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(cet article est paru dans le N°18 - automne 2010 )


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N°18 - Essai sur la gouvernementalité sécuritaire

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N°18 - Essai sur la gouvernementalité sécuritaire
par François Roussel

Compte rendu critique de :

LIBERTÉS ET SÛRETÉ
DANS UN MONDE DANGEREUX

par Mireille Delmas-Marty (Paris, Seuil, 2010)

Il est juste, après cet été et une rentrée 2010 hantés par les
discours et les pratiques « sécuritaires » en France, de rendre
hommage au livre paru au tout début de cette même année sur
cette question. Mireille Delmas-Marty, l’auteur, est titulaire de
la chaire d’études juridiques comparatives au Collège de France.
Elle fait, dans cet ouvrage clair et percutant, une présentation
de la dérive sécuritaire en Europe, mais aux États-Unis aussi,
dans la suite politique donnée au 11 septembre. Il s’agit de
montrer, en examinant des projets de loi contemporains, des
techniques policières ou des pratiques militaires nouvelles,
comment, à travers le monde, un certain choix politique de
la sécurité menace toujours davantage des libertés constitutionnelles.
L’ouvrage se compose de trois chapitres : ce que la
sécurité fait à l’individu, à l’État, et à la planète. À chaque fois,
des dispositifs précis de sécurité sont examinés, ainsi que les
risques qu’ils représentent pour un certain nombre de droits
fondamentaux (circulation, intimité, etc.).

Un des premiers exemples, particulièrement bien étudié,
est celui de la « rétention de sûreté » (loi de février 2008), qui
signifie la possibilité en France de maintenir un individu
enfermé, alors même qu’il a purgé sa peine, sur le seul critère
de sa « dangerosité ». Le condamné ayant déjà effectué les
années de prison auxquelles il a été condamné, la détention
ne dépend donc plus dorénavant strictement d’une décision
de justice mais d’une mesure de sécurité préventive : c’est au
nom d’actes qu’il pourrait accomplir, au nom d’une probabilité
de récidive, que l’individu est contraint à rester enfermé.

La dimension extra-judiciaire du critère de dangerosité avait
déjà été, autrefois, dénoncée par Foucault : il critiquait alors
la manière dont les expertises médico-légales – quand elles
établissaient à propos d’un prévenu une nature supposément
« dangereuse », « scientifiquement » évaluée – pouvaient
influencer le prononcé de peine. Il ne s’agit plus alors, disait
Foucault, de juger un acte, mais une personne, avec tout le
risque de disqualification moralisatrice que cela comporte. La
dimension « normalisante » des sciences humaines risquait
de contaminer la neutralité du jugement pénal. Mais la loi de
février 2008 représente un tournant, en ceci qu’il ne s’agit pas
seulement d’altérer un prononcé de peine par des considérations
extra-judiciaires, mais de contraindre à la détention en-dehors
de toute décision de justice. Foucault dénonçait avec vigueur
la prétention des « experts » à diagnostiquer la dangerosité
des individus : qu’aurait-il dit aujourd’hui où il s’agit de la
« pronostiquer » ? Cet impératif de sécurité, pour Mireille
Delmas-Marty, finit par déshumaniser le processus pénal. La
punition ne vient plus sanctionner un acte responsable, mais
prévenir des récidives supposées. On ne punit plus des individus
coupables et libres, à partir d’un jugement : on retire
indéfiniment de la circulation des criminels potentiels, à partir
d’un calcul. Cette déshumanisation du processus pénal se laisse
voir aussi dans l’utilisation systématique de bases de données
informatiques, afin de traquer des suspects. Des culpabilités se
construisent ainsi, automatiquement, par simple recoupement
de traces numériques.

