Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°17 - été 2010 )
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N°17 - « A Serious Man », ou le passage du classique au quantique
par
Physicien de métier, je n’ai jamais rédigé la moindre critique de film. Pourtant, l’envie m’en est venue, pour la première fois, en voyant le dernier film des frères Coen, et surtout en lisant les nombreuses analyses critiques : il m’a semblé qu’il y manquait quelque chose, y compris dans les plus fouillées et les plus érudites. Rappelons l’histoire. Nous sommes en 1967, dans le Middle West, juste avant la vague hippie. Larry Gopnik enseigne la physique à l’université. Marié à Judith, père de deux enfants, « homme sérieux », bon citoyen, il appartient à la communauté juive de la ville et vit tranquillement dans son pavillon de banlieue. Mais soudain, tout, dans sa vie, se met à dérailler : sa femme lui annonce qu’elle le quitte pour convoler avec un vieil ami commun, le pontifiant Sy Ableman ; son frère, incapable de travailler, s’installe chez lui, y monopolise la salle de bain et s’attire par ailleurs des problèmes avec la police ; un de ses étudiants tente de le soudoyer pour obtenir son diplôme tout en menaçant de l’attaquer pour diffamation ; son fils, adolescent à problèmes, passe son temps à écouter de la musique et à fumer de l’herbe ; sa fille, qui ne rêve que de mode et de soirées, le méprise et se sert dans son portefeuille ; pour couronner le tout, un inconnu envoie à l’université des lettres anonymes pour saboter ses chances d’y être titularisé. Quant à sa fort belle voisine - mais c’est objectivement moins grave -, elle s’exhibe nue dans son jardin, ce qui a pour effet de faire dangereusement tourner la tête au très vertueux professeur. Perdu, sentant vaciller ses principes et le bel ordonnancement de son existence, Larry ne comprend pas pourquoi tant de malheurs s’abattent sur lui, alors « qu’il n’a rien fait de mal ». Entre accidents de voiture, visites chez le médecin, cauchemars et crises de larmes, il décide de demander aide et conseils à trois rabbins différents. Il rencontre successivement un jeune exalté, un sophiste d’âge mûr et un vieux sage énigmatique, qu’il questionne sur le sens de ses épreuves : la souffrance est-elle une punition ? Un test ? A-t-elle une signification ? L’histoire de Larry renvoie à l’évidence au livre de Job de la Bible, mais aucun rabbin ne le lui dit, ni ne sait lui répondre. Alors, après chaque rendez-vous, l’état mental du professeur de physique se disloque un peu plus, se décompose même. La volonté de Dieu, qu’il cherche à déceler, lui semble de plus en plus obscure, incertaine, et les vagues signaux qu’Il émet lui paraissent fondamentalement embrouillés. Mise sur pied dans les années 1920 par des hommes de génie, la physique quantique, en parfaite rupture avec les principes de la physique classique, rend compte du comportement des atomes et des particules, qui semble défier l’entendement : il y a de l’intrication, de la non-localité, de l’indétermination, bref toutes sortes de phénomènes étranges que nous ne voyons jamais se manifester à notre échelle. On la dit fort difficile d’accès. Elle ne peut en effet être sérieusement appréhendée sans un recours appuyé à l’abstraction, à des mathématiques qui peuvent effrayer. Pourtant, l’essentiel du bouleversement qu’elle a entraîné tient dans le simple fait qu’elle systématise l’une des quatre opérations élémentaires : l’addition ! Que dit en effet le « principe de superposition » qui gît au cœur de son formalisme ? Que si a et b sont deux états possibles d’un système, a + b est également un état possible du système. Aurait-on pu imaginer règle plus épurée ? Mais, comme l’ont vite remarqué Albert Einstein et Erwin Schrödinger (dès 1935), le principe de superposition devient très dérangeant si on s’amuse à l’appliquer à des objets « usuels », c’est-à-dire à des objets observables à notre échelle. Dans le but d’en rendre à la fois manifestes et absurdes les aspects les plus paradoxaux, Schrödinger inventa même une « expérience de pensée », à la limite du canular : imaginons, expliqua-t-il, un appareil capable de détecter l’émission d’une particule qu’un atome radioactif émet lorsqu’il se désintègre ; imaginons également une boîte et, à l’intérieur de cette boîte, plaçons un chat ; ajoutons à cela un dispositif conçu de telle sorte que, si l’émission de la particule issue de la désintégration a lieu, un marteau s’abatte sur une fiole contenant un gaz mortel et la casse, provoquant aussitôt la mort du chat. Ces différents appareils étant mis en place, refermons la boîte. Le vecteur d’état du système complet (boîte + chat + marteau + fiole) est la superposition de l’état atome désintégré - marteau baissé - fiole cassée - chat mort et de l’état atome non désintégré - marteau levé - fiole intacte - chat vivant. Le chat serait donc dans un état incertain, paradoxal, ni vivant ni mort, vivant et mort à la fois… Schrödinger jugeait une telle situation impossible. Qu’elle soit envisageable pour la physique quantique prouvait à ses yeux la faille de la théorie. Comment un chat pourrait-il être mort en même temps que vivant ? Plus généralement, comment un objet macroscopique pourrait-il se trouver dans un état superposé, ici en même temps que là, à la fois comme ci et comme ça ? Le propre père éponyme du chat ne croyait pas qu’une telle ambivalence fût possible : un chat n’est-il pas soit exclusivement vivant, soit exclusivement mort ? Comme chacun le sait, depuis quatre-vingt ans, ces questions ont fait couler des milliers d’hectolitres d’encre. Mais revenons à Larry. Après son cours sur le chat de Schrödinger, lui qui avait eu jusqu’alors une trajectoire classique, prévisible, ordonnée, se retrouve lui-même dans un état intégralement superposé : son caractère devient ambivalent, sa femme le quitte sans le quitter tout à fait, son médecin le déclare en pleine forme et malade, lui-même se désoriente, se montre fondamentalement honnête mais aussi corruptible…. Tout se passe comme si l’état du chat de Schrödinger s’était généralisé, avait diffusé partout, irrémédiablement : il est devenu celui de Larry, mais aussi celui de ses proches et du monde qui l’entoure. L’état du plus célèbre des félins est devenu l’état de l’univers tout entier. Le destin personnel de Larry exprime en somme l’indétermination et le délitement qui s’emparent de toute la société : jusqu’alors classique, bien rangée et prévisible, celle-ci devient subitement ambigüe, incertaine, mal définie. Bref, quantique.
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