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Cours méthodique et populaire de philosophie
  
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Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°15, Hiver 2009 )


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N°15 - A venir
par François Jullien

Nous étions partis – « nous » : des Amis – de ce constat simple : il y
a de moins en moins de place, en France, pour présenter les livres de
pensée et en débattre publiquement – effectivement. Non seulement
l’espace, dans la presse, s’est rétréci, mais on y craint par-dessus
tout, désormais, ce qui paraîtrait tant soit peu théorique, ne tomberait pas d’emblée sous le sens, c’est-à-dire ne répondrait pas aussitôt à l’attente, demanderait plus de patience et d’attention ; bref,
réduirait l’audience escomptée. Le régime imposé par les médias
étant, non plus de réflexion, mais de réaction, les regards sont bran-
chés sur l’audimat ; on n’y tolère plus de différé (mythe nouveau de
l’« en temps réel »). Or qui peut assurer que le public en soit content
(puisqu’il n’a plus le choix) ? Qu’il ne puisse être passionné, donc
découvreur, donc exigeant ?

Chose étrange, en effet, qu’un tel rétrécissement : il se produit au fil
des jours, sans que personne vraiment n’en décide, sans que personne, en tout cas, ne l’assume. Si ce n’est que par petites touches,
par discrets arbitrages, par légers infléchissements, une évolution se
confirme, trop globale pour qu’on la remarque, et devient contrai-
gnante. Dans telle rédaction, dans telle librairie. Un possible progressivement s’est refermé. Qui donc prend la mesure de cette transformation silencieuse ? Car il existe bien une récession intellectuelle au même titre que la récession économique, mais moins ébruitée. Qui pourtant ne constate que, à l’époque où l’on prétend tant débattre et tout attendre d’un renouveau des idées, les ouvrages de pensée passent de plus en plus inaperçus : sont de moins en moins en mesure de rencontrer un public ? Il est vrai que ce non-ébruitement
contient déjà en lui l’aveu tacite d’un consentement et d’une résignation. Ou sinon, parfois, convulsivement, l’on se désole : retour au
grand lamento du Déclin. Mais on peut aussi faire tout autre chose :
résister. Ce que, entre amis – quelques amis – nous avons, il y a cinq
ans déjà, décidé. Chaque époque a sa résistance.

La figure de l’« intellectuel » s’est silencieusement scindée en deux, en
effet. Du moins est-ce ainsi que, personnellement, je vois les choses.
D’un côté, ou plutôt devant, se pressent les penseurs qu’on dira
d’« opinion » ou des médias : ils se sont choisi un rôle (même un costume), l’affichent en « position », facile à identifier, interviennent sur
tous les plateaux et donnent leurs avis à tout propos. Voire, ils vont
jusqu’à faire passer l’outrance de leur position, si facile à consommer
médiatiquement, pour de la radicalité théorique. Donneurs ostensibles
de leçons, ils surfent avec d’autant plus de bonheur sur le conformisme
du jour et l’idéologiquement correct que, jouant inépuisablement la
révolte et la dénonciation, ils prétendent d’emblée au titre de « non
conforme » et « non correct ». Hérauts (héros) de la de la bien-pensance.

Ou, réchauffant de vieux thèmes philosophiques comme s’ils les
avaient inventés, ils prêchent d’un ton prophétique la mort de Dieu
ou la fin des peurs ; ou le sempiternel « tu dois changer ta vie ». Enfilant les lieux communs comme si leur ton tranché suffisait à argumenter, ils ne construisent rien ou, je dirai, n’élaborent pas. Leur suffit « la visibilité », nouveau critère, à vrai dire étrange, se substituant
à la si désuète notoriété qui invoquait une compétence.

