre la justice et l’administration. Le fou se trouve ainsi en dehors de la loi commune. « Le nouveau système héritier de l’ancien régime, note Patrick Coupechoux, s’en est enfin détaché. L’hôpital n’est plus le symbole de l’absolutisme et de la tyrannie. Les pauvres, les mendiants, les débauchés, les opposants et les libertins l’ont déserté, pour n’y laisser que les fous. Même si c’est pour les soigner. » 2. La rencontre (provisoirement) ratée de la psychiatrie et de la psychanalyse Après avoir séjourné comme interne à Vienne, dans le service de Meynert, neurologue devenu psychiatre qui essaye de relier les troubles mentaux à des origines anatomo-physiologiques, Freud arrive à Paris en octobre 1885 pour suivre les enseignements de Charcot à la Salpêtrière . Charcot est un adepte de Claude Bernard, qui pense que « la pathologie éclaire le normal de la même manière que la mort donne sens au concept de vie », contrairement au psychiatre de langue allemande Kraepelin, qui croit au contraire que c’est la psychologie de la normalité qui peut enrichir la clinique. Suivant la tradition des grands aliénistes qui, depuis Pinel, éprouvent le besoin de bâtir leur propre système de classification des maladies mentales, Kraepelin, contemporain de Freud, s’est efforcé de construire une nosologie rationnelle des maladies mentales qui a largement influencé la psychiatrie moderne. Il existe selon lui trois grands groupes de psychoses : la paranoïa, la folie maniaco-dépressive et la démence précoce. La parution en 1883 de son Compendium de psychiatrie, réédité huit fois pendant trente ans et jamais traduit en français, devient un manuel de référence de clinique psychiatrique. Bien que novateur à cet égard, Kraepelin reste attaché au principe d’une psychiatrie entièrement médicalisée, dans laquelle le fou est considéré comme un individu dangereux, à enfermer. Il tente de prouver que les troubles psychiatriques résultent exclusivement de causes biologiques et héréditaires . Inversement le psychiatre suisse Eugen Bleuler, qui appartient à la même génération que Kraepelin et Freud, nommé en 1898 directeur de la clinique du Burghözli, dans le canton de Zürich, est persuadé comme Pinel qu’on ne peut comprendre les maladies mentales sans procéder à une investigation psychologique du malade. Bien que Bleuler ne remette pas en cause l’origine organique, héréditaire ou toxique de la maladie mentale, son mode de traitement est centré sur la relation « dynamique » entre le médecin et le malade, sur l’écoute du patient, plutôt que sur la classification de son cas. En recourant aux hypothèses freudiennes déjà utilisées dans l’analyse de la paranoïa, il publie en 1911 une monographie consacrée à l’étude de la démence précoce, qu’il rebaptise schizophrénie. C’est finalement l’œuvre clinique de Bleuler qui représente l’une des premières tentatives de démédicalisation de la pratique psychiatrique. Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliciter ici, ni Jung, qui entre à l’hôpital Burghölzli en 1900 comme élève de Bleuler, et qui rompt avec lui en 1909, ni Freud , qui choisit le terme de paraphrénie pour désigner la démence précoce introduite par Kraepelin contre celui de schizophrénie, proposé par Bleuler, et dont le conflit avec Jung se déroule entre 1906 et 1913, ne réussiront la conquête de la « nouvelle terre promise » que représentait d’après Freud l’univers de la psychiatrie. Freud, comme le formule Elisabeth Roudinesco, avait pourtant arraché la psychose à la psychiatrie comme il avait arraché la névrose à la neurologie, en la dégageant de son ancrage héréditaire et organique. La rencontre de Freud, Bleuler et Jung dans les années 1900 aurait pu déboucher sur une intégration de la psychiatrie dans la psychanalyse . Mais Freud ne parviendra pas à faire accepter par ses interlocuteurs sa théorie de l’inconscient et le rôle qu’il assigne à la sexualité. Certes, Freud « réfléchit au traitement des psychoses, il construit une nouvelle nosographie, mais au prix d’un repliement de la psychanalyse sur ses frontières, sur le divan et le fauteuil ». Quant à Jung, il abandonnera « Bleuler, la psychiatrie, le Burghölzli, l’hôpital, les pauvres, les fous, pour se consacrer dans sa maison du bord du lac à sa clientèle privée ». 