Dans un deuxième temps, Mireille Delmas-Marty se
concentre sur le concept d’« état d’exception » afin de mesurer
l’ampleur de la déstabilisation de l’État de droit dans le cadre
de la lutte anti-terroriste. L’idée d’un état d’exception (ou
encore : état d’urgence, état de siège) est connue : quand la
Nation est confrontée à un risque majeur (qui peut être d’ordre
militaire, sanitaire...), il s’agit d’augmenter et de concentrer
les pouvoirs de l’exécutif, afin que sa marge de manoeuvre
soit maximale, ce qui devrait permettre à l’État, en péril, de
prendre des décisions rapides et de lutter plus efficacement
contre des menaces directes. L’état d’exception suspend donc
provisoirement le cadre juridique de la décision politique et
les garanties constitutionnelles des individus, pour gagner
en rapidité d’exécution. Ce thème de l’« exceptionnalité » en
politique a fait l’objet, comme on sait, de profondes méditations,
particulièrement chez Carl Schmitt et Walter Benjamin :
pour le premier, l’essence du politique tient précisément dans
cette capacité à transcender l’ordre juridique ; pour le second,
l’ordre juridique n’est qu’une hypocrisie qui cache mal les
injustices chroniques subies par les plus pauvres, pour qui
c’est « l’état d’exception » tous les jours. Il s’agit donc le plus
souvent, en philosophie, de se saisir de ce concept afin de
révéler une nature cachée et méta-historique du pouvoir. Dans
son livre, Mireille Delmas-Marty fait un usage plus précis et
circonstancié de cette notion. Elle montre bien comment l’état
d’exception, au départ, ne constitue pas un déni juridique. Il
faut plutôt penser l’état d’exception, dans son sens premier,
comme cette possibilité constitutionnelle de suspendre l’ordre
juridique afin de permettre une restauration au mieux et au
plus vite de la légalité classique. L’état d’exception est donc par
définition paradoxal (le droit de suspendre le droit), finalisé
(restaurer le droit) et limité (au temps de la crise). Le problème
posé par son usage contemporain dans les grandes démocraties
occidentales (en Europe et aux États-Unis), c’est qu’il
est motivé par une « lutte anti-terroriste » dont il est difficile
de déterminer la durée : quand pourra-t-on jamais décréter
qu’elle peut prendre fin, puisque précisément la tranquillité
publique pourra être lue comme sa plus éclatante réussite
et justifiant donc sa reconduction indéfinie ? D’où le thème
d’un état d’exception qui se pérennise, et devient permanent :
l’exécutif s’habitue progressivement au renforcement de ses
pouvoirs. Par ce biais aussi, la prise de contrôle sur les individus
s’accentue considérablement : au nom de la lutte anti-terroriste,
la vie intime des individus n’est plus respectée, leurs libertés
de circulation ou d’expression bafouées. On s’autorise des
surveillances intempestives, des arrestations arbitraires, des
contrôles intrusifs. On transfère aux militaires des capacités
judiciaires, etc. Les grandes démocraties deviennent des États
perpétuellement sous tension, et toujours prêts à transgresser
les garanties juridiques fondamentales. Mireille Delmas-Marty
désigne du beau nom de « déraison de la raison d’État » cette
accélération sécuritaire.

Le propre du terrorisme, comme cela a souvent été répété,
est de fragiliser l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur.
Classiquement, les grandes figures de l’hostilité se partagent
en deux : les criminels qui mettent en danger la tranquillité
publique intérieure ; et les ennemis extérieurs qui fragilisent
l’intégrité territoriale et nationale. Ces deux figures reposent
sur des constructions juridiques, et pour ainsi dire elles sont
« conventionnelles » : c’est la justice pénale qui fait d’un individu
un criminel, et c’est la déclaration de guerre qui transforme un
pays voisin en ennemi. En parlant de « construction juridique »,
on veut dire que le rapport d’hostilité est encadré, délimité,
circonstancié. Il existe cependant un cas d’hostilité qui échappe
classiquement à ce cadre juridique : celui des guerres civiles.
Dans les guerres civiles, l’adversaire n’est ni un criminel qui
doit répondre de ses actes devant la loi, ni un ennemi qui doit
être combattu selon certaines règles et lors de batailles rangées.
Il est ce qu’on pourrait appeler un « ennemi total » qu’il nous
faut éliminer, éradiquer, parce que sa simple survie signifie
notre mort. L’histoire nous apprend que les guerres civiles ont
été le théâtre des plus grandes atrocités et cruautés : c’est qu’il
s’agissait, à chaque fois, d’une lutte à mort. Un criminel a droit
à un procès qui sanctionne son acte et l’oblige à un châtiment.
On peut signer un traité de paix, incluant même une clause
d’amnistie, avec une Nation ennemie contre laquelle on est en
guerre. Dans la guerre civile, on recherche la suppression de
l’adversaire, et cette lutte ne supporte aucune contrainte juridique,
puisque le droit actuel est précisément dénoncé par une
des deux parties comme un pur instrument d’oppression, et le
combat mené au nom d’une justice supérieure. Le terrorisme est
l’expression d’un conflit mondialisé : ce sont moins des États
ennemis qui s’affrontent que des idéologies, des cultures, à
l’intérieur du monde comme théâtre médiatique global, plutôt
que sur des espaces frontaliers. Le terrorisme rend pensable
quelque chose comme une « guerre civile mondiale ». Ce concept
n’est pas nouveau, mais il permet de saisir l’importance d’une
catégorie comme celle de « l’ennemi combattant illégal » forgée
par le gouvernement américain pour justifier l’arrestation
et la détention sans encadrement judiciaire de suspects (par
exemple dans les prisons irakiennes ou de Guantanamo, sous
contrôle américain). Mireille Delmas-Marty souligne le danger
à créer une catégorie d’individus qu’on suppose suffisamment
dangereux pour les excepter de toute reconnaissance de droits,
et qu’on autorise à enfermer et torturer pour des raisons de
sécurité d’État.