Face à quoi se dresse, ou plutôt ne se discerne plus qu’incidemment,
marginalement, parce que rejetée dans l’ombre, la philosophie que je
dirai de travail ou d’élaboration. Elle refuse en effet l’affichage et les
grands effets d’annonce. Revenant notamment dans les interstices
laissés par les totalisations précédentes (la French theory des dernières
décennies), elle ne méconnaît pas leur effet de prise mais s’interroge
sur leur partis pris et leur impensé. Ou, se défiant de la traditionnelle
position de surplomb que s’arrogeait la philosophie, elle reconsidère
le champ d’investigation philosophique à partir d’incursions latérales, menées de biais, à partir d’un dehors : de celui de la science,
ou de l’anthropologie, du droit, de la linguistique, de la littérature
ou d’autres cultures, etc. Elle pratique, ce faisant, l’interdisciplinarité mais n’en redoute pas moins ce que ce nécessaire croisement
des disciplines pourrait éroder de discipline. Travail nécessairement
patient, aux effets différés, dont les déplacements et les reconfigurations opérés mettent du temps à se totaliser : il n’hésite pas devant
les décisions théoriques mais, ne procédant pas à l’emporte-pièce,
peut-il encore se faire écouter ? peut-il encore tirer les conséquences
publiques – politiques – de ses élaborations ?

La question se pose d’autant plus qu’on voit aussi progresser silencieusement, d’année en année, dans les librairies comme dans les
médias, ce qui se range sous l’étiquette fourre-tout du « dévelopement personnel ». Livres non faits, de non-auteurs, portant sur
de non-objets, mais proliférant d’autant plus aisément qu’ils ne
peuvent que se répéter, ils occupent, entre Santé et Spiritualité, les
terrains vagues de la pensée. Or, ils chassent de rayon en rayon et
réduisent à la portion congrue, de plus en plus exiguë, la part du
philosophique. phénomène à vrai dire européen. Dernièrement, à
Hambourg, je suis demeuré stupéfait : dans la plus grande librairie de la ville, s’étalant sur deux étages immenses, la philosophie
n’occupe plus qu’une étroite colonne perdue au milieu de ce qui se
trouve labellisé sous le titre « Geist und Psyche » (entre les rayonnages
consacrés aux « rapports de couples », au « bien-être », aux « philosophies orientales », au « tao du sexe », etc.). Même constat en Italie ; et que dire en France ?

Or pareille régression – sur elle vaut-il de s’étendre ? – peut engendrer, non la morosité, mais son contraire : une combativité qui choisit
la gaieté – le fröhlich ; et pourquoi pas la provocation ? Elle appelle en
réaction de nouvelles initiatives, au contraire du désengagement. À
quoi répond précisément l’Agenda. Il y répond comme il se nomme,
sur un mode actif. Legenda : ce qui est à lire ; agenda : ce qui est à faire.

Or « lire », sait-on bien, c’est aussi « faire ». Si l’on me demande
quelle est la ligne de l’Agenda de la pensée contemporaine (puisqu’il
s’agit aussi bien d’une revue, il lui faut légitimement une « ligne »),
je répondrai que, pour ma part, la vocation de l’Agenda est de faire
apparaître la qualité du travail intellectuel et de la signaler de façon
prescriptive (selon ce bel agendum) à l’attention. De la façon la plus
ouverte, la moins cadrée, la moins coincée (et d’abord par la place),
la plus exploratrice – mais bien sûr dans les limites de nos compétences. Nous traversons les livres de pensée qui paraissent non pas
tant pour en rendre compte que pour en développer les enjeux et
les questions et les faire participer au débat contemporain (dont on
sait qu’il a peu à voir avec les fameux « débats de société » tels qu’ils
sont organisés) ; et, si nous traitons principalement de livres, c’est
que nous considérons que les livres sont les chantiers où se trame et
se communique le travail discret, ardu, têtu, solitaire et solidaire à la
fois, de la pensée.

L’Agenda est outil. Pour rendre celui-ci plus efficace, nous avons choisi de le publier à partir de cette année de façon plus régulière encore (quatre numéros par an et non plus trois) et en en réduisant le prix. Du coup, le voici passé chez Hermann le Combatif. Qu’il se retire ici pour reparaître ailleurs, qu’il pérégrine ainsi entre des éditeurs, montre assez ce qu’il a gagné de vigueur, en ces cinq ans, de constance ou disons, d’endurance ; et que la guerre d’escarmouche qu’il a engagée contre la lassitude ne fait, à vrai dire, que commencer.

- Un abonnement (quatre numéros par an) est proposé à nos lecteurs. On en trouvera les conditions sur ce site.


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