3. Naissance de l’eugénisme ; extermination des fous pendant la dernière guerre. Parallèlement, d’autres conceptions se développent au cours du XIXe siècle. Les théories de la race et de la dégénérescence apparaissent au moment même où Charles Darwin publie son œuvre maîtresse, De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. En 1883, Francis Galton, interprétant à sa manière l’oeuvre de son cousin Darwin et passionné par les sciences naissantes des probabilités et de la statistique, introduit pour la première fois dans son livre Inquiries into human faculty and its development, le terme « eugénisme » (un néologisme qui signifie littéralement « bien engendrer »). En France, vers 1855, paraît l’Essai sur l’inégalité des races de Gobineau. En 1857, Benedict Augustin Morel, un psychiatre, publie le Traité des dégénérescences. Les fantasmes de la dégradation de la race attribuée aux maladies « héréditaires » que sont, d’après les eugénistes, les malformations physiques et mentales, et la nécessité de s’y opposer par une sélection déjà pratiquée avec succès par les éleveurs et les agriculteurs, connaissent en Europe et aux Etats-Unis un succès qui aboutira aux politiques criminelles de stérilisation et d’élimination des malades et des fous pratiquées par les Nazis. Ils faut rappeler que ces politiques ont été validées dès avant la première guerre mondiale par les plus hautes autorités scientifiques. Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, auteur du best-seller L’homme cet inconnu, le psychiatre Edouard Toulouse, « homme de gauche », animateur de la Ligue française d’hygiène mentale, théoricien de la biocratie (gouvernement des hommes fondés sur des critères biologiques), ou Gaëtan Gatian de Clérambault, chef de l’infirmerie spéciale du dépôt de la préfecture de police, proposent des mesures pour « protéger la race française » et éliminer systématiquement (par le gaz, la stérilisation) les fous (et les) criminels. La grande majorité des biologistes et des médecins partageaient alors ce genre d’idées. Ainsi le généticien Julian Huxley, humaniste social démocrate d’origine juive allemande nommé directeur de l’UNESCO après la guerre, écrivait en 1941 que l’eugénisme faisait partie intégrante de la religion de l’avenir ; ou encore Herman J. Muller, communiste et prix Nobel en 1946, voulait voir Staline adopter une politique biologique comportant un volet eugéniste (un eugénisme positif et non pas négatif comme celui qui était mis en œuvre à la même époque aux Etats-Unis, en Allemagne et dans les pays scandinaves). Une première loi sur la prévention des naissances ou loi sur la stérilisation, concernant les personnes atteintes de maladies héréditaires, est votée dès 1933. Le programme d’euthanasie des nazis, partie la plus visible et la plus terrible de cet ensemble, s’est heurté à une très forte opposition de la part de l’Eglise catholique. Des instituts spécialisés destinés à éliminer les enfants nés mal formés ou idiots sont cependant créés . En ce qui concerne les adultes, le programme d’euthanasie, lancé en 1939, concerne uniquement les malades et les fous d’origine allemande. Des questionnaires sont envoyés dans les asiles. Ils portent sur la capacité de travail des patients, mais doivent signaler également certaines maladies comme la schizophrénie, la démence sénile, l’épilepsie. Les malades chroniques internés depuis plus de cinq ans, les fous criminels et ceux qui ne sont pas de sang allemand doivent être signalé (les juifs ne doivent pas « profiter du privilège » de l’euthanasie puisqu’ils doivent être envoyés dans les camps d’extermination de l’Est). Six centres d’extermination sont mis sur pied. Après la protestation courageuse de l’évêque de Munster, Monseigneur von Galen, le Führer doit ordonner en août 1941 la suspension du programme d’euthanasie. Jusqu’à cette date, soixante-dix mille personnes internés dans les asiles ont été tués dans les chambres à gaz ; 50% des patients chroniques considérés comme « psychiquement morts » ont été éliminés. Mais les nazis vont continuer à pratiquer une « euthanasie sauvage », jusqu’à la fin de la guerre. En France où quarante mille malades mentaux sont morts de malnutrition pendant l’occupation , une polémique s’est développée à propos de savoir s’il s’est agi d’une politique délibérée ou le résultat d’un simple indifférence criminelle. Même si cette catastrophe ne paraît pas imputable à une volonté d’extermination, estime Patrick Coupechoux, il semble bien difficile d’écarter d’un revers de main l’influence des thèses eugénistes, non seulement de gens comme Alexis Carrel, qui avait pignon sur rue à Vichy, mais aussi des maîtres nazis des hommes de Pétain. En effet.