Dans son dernier chapitre (« Dangers pour la planète »),
l’auteur élargit l’horizon des pratiques sécuritaires pour montrer
comment ce qu’on a l’habitude d’appeler la « globalisation » crée
une solidarité des menaces (sociales, climatiques, politiques,
environnementales, sanitaires, etc.), laquelle hélas n’entraîne pas
une solidarité de la réponse, par l’activation d’une communauté
mondiale de destin – une humanité rassemblée pour faire face à
des dangers la mettant en péril dans son unité, et appelée à faire
des choix raisonnables pour limiter les risques. Bien au contraire,
les grandes politiques sécuritaires poursuivent des directions
propres à produire une humanité tremblante et divisée. On peut
donner ici deux exemples, travaillés par l’auteur : l’application
d’un « principe de précaution » inadapté (une chose, pour se
prémunir au maximum de tout risque, est de renoncer à la
culture d’un organisme génétiquement modifié, autre chose de
laisser indéfiniment en prison un individu), laissant croire que
le « risque zéro » est possible et transformant profondément le
sens du politique : non pas un projet de vivre ensemble selon
des règles justes, mais une promesse de protection totale ; par
ailleurs, la sous-traitance des processus de sécurisation (du
traitement informatique des données aux partenariats passés
avec des entreprises privées de sécurité) laisse envisager une
recherche de profits sur le terreau d’une culture de la peur.
De telle sorte qu’au profit politique des mesures sécuritaires
(renforcement de l’exécutif et relégitimation par le bas), s’ajoute
aussi la possibilité d’un profit économique.

Pour finir, j’aimerais rappeler – et c’est l’horizon dessiné
par toutes ces analyses dans la conclusion – une des leçons
politiques de Spinoza. Spinoza nous a appris que, pour régner,
dominer, être le maître, il fallait apprendre à cultiver autour
de soi les passions tristes (l’envie, la jalousie, la frustration,
l’avidité...). Car la joie toujours est le signe de la composition
des puissances, des solidarités actives, de l’oubli des individualismes,
et partant la défaite des petits-maîtres. Le pouvoir
(hiérarchie, commandement, etc.) depuis toujours s’attache à
diviser la puissance née de la conjugaison immanente des vies.
Les grandes politiques sécuritaires nourrissent la peur et la
suspicion. Elles tablent sur une humanité fragile, à laquelle elles
promettent la sécurité dans la tristesse. Il faudrait au contraire,
pour l’auteur, réactiver une sécurité comme bien commun,
destin partagé, une sécurité qui soit créatrice de solidarités.
Une dernière chose : le livre de Mireille Delmas-Marty,
très critique, ne peut être taxé d’angélisme ou d’idéalisme. Elle
ne dénonce jamais l’invention cynique de dangers, la projection
fantasmatique de périls, à seule fin de permettre à des politiques
ambitieux ou des marchands cupides d’exploiter cyniquement,
à leur profit, les peurs. Nous vivons effectivement, rappellet-
elle, dans « un monde dangereux » (l’expression est dans le
titre) : les menaces terroristes, les désastres écologiques, les
évolutions climatiques, les frustrations et même les désespoirs
sociaux sont réels. Mais un des dangers de notre monde
est précisément constitué par les politiques sécuritaires, qui
fragilisent des garanties juridiques élémentaires. De la même
manière dont on a pu dire que l’individu autoritaire (c’est-àdire
 : fasciné par les hiérarchies et le commandement, recourant
systématiquement à la menace et à la contrainte, n’hésitant pas
à faire usage de brutalité, etc.) fondamentalement manquait
d’autorité (au sens d’un pouvoir qui s’impose sans violence),
on peut dire qu’une politique sécuritaire est profondément
insécurisante. Car elle nous impose de vivre dans un monde
de crainte et de profonde défiance.
Il est juste, après cet été et une rentrée 2010 hantés par les
discours et les pratiques « sécuritaires » en France, de rendre
hommage au livre paru au tout début de cette même année sur
cette question. Mireille Delmas-Marty, l’auteur, est titulaire de
la chaire d’études juridiques comparatives au Collège de France.
Elle fait, dans cet ouvrage clair et percutant, une présentation
de la dérive sécuritaire en Europe, mais aux États-Unis aussi,
dans la suite politique donnée au 11 septembre. Il s’agit de
montrer, en examinant des projets de loi contemporains, des
techniques policières ou des pratiques militaires nouvelles,
comment, à travers le monde, un certain choix politique de
la sécurité menace toujours davantage des libertés constitutionnelles.
L’ouvrage se compose de trois chapitres : ce que la
sécurité fait à l’individu, à l’État, et à la planète. À chaque fois,
des dispositifs précis de sécurité sont examinés, ainsi que les
risques qu’ils représentent pour un certain nombre de droits
fondamentaux (circulation, intimité, etc.).
Un des premiers exemples, particulièrement bien étudié,
est celui de la « rétention de sûreté » (loi de février 2008), qui
signifie la possibilité en France de maintenir un individu
enfermé, alors même qu’il a purgé sa peine, sur le seul critère
de sa « dangerosité ». Le condamné ayant déjà effectué les
années de prison auxquelles il a été condamné, la détention
ne dépend donc plus dorénavant strictement d’une décision
de justice mais d’une mesure de sécurité préventive : c’est au
nom d’actes qu’il pourrait accomplir, au nom d’une probabilité
de récidive, que l’individu est contraint à rester enfermé.
La dimension extra-judiciaire du critère de dangerosité avait
déjà été, autrefois, dénoncée par Foucault : il critiquait alors
la manière dont les expertises médico-légales – quand elles
établissaient à propos d’un prévenu une nature supposément
« dangereuse », « scientifiquement » évaluée – pouvaient
influencer le prononcé de peine. Il ne s’agit plus alors, disait
Foucault, de juger un acte, mais une personne, avec tout le
risque de disqualification moralisatrice que cela comporte. La
dimension « normalisante » des sciences humaines risquait
de contaminer la neutralité du jugement pénal. Mais la loi de
février 2008 représente un tournant, en ceci qu’il ne s’agit pas
seulement d’altérer un prononcé de peine par des considérations
extra-judiciaires, mais de contraindre à la détention en-dehors
de toute décision de justice. Foucault dénonçait avec vigueur
la prétention des « experts » à diagnostiquer la dangerosité
des individus : qu’aurait-il dit aujourd’hui où il s’agit de la
« pronostiquer » ? Cet impératif de sécurité, pour Mireille
Delmas-Marty, finit par déshumaniser le processus pénal. La
punition ne vient plus sanctionner un acte responsable, mais
prévenir des récidives supposées. On ne punit plus des individus
coupables et libres, à partir d’un jugement : on retire
indéfiniment de la circulation des criminels potentiels, à partir
d’un calcul. Cette déshumanisation du processus pénal se laisse
voir aussi dans l’utilisation systématique de bases de données
informatiques, afin de traquer des suspects. Des culpabilités se
construisent ainsi, automatiquement, par simple recoupement
de traces numériques.