En 1939, le docteur Paul Balvet, jeune directeur de l’hôpital de Saint Alban en Lozère, invite dans son hôpital le psychiatre et psychanalyste catalan François Tosquelles, tout juste sorti du camp de concentration français de Sept-Fonds où étaient internés les rescapés de la guerre d’Espagne réfugiés en France. Tosquelles apporte d’Espagne une expérience forgée par les circonstances de la guerre civile et une version neuve de la maladie mentale inspirée de la psychiatrie allemande inconnue en France et de l’école de Zürich, fondée par Bleuler , ainsi que par Freud : la possibilité d’une psychothérapie collective et l’analyse permanente du rôle de l’institution dans le processus de soin. Dans sa Contribution à l’histoire de la psychothérapie institutionnelle, Jean Ayme explicite les références du psychiatre catalan : « A Hermann Simon, [Tosquelles] emprunte l’idée qu’il faut à la fois soigner l’établissement et soigner chaque malade, auquel il convient de rendre initiative et responsabilité, en multipliant les occasions de travail et de créativité. A Jacques Lacan il emprunte la démarche de compréhension de la psychose qui s’appuie sur les découvertes freudiennes. Le discours du psychotique a un sens ; encore faut-il se doter de moyens de lecture et de lieux pour dire. A l’organisation hiérarchisée traditionnelle de l’établissement hospitalier se substitue une institution animée par une équipe soignante allant du psychiatre à l’infirmier en passant par l’assistante sociale. Un « club thérapeutique » est mis en place, sous la forme d’une association type loi de 1901, gérée par les malades et les soignants qui décident de ses activités et de son budget. Les relations entre les patients et l’équipe soignante se déroulent en-dehors de toute hiérarchie. Comme l’explique Jean Oury dès 1959, parce qu’ils remettent en question le style de la vie intérieure des hôpitaux, les clubs devenant paradoxalement des foyers de culture, les ouvrent au monde environnant : le phénomène de la folie retrouve sa dignité par sa fonction de remise en cause permanente des règles de vie. Non seulement l’hôpital ouvre ses portes , mais l’action de l’équipe soignante s’étend à l’extérieur : développement des consultations, suivi des malades dans leur lieu d’habitation, établissement des relations médico-pédagogiques. 5. L’invention du secteur (les années 1950-1960) La libération est en France une période d’enthousiasme et de création intense pour la psychiatrie. D’autres expériences semblables à celle de Saint Alban se font jour, même si elles sont moins emblématiques : par exemple celle menée par Georges Daumézon à Fleury les Aubrais. Un groupe de réflexion, Batia (qui signifie espoir en Basque) se crée, composé de Lucien Bonnafé, Henri Duchêne, Louis Le Guillant, Henry Ey, Julian de Ajuriaguerra (lui aussi républicain espagnol) Sven Follin, Jacques Lacan, Paul Sivadon, François Tosquelles, Pierre Fouquet… Batia est à l’origine de la transformation, en 1945, de l’ancienne Amicale des aliénistes en Syndicat des psychiatres des hôpitaux, rendu possible par l’appui de Henri Ey, le « père » de la psychiatrie française, qui joue un rôle déterminant dans une nouvelle conception de la psychiatrie, en organisant notamment les Journées de Bonneval, au cours desquelles on se penche notamment sur la psychogenèse des psychoses et des névroses. Pendant les journées nationales de Sainte-Anne organisées par l’Union des médecins de France (fédération des médecins résistants), en mars 1945, Georges Domézon, secrétaire général du Syndicat, présente le premier rapport intitulé « La psychiatrie dans la société », dans lequel il est affirmé que « le système de santé mentale est à la disposition de la population en toute circonstance et non limité à une seule responsabilité hospitalière ». On y déclare, explique Patrick Coupechoux, l’unité et l’indivisibilité de la prévention, de la prophylaxie de la cure et de la postcure […] La psychiatrie ne peut être envisagée comme une discipline médicale parmi d’autres. Lucien Bonnafé y introduit pour la première fois le terme de secteur pour désigner une zone géodémographique dans laquelle la responsabilité de la santé mentale de la population est confiée à des équipes assurant à la fois le fonctionnement de l’hospitalisation dans des établissements spécialisées pour maladies mentales et surtout le suivi des malades au sein de la population du secteur. Dans ce schéma, l’hôpital n’est plus au centre du système de santé mentale. « Le désaliéniste, dit le docteur Bonnafé, est celui qui, ayant jeté aux orties le froc de l’aliéniste, se présente sur la place publique en disant ; qu’y a-t-il pour votre service ? » Les idées de l’après guerre de ce groupe de pionniers étaient le résultat de la rencontre fructueuse entre le marxisme et la psychanalyse, souligne Patrick Coupechoux. Après le début de la guerre froide, en 1946, l’excommunication de la psychanalyse par le jdanovisme, le départ des ministres communistes du gouvernement en 1947, la condamnation violente de la psychanalyse par la revue des intellectuels du parti, La Nouvelle critique, provoque une scission avec les précurseurs de cette nouvelle psychiatrie, dont un certain nombre sont membres du parti. D’autre part le principe de la psychothérapie institutionnelle qui « marche sur deux jambes, la psychanalyse et la politique », suivant l’expression de Tosquelles, est loin de faire l’unanimité parmi les psychiatres. Le secteur n’a toujours pas été mis en place et les hôpitaux psychiatriques se remplissent de nouveau. Mais une minorité de psychiatres continue d’essayer de mettre en pratique les idées novatrices. Georges Daumézon et Philippe Koechlin utilisent pour la première fois en 1952 l’expression « psychothérapie institutionnelle » pour souligner le rôle thérapeutique ou au contraire pathogène que peut jouer l’institution. En avril 1953, Jean Oury, rejoint par Félix Guattari, ouvre à Cour-Cheverny la clinique privée de La Borde. Félix Guattari, philosophe et psychanalyste, y travaillera jusqu’à sa mort en 1992. En 1954, des psychiatres psychanalystes, Philippe Paumelle, René Diatkine, Serge Lebovici, et Paul Racamier créent avant toute réglementation officielle l’Association de Santé mentale du XIIIe arrondissement, association régie par la loi de 1901, qui va combiner à la fois la politique de secteur et la pratique de la psychothérapie institutionnelle. D’autres médecins psychiatres s’efforcent également de mener des politiques de « secteur », d’ouvrir les hôpitaux psychiatriques sur l’extérieur et d’établir des liaisons entre eux. Une note rédigée par Lucien Bonnafé et signée par dix psychiatres est remise en octobre 1959 à la « Commission des maladies mentales », instance officielle de concertation. Le 15 mars 1960, grâce semble-t-il à la présence de hauts fonctionnaires et de conseillers techniques acquis aux idées nouvelles, une circulaire du ministre de la santé officialise l’établissement du « secteur » favorisé par l’établissement du « temps plein hospitalier » institué en 1958. Il s’agit d’un tournant dans l’histoire de la psychiatrie française . 6. La circulaire de 1960 En subordonnant l’hôpital à une structure plus large, le secteur bouscule les données acquises, affaiblissant notamment la position féodale du médecin chef qui se trouve désormais confronté à une équipe, aux malades, aux associations, à la population et aux élus. La circulaire de 1960 n’enthousiasme ni la majorité des psychiatres, ni les directions des hôpitaux, ni les élus locaux. Si ces derniers accueillent favorablement les implantations d’hôpitaux, source d’emplois, de subvention et de marchés publics, ils ne veulent absolument pas de fous dans leur commune, surtout en liberté. La circulaire de 1960 restera donc pratiquement inappliquée pendant dix ans. Malgré cela, le « rassembleur » Henri Ey convoque en 1965, 1966 et 1967 des Journées psychiatriques qui