Dans un deuxième temps, Mireille Delmas-Marty se
concentre sur le concept d’« état d’exception » afin de mesurer
l’ampleur de la déstabilisation de l’État de droit dans le cadre
de la lutte anti-terroriste. L’idée d’un état d’exception (ou
encore : état d’urgence, état de siège) est connue : quand la
Nation est confrontée à un risque majeur (qui peut être d’ordre
militaire, sanitaire...), il s’agit d’augmenter et de concentrer
les pouvoirs de l’exécutif, afin que sa marge de manoeuvre
soit maximale, ce qui devrait permettre à l’État, en péril, de
prendre des décisions rapides et de lutter plus efficacement
contre des menaces directes. L’état d’exception suspend donc
provisoirement le cadre juridique de la décision politique et
les garanties constitutionnelles des individus, pour gagner
en rapidité d’exécution. Ce thème de l’« exceptionnalité » en
politique a fait l’objet, comme on sait, de profondes méditations,
particulièrement chez Carl Schmitt et Walter Benjamin :
pour le premier, l’essence du politique tient précisément dans
cette capacité à transcender l’ordre juridique ; pour le second,
l’ordre juridique n’est qu’une hypocrisie qui cache mal les
injustices chroniques subies par les plus pauvres, pour qui
c’est « l’état d’exception » tous les jours. Il s’agit donc le plus
souvent, en philosophie, de se saisir de ce concept afin de
révéler une nature cachée et méta-historique du pouvoir. Dans
son livre, Mireille Delmas-Marty fait un usage plus précis et
circonstancié de cette notion. Elle montre bien comment l’état
d’exception, au départ, ne constitue pas un déni juridique. Il
faut plutôt penser l’état d’exception, dans son sens premier,
comme cette possibilité constitutionnelle de suspendre l’ordre
juridique afin de permettre une restauration au mieux et au
plus vite de la légalité classique. L’état d’exception est donc par
définition paradoxal (le droit de suspendre le droit), finalisé
(restaurer le droit) et limité (au temps de la crise). Le problème
posé par son usage contemporain dans les grandes démocraties
occidentales (en Europe et aux États-Unis), c’est qu’il
est motivé par une « lutte anti-terroriste » dont il est difficile
de déterminer la durée : quand pourra-t-on jamais décréter
qu’elle peut prendre fin, puisque précisément la tranquillité
publique pourra être lue comme sa plus éclatante réussite
et justifiant donc sa reconduction indéfinie ? D’où le thème
d’un état d’exception qui se pérennise, et devient permanent :
l’exécutif s’habitue progressivement au renforcement de ses
pouvoirs. Par ce biais aussi, la prise de contrôle sur les individus
s’accentue considérablement : au nom de la lutte anti-terroriste,
la vie intime des individus n’est plus respectée, leurs libertés
de circulation ou d’expression bafouées. On s’autorise des
surveillances intempestives, des arrestations arbitraires, des
contrôles intrusifs. On transfère aux militaires des capacités
judiciaires, etc. Les grandes démocraties deviennent des États
perpétuellement sous tension, et toujours prêts à transgresser
les garanties juridiques fondamentales. Mireille Delmas-Marty
désigne du beau nom de « déraison de la raison d’État » cette
accélération sécuritaire.

Le propre du terrorisme, comme cela a souvent été répété,
est de fragiliser l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur.
Classiquement, les grandes figures de l’hostilité se partagent
en deux : les criminels qui mettent en danger la tranquillité
publique intérieure ; et les ennemis extérieurs qui fragilisent
l’intégrité territoriale et nationale. Ces deux figures reposent
sur des constructions juridiques, et pour ainsi dire elles sont
« conventionnelles » : c’est la justice pénale qui fait d’un individu
un criminel, et c’est la déclaration de guerre qui transforme un
pays voisin en ennemi. En parlant de « construction juridique »,
on veut dire que le rapport d’hostilité est encadré, délimité,
circonstancié. Il existe cependant un cas d’hostilité qui échappe
classiquement à ce cadre juridique : celui des guerres civiles.
Dans les guerres civiles, l’adversaire n’est ni un criminel qui
doit répondre de ses actes devant la loi, ni un ennemi qui doit
être combattu selon certaines règles et lors de batailles rangées.
Il est ce qu’on pourrait appeler un « ennemi total » qu’il nous
faut éliminer, éradiquer, parce que sa simple survie signifie
notre mort. L’histoire nous apprend que les guerres civiles ont
été le théâtre des plus grandes atrocités et cruautés : c’est qu’il
s’agissait, à chaque fois, d’une lutte à mort. Un criminel a droit
à un procès qui sanctionne son acte et l’oblige à un châtiment.
On peut signer un traité de paix, incluant même une clause
d’amnistie, avec une Nation ennemie contre laquelle on est en
guerre. Dans la guerre civile, on recherche la suppression de
l’adversaire, et cette lutte ne supporte aucune contrainte juridique,
puisque le droit actuel est précisément dénoncé par une
des deux parties comme un pur instrument d’oppression, et le
combat mené au nom d’une justice supérieure. Le terrorisme est
l’expression d’un conflit mondialisé : ce sont moins des États
ennemis qui s’affrontent que des idéologies, des cultures, à
l’intérieur du monde comme théâtre médiatique global, plutôt
que sur des espaces frontaliers. Le terrorisme rend pensable
quelque chose comme une « guerre civile mondiale ». Ce concept
n’est pas nouveau, mais il permet de saisir l’importance d’une
catégorie comme celle de « l’ennemi combattant illégal » forgée
par le gouvernement américain pour justifier l’arrestation
et la détention sans encadrement judiciaire de suspects (par
exemple dans les prisons irakiennes ou de Guantanamo, sous
contrôle américain). Mireille Delmas-Marty souligne le danger
à créer une catégorie d’individus qu’on suppose suffisamment
dangereux pour les excepter de toute reconnaissance de droits,
et qu’on autorise à enfermer et torturer pour des raisons de
sécurité d’État.