aboutissent à la publication d’un Livre blanc de la psychiatrie française, approuvé par 80% des participants. Ce Livre blanc a comme conséquence juridique une modification, en janvier 1968, de la loi de 1838, permettrant l’amélioration du statut juridique du malade hospitalisé, la séparation de la psychiatrie d’avec la neuropsychiatrie concrétisée par la création, par la loi d’orientation de l’enseignement supérieur de 1969, d’un diplôme de psychiatrie. « Etrange période donc que celle de ces années cinquante et soixante, marquée par une réelle ambiguïté, fait observer Patrick Coupechoux. D’un côté une avant-garde qui parvient à marquer des points, de l’autre la masse des psychiatres et des politiques qui traîne les pieds, tout en acceptant, au moins dans les principes, les changements qu’on lui propose. » 7. L’ère du médicament Une autre révolution spectaculaire intervient au début des années cinquante : celle de la découverte des médicaments psychotropes. En 1952 Henri Laborit montre que la chlorpromazine apaise les délires et calme les agités. Ce sera le premier neuroleptique, commercialisé sous le nom de Largactil. En Suisse, Roland Kühn s’aperçoit en 1957 qu’une molécule proche, l’imipramine, essayée sans succès pour soigner la schizophrénie, obtient des résultats spectaculaires chez les mélancoliques. Le premier anti-dépresseur est né : ce sera le Tofranil. Puis apparaissent les tranquillisants, le Librium découvert en 1949 et commercialisé en 1958, puis le Valium à la même époque. L’apparition de ces médicaments, suivis de beaucoup d’autres dans les décennies suivantes, a deux conséquences. Tout d’abord, la situation des malades change considérablement à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital. Dans la mesure où les états violents d’agitation sont mieux contrôlés et la fréquence des délires diminuée, les malades peuvent plus facilement communiquer avec leurs thérapeutes. Les médecins ont moins de réticence à faire sortir de l’hôpital des malades « stabilisés » par ces médicaments, donc moins susceptibles de troubler l’ordre public. Mais notons que dès 1952, bien avant l’apparition des neuroleptiques, Philippe Paumelle avait consacré son sujet de thèse à l’« essai du traitement collectif du quartier des agités » . En second lieu, ces découvertes ont des répercussions très importantes sur la psychiatrie elle-même. Ayant dorénavant leurs médicaments, observe Patrick Coupechoux, les psychiatres peuvent s’identifier au modèle médical classique auquel, finalement, ils rêvent. L’apparition des médicaments va donc permettre une plus grande assimilation de la psychiatrie à la médecine. Elle tend à renforcer le rôle des partisans d’une psychiatrie dite « biologique » avec le risque de transformer la psychiatrie en médecine du cerveau et le patient en un nouvel objet. C’est l’école qui domine très largement aujourd’hui, sous la houlette de la psychiatrie américaine. L’utilisation massive et sans discernement des médicaments non seulement par les psychiatres mais aussi par les généralistes a suscité et suscite encore des réactions. On parle de « camisole chimique ». Le professeur Edouard Zarifian, l’un des fondateurs de la psychiatrie biologique en France, explique qu’aucun médicament psychotrope n’a d’effet sur les troubles psychiques » . Certes les médicaments permettent au patient de sortir de la crise pendant laquelle toute communication est impossible, mais c’est à partir de ce moment-là que commence mon travail, explique aussi Pierre Delion . Jean Ayme fait remarquer que les médicaments ne sont pas les seuls à pouvoir permettre au patient de sortir de la crise, même si le Largactil est arrivé à point pour s’inscrire dans la démarche subversive de l’appareil de soin. La diminution de l’agitation, selon lui, a commencé bien plus tôt, avec les expériences de Daumézon, de Tosquelles et de quelques autres, parce que, dit-il, le nouveau regard sur la maladie mentale change la maladie mentale elle-même et son devenir. 8. L’antipsychiatrie Dès la fin des années cinquante Thomas Szasz, psychiatre hongrois, avait dénoncé la psychiatrie comme un moyen de contrôle social. Mais le terme d’antipsychiatrie apparaît pour la première fois en 1967 sous la plume du psychiatre sud-africain David Cooper . Il. lance avec Ronald Laing et Aaron Esterson le mouvement éponyme qui dénonce « le mythe de la maladie mentale ». Pour Cooper et Laing, « les causes de la folie sont à rechercher exclusivement dans la société. S’ils récusent globalement la maladie mentale, les deux hommes ne nient pas l’existence de schizophrénies aiguës, mais pour eux il suffit d’en respecter l’évolution sans chercher à la contrarier. La folie est une metanoïa, un voyage, un peu à l’image des voyages des adeptes du LSD - bon ou mauvais - selon le milieu qui le favorise ou le contrarie… La seule voie pour le psychiatre est d’accompagner le fou dans cette metanoïa, de vivre avec lui. Cooper et Laing proposent donc naturellement d’en finir avec l’hôpital et de créer un anti-hôpital où les malades se transformeraient en soignants » . En Italie, Franco Basaglia, auteur en 1968 de L’institution en négation, essaye en vain de réformer l’asile de Gorizia, dont il est le médecin-chef. Sous son impulsion et celle du mouvement créé par ses élèves, Psychiatra democratica, cet objectif est dépassé. Des centres de santé mentale de quartier sont créés. Les malades s’y organisent sur une base coopérative. Toutes ces actions vont avoir des répercussions importantes. En 1978 la loi de 1904 (l’équivalent de notre loi de 1938) est supprimée par le parlement italien. Elle est remplacée par la fameuse loi 180 qui va entraîner la fermeture de tous les hôpitaux psychiatriques publics en Italie. Les malades sont abandonnés à eux-mêmes. Les centres d’accueil en ville sont insuffisants. La psychiatrie traditionnelle s’efface devant la psychiatrie biologique. Ce est le contraire de ce que Basaglia avait souhaité. En 1968, l’antipsychiatrie s’inscrit en France dans le mouvement général d’opposition aux institutions, hôpitaux, écoles ou universités, accusés d’être les instruments d’un contrôle social exercé par les classes dirigeantes. Mais son influence reste limitée, pour des raisons qui tiennent à la fois à la situation de la psychiatrie et aux forces politiques en présence. Les mouvements de psychothérapie institutionnelle et les psychanalystes, qui constituent encore à l’époque l’avant-garde de la rénovation psychiatrique commencée à la Libération, dénoncent la faiblesse des fondements théoriques de l’antipsychiatrie. Ce mouvement, omettant toute référence à Freud et ne voyant dans la folie qu’une aliénation sociale, fait l’impasse sur la souffrance psychique et récuse l’existence d’une aliénation psychopathologique. Selon Patrick Coupechoux, les principales forces politiques organisées à cette époque, gaullistes au pouvoir et communistes dans l’opposition, y sont également hostiles, les premiers parce qu’ils restent « très attachés au service public et au rôle de l’Etat, dont le secteur pourrait constituer une vitrine », les seconds parce que l’antipsychiatrie, mouvement jugé essentiellement gauchiste, vient « remettre en cause leur suprématie dans les luttes sociales et politiques, y compris dans le domaine de la psychiatrie ». 9. L’officialisation du secteur et sa dénaturation Le principal objectif de l’antipsychiatrie, la destruction de l’hôpital psychiatrique, se voit récupéré à la fin des années 80 par les forces politiques les plus conservatrices et « libérales » au nom de la réinsertion des malades mentaux dans la cité, en réalité pour appliquer une politique gestionnaire de réduction des dépenses de santé. De 1968 à 1985, une rafale de circulaires à la fois impose le secteur au forceps et commence à le dénaturer. Victoire à la Pyrrhus, jugent Robert Castel et Patrick Coupechoux. La loi de 1985 signe l’enterrement du secteur au moment même où les psychiatres réformistes partisans d’une psychiatrie psychanalytique paraissaient proches d’atteindre leurs objectifs. Des milliers de malades privés de soins vont se retrouver à la rue ou en prison. Une époque se termine, et avec elle les espoirs et projets issus de la Libération, même si certaines des institutions qui s’en réclament continuent encore d’exister. 