Dans son dernier chapitre (« Dangers pour la planète »),
l’auteur élargit l’horizon des pratiques sécuritaires pour montrer
comment ce qu’on a l’habitude d’appeler la « globalisation » crée
une solidarité des menaces (sociales, climatiques, politiques,
environnementales, sanitaires, etc.), laquelle hélas n’entraîne pas
une solidarité de la réponse, par l’activation d’une communauté
mondiale de destin – une humanité rassemblée pour faire face à
des dangers la mettant en péril dans son unité, et appelée à faire
des choix raisonnables pour limiter les risques. Bien au contraire,
les grandes politiques sécuritaires poursuivent des directions
propres à produire une humanité tremblante et divisée. On peut
donner ici deux exemples, travaillés par l’auteur : l’application
d’un « principe de précaution » inadapté (une chose, pour se
prémunir au maximum de tout risque, est de renoncer à la
culture d’un organisme génétiquement modifié, autre chose de
laisser indéfiniment en prison un individu), laissant croire que
le « risque zéro » est possible et transformant profondément le
sens du politique : non pas un projet de vivre ensemble selon
des règles justes, mais une promesse de protection totale ; par
ailleurs, la sous-traitance des processus de sécurisation (du
traitement informatique des données aux partenariats passés
avec des entreprises privées de sécurité) laisse envisager une
recherche de profits sur le terreau d’une culture de la peur.
De telle sorte qu’au profit politique des mesures sécuritaires
(renforcement de l’exécutif et relégitimation par le bas), s’ajoute
aussi la possibilité d’un profit économique.

Pour finir, j’aimerais rappeler – et c’est l’horizon dessiné
par toutes ces analyses dans la conclusion – une des leçons
politiques de Spinoza. Spinoza nous a appris que, pour régner,
dominer, être le maître, il fallait apprendre à cultiver autour
de soi les passions tristes (l’envie, la jalousie, la frustration,
l’avidité...). Car la joie toujours est le signe de la composition
des puissances, des solidarités actives, de l’oubli des individualismes,
et partant la défaite des petits-maîtres. Le pouvoir
(hiérarchie, commandement, etc.) depuis toujours s’attache à
diviser la puissance née de la conjugaison immanente des vies.
Les grandes politiques sécuritaires nourrissent la peur et la
suspicion. Elles tablent sur une humanité fragile, à laquelle elles
promettent la sécurité dans la tristesse. Il faudrait au contraire,
pour l’auteur, réactiver une sécurité comme bien commun,
destin partagé, une sécurité qui soit créatrice de solidarités.
Une dernière chose : le livre de Mireille Delmas-Marty,
très critique, ne peut être taxé d’angélisme ou d’idéalisme. Elle
ne dénonce jamais l’invention cynique de dangers, la projection
fantasmatique de périls, à seule fin de permettre à des politiques
ambitieux ou des marchands cupides d’exploiter cyniquement,
à leur profit, les peurs. Nous vivons effectivement, rappellet-
elle, dans « un monde dangereux » (l’expression est dans le
titre) : les menaces terroristes, les désastres écologiques, les
évolutions climatiques, les frustrations et même les désespoirs
sociaux sont réels. Mais un des dangers de notre monde
est précisément constitué par les politiques sécuritaires, qui
fragilisent des garanties juridiques élémentaires. De la même
manière dont on a pu dire que l’individu autoritaire (c’est-àdire
 : fasciné par les hiérarchies et le commandement, recourant
systématiquement à la menace et à la contrainte, n’hésitant pas
à faire usage de brutalité, etc.) fondamentalement manquait
d’autorité (au sens d’un pouvoir qui s’impose sans violence),
on peut dire qu’une politique sécuritaire est profondément
insécurisante. Car elle nous impose de vivre dans un monde
de crainte et de profonde défiance.


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