10. Les origines du déclin Si l’on jette un regard rétrospectif sur cette histoire résumée ici à grands traits, trois facteurs au moins peuvent être invoqués pour expliquer l’échec des tentatives de changement marqué par la reprise en main de la psychiatrie par la médecine : la modification du paradigme économique avec le début de la globalisation et le dépérissement de l’Etat Providence ; la division et la faiblesse du mouvement psychiatrique et psychanalytique progressiste ; le retour en force des thèses organicistes et neurobiologiques et la pénétration massive des thérapies comportementales sous l’influence notamment de la psychiatrie américaine en Europe et en France. La généralisation du secteur comme structure de base de l’intervention psychiatrique nécessiterait, pour jouer réellement le rôle de prévention et de soins assigné par ses promoteurs, un renforcement considérable en moyens humains (infirmiers, psychiatres, assistants sociaux) et matériels, (augmentation du nombre d’institutions d’accueil, CMP, CATTP, hôpitaux de jour, appartements thérapeutiques, etc). Or le nombre de malades mentaux dans les hôpitaux est passé de quelques milliers à l’époque révolutionnaire à 112 000 en 1962. En outre, globalement, avec l’espérance de vie et les progrès de la médecine, les dépenses de santé augmentent plus vite que les richesses produites. Cette augmentation aurait pu être interprétée comme un succès des politiques de santé et comme un investissement économique à long terme. Mais dans le nouveau paradigme qui s’installe, elles ne sont considérées que comme une charge supplémentaire qu’il s’agit de maîtriser. Comment limiter par exemple le coût des malades chroniques susceptibles d’encombrer les lits des hôpitaux. C’est que la période des Trente Glorieuses, qui a vu l’épanouissement de l’Etat-Providence, se termine à la fin des années soixante. En août 1971, la décision de Richard Nixon de laisser flotter le dollar qui s’effondre a pour première conséquence d’induire le choc pétrolier de 1973 qui provoque le ralentissement de l’économie mondiale. C’est le début de la dérégulation et des politiques de réduction des dépenses de l’Etat partout en Europe. Ainsi, en 1979, le gouvernement français annonce son intention de réduire les dépenses de santé, de l’ordre de 2% par an. Il s’agit d’encadrer, de rationaliser et si possible de limiter les dépenses publiques ; le secteur de la santé mentale va être l’un des premiers touchés. En octobre 1980 Jacques Barrot, alors ministre de la santé, annonce la fermeture de quarante mille lits qui ne seront pas compensés par de nouvelles structures d’accueil extra-hospitalières. Le « budget global » de l’hôpital est institué par une loi de janvier 1983. L’ère des gestionnaires, des redéploiements des moyens et de l’hôpital entreprise a déjà commencé. Mais cela n’explique pas tout. Des raisons internes au mouvement psychiatrique et psychanalytique français ont joué un rôle important dans cette crise. Si au moment de la publication du Livre Blanc en 1967, Henri Ey avait su rallier provisoirement une majorité des psychiatres à la cause du secteur, soutenue par une minorité progressiste, c’est que cette nouveauté leur apparaissait comme le moyen d’obtenir une valorisation de leur profession, il permettait l’alignement du statut des médecins des hôpitaux psychiatriques sur celui des médecins plein temps des hôpitaux généraux. Mais l’organisation du secteur, on l’a vu, désacralisait le pouvoir du médecin. Le rôle thérapeutique y est dévolu à l’ensemble de l’équipe, infirmiers, travailleurs sociaux et médecin, mobilisée autour du malade. Son fonctionnement rêvé exigerait, comme la pratique de la psychothérapie institutionnelle, un engagement personnel et une exigence éthique que peu de psychiatres, d’infirmiers ou de travailleurs sociaux étaient désireux ou capables d’assumer. La pratique d’une psychiatrie psychanalytique, par la mise en œuvre du secteur idéal, aurait pu, à terme, subvertir, bien au-delà de la médecine, le fonctionnement hiérarchique de l’administration, c’est-à-dire de l’Etat ; cette pratique, poussée à son terme logique, aurait pu aller jusqu’à la mise en cause du fonctionnement actuel de nos démocraties, parées de semblables utopies, mais trop souvent réduites aux acquêts de la participation morcelée des citoyens à des scrutins épisodiques. La nature inquiétante parce que révolutionnaire du secteur était propre à fédérer contre lui des adversaires résolus et nombreux, repliés sur des positions aussi rassurantes que conventionnelles, plutôt qu’à mobiliser efficacement ses alliés, divisés en multiples chapelles prétendant toutes détenir la vérité doctrinale. L’échec partiel de la révolution du secteur et le reflux d’un aggiornamento de la psychiatrie, qui se dessinait pourtant à la Libération, doit beaucoup à la faiblesse, aux divisions et aux refus de la communauté psychiatrique et psychanalytique. Enfin, et c’est la dernière raison, on assiste au grand retour du positivisme, à la montée en puissance du biopouvoir, et par là même au rétablissement de la loi et de l’ordre — en premier lieu de l’ordre médical. La découverte et le développement des neuroleptiques, antidépresseurs et tranquillisants dans les années 50 permet la suppression ou l’atténuation de certains états d’agitations et de délire. Ces avancées accréditent l’idée que disparition des symptômes vaut guérison. L’entrée en force de la biologie moléculaire en 1967, l’émergence de la psychologie cognitive et son ancrage dans la physiologie cérébrale, le développement de l’imagerie médicale rendu possible par les progrès spectaculaire de l’informatique pendant cette période, le développement des thérapies comportementales, qui s’est effectué d’abord dans les pays anglo-saxons et de l’Europe du Nord, au début des années 1960 pour s’implanter en France dans les années 70, la naissance officielle des neuro-sciences en 1971 aux Etats-Unis, avec la première réunion de la Society of Neuroscience , tout cela a largement renforcé le camp des organicistes. La génétique, quant à elle, a beaucoup progressé, depuis la découverte en 1953 par Watson et Crick de la structure en double hélice de l’ADN, et les travaux de Jacques Monod, François Jacob et André Lwoff sur les mécanismes de la régulation génétique. Les modèles des prédispositions héréditaires à l’apparition de l’autisme ou de la schizophrénie se multiplient. L’idée que les maladies mentales sont principalement d’origine génétique, ce qui reste à prouver, est plébiscitée par les médias, le public et les associations de malades. Elle a le grand avantage de délivrer les parents des malades et les malades eux-mêmes d’une éventuelle culpabilité vis-à-vis du passé, et de leur donner pour l’avenir un espoir thérapeutique : si la maladie mentale est d’origine génétique, elle devient une maladie comme les autres, c’est-à-dire guérissable par la science. De ce dernier point vue, les thérapies comportementales ont le vent en poupe. Basée sur des mécanismes de récompense et de punition, elles satisfont à la morale domestique et à certains modèles scientifiques en apparaissant aux neurobiologistes eux-mêmes comme des applications de leurs propres découvertes . Ces thérapies réactualisées par les travaux de Wolpe et Skinner séduisent par une mise en œuvre simple et peu coûteuse ainsi que par leur efficacité apparente. D’après un rapport de l’American Psychiatric Association de 1973, les thérapies comportementales seraient « d’une grande efficacité » pour « les réactions phobiques et d’anxiété, l’énurésie, le bégaiement » et procureraient « une amélioration fréquente » pour « les comportements obsessionnels et compulsifs, l’hystérie, l’homosexualité, le fétichisme, la frigidité, l’exhibitionnisme, la passion du jeu, l’anorexie », pour ne citer qu’une partie de cet inventaire à la Prévert. Conséquence de son succès et de sa diffusion généralisée, observe Robert Castel, la théorie comportementaliste promeut une dépsychiatrisation réelle. En traitant le symptôme, elle ne se soucie plus de trouver une étiologie à telle ou telle déficience. Aussi n’est-ce plus la sphère du pathologique qui est visée, mais plus généralement la différence par rapport à des normes de conduite, en tant qu’elle est gênante ou non tolérée. On est déjà dans la sphère de la thérapie pour les normaux. On sent que se tourne, provisoirement peut-être, une nouvelle page de la psychiatrie. Elle est en train de perdre sa spécificité par rapport à la médecine et sa prééminence sur la justice.
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