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(cet article est paru dans le N°12 - Hiver 2008-2009 )


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N°12 - Citoyens sans maître ?
par Jean-Fabien Spitz

Livres recensés

- Philip PETTIT Made With Words : Hobbes on Language, Mind and Politics, Princeton
University Press, Princeton, 2008, 246 pages.

- Quentin SKINNER Hobbes and Republican Liberty, Cambridge University Press,
Cambridge, 2008, 184 pages.

PDF - 50.2 ko
Citoyens sans maître

Les citoyens des démocraties modernes ont une approche très naïve de la liberté
civile : ils sont convaincus que cette dernière réside dans le fait de ne pas rencontrer
d’obstacles ou d’interférences matérielles dans l’exécution de l’une de leurs volontés. Ils
savent donc ou croient savoir que la question de la liberté ne se pose ni à propos des
choses que nous n’avons pas le désir de faire (il est absurde de dire que je ne suis pas
libre de faire ce que je n’ai aucun désir de faire) ni à propos de celles que nous n’avons
pas le pouvoir de faire, soit en raison d’un défaut de capacité, soit en raison d’un défaut
de ressources (il est absurde de dire que je ne suis pas libre de voler par-dessus les
montagnes parce que je n’ai pas d’ailes ou de m’acheter une villa au bord de la mer
parce que mon compte en banque n’est pas assez fourni pour cela). En revanche toute
tentative pour, par exemple, nous empêcher matériellement d’acquérir une chose que
nous avons le désir et la capacité d’acheter nous apparaîtrait comme une atteinte à la
liberté, de même que toute tentative pour nous empêcher d’aller là où nous avons à la
fois le désir et la capacité de nous rendre. On en conclut aisément que la société la plus
libre est celle où les obstacles de ce genre sont réduits au minimum ou encore, ce qui
revient au même, que l’institution de tels obstacles n’est justifiée que dans l’intérêt de la
liberté elle-même, ce qui signifie que la quantité d’actions auxquelles il est fait obstacle
est moins importante que la quantité d’actions que de tels obstacles rendent possibles. Si
je pouvais assassiner librement les passants dans la rue pour leur voler leur portefeuille
(chose que chacun peut avoir la capacité et le désir de faire), plus personne ne pourrait
sortir dans la rue ; l’interdiction du vol et de l’agression crée donc plus de liberté qu’elle
n’en supprime.

Ainsi formulée, cette approche de la liberté du citoyen paraît assez naturelle, mais elle
possède cependant quelques aspects paradoxaux. Elle définit le fait d’agresser autrui
comme une « liberté » qui doit être restreinte pour que la « liberté » de circuler soit
augmentée. Elle envisage l’intervention de la loi et de l’Etat comme une manière de
limiter la latitude d’action des individus qui serait du même ordre que l’agression
physique et qui n’est justifiée que parce qu’elle crée plus de liberté qu’elle n’en supprime.
Elle ne voit aucune menace contre la liberté dans des situations où il n’existe pas d’empêchement physique d’agir, alors même que – comme tout le monde le sait – les
relations de pouvoir conditionnent les désirs et font souvent que la crainte de susciter des
réactions d’interférence auxquelles nous sommes vulnérables nous empêche de vouloir
certaines choses ou de tenter de les mettre en oeuvre. Un autre paradoxe, et non des
moindres, est que cette conception de la liberté paraît trouver son origine chez un
philosophe que l’on connaît pour avoir formulé la justification la plus élaborée et la plus
convaincante du caractère nécessairement absolu de tout pouvoir politique : Thomas Hobbes.

Il paraît donc assez naturel que des chercheurs qui, comme Quentin Skinner et Philip
Pettit, sont sensibles aux paradoxes de la définition naïve de la liberté reviennent à
Hobbes pour répondre à deux questions : est-il le père de cette conception, et parvient-il
à lui donner des fondements intellectuels solides ? Les critiques qu’il formule à l’encontre
des conceptions alternatives de la liberté civile sont-elles fondées ?
Au milieu du XVIIe siècle, alors que la guerre civile et la révolution ruinent les
fondements de la monarchie anglaise, Hobbes récuse en bloc l’idée que la liberté des
individus dans la société civile pourrait être liée à la forme institutionnelle de cette
dernière et il affirme que, contrairement aux idées reçues, la liberté est la même dans
toutes les formes d’Etat, républiques, monarchies ou despotismes.

Pettit et Skinner sont d’accord pour dire que, dans le but de démontrer cette thèse,
Hobbes s’appuie sur une distinction entre deux espèces de liberté.
D’une part la liberté de suivre notre propre jugement, de ne conformer nos actions qu’à
ce que nous estimons devoir faire en fonction de la considération de nos propres idées et
de nos propre intérêts, ou encore la liberté de ne dépendre de personne et de ne pas
avoir de maître. Cette liberté de juger ou de vouloir - que Pettit propose d’appeler la
liberté de l’agent – disparaît nécessairement dans la société civile puisque chacun des
sujets s’est engagé à considérer le jugement et la volonté du souverain comme étant les
siens. C’est la condition, dit Hobbes, pour disposer, sur les choses dont dépend la paix,
d’un jugement commun efficace sans lequel nous sommes exposés à l’anarchie et à la
guerre de tous contre tous. Il n’est donc pas possible de jouir des bienfaits de la
communauté et de demeurer son propre maître [1].

Cette proposition, selon Hobbes, est vraie de toutes les formes d’Etat institutionnel
puisqu’il serait contradictoire – c’est la prémisse fondamentale – de vouloir entrer dans
une société civile et de persister à ne dépendre que de notre propre jugement. Dans une
république comme dans la monarchie la plus absolue, dit Hobbes, le citoyen ne peut
sans contradiction prétendre juger et vouloir deux fois, une fois par la voix du souverain
et une fois par lui-même. Hobbes suggère donc que, dans tout Etat, quelle qu’en soit la
forme, la liberté de juger et de vouloir est remplacée par l’obligation – qui découle de
notre engagement contractuel – de juger et de vouloir ce que juge et veut le souverain. Il
est vrai que cette première forme de liberté n’est perdue que dans les domaines où le souverain exprime un jugement ou une volonté, et non dans ce que Hobbes appelle « le
silence de la loi », mais il n’en demeure pas moins qu’il est absurde de prétendre ou de
revendiquer que les citoyens soient libres en ce sens : par leur engagement même ils ont
renoncé à leur faculté de vouloir librement et ne disposent plus que d’une faculté de
vouloir dans les domaines où le souverain n’a pas de volonté ; ils ont donc un maître
dont ils dépendent et ils ne peuvent agir qu’avec son aval, explicite ou implicite [2]. Le
citoyen sans maître est une fiction et il n’existe pas plus dans les républiques les plus
démocratiques – où l’assemblée du peuple est détentrice du pouvoir souverain de juger
et de vouloir – que dans les monarchies les plus autoritaires.

La seconde espèce de liberté est une liberté non pas de vouloir et de juger mais d’agir ;
elle ne peut être restreinte que par des obstacles qui empêchent l’agent de faire ce qu’il
veut, de mettre à exécution l’une des volontés ou jugements qu’il a formulés dans un
domaine où les lois se taisent [3]. Lorsque l’obstacle fait partie de notre constitution (le
manque d’ailes, par exemple, nous empêche de voler) ou est à l’intérieur de nous (la
crainte ou l’inhibition nous retiennent de faire quelque chose que nous avons
physiquement le pouvoir de faire et que nous désirons faire), on dira non pas que nous
ne sommes pas libres d’agir mais que nous n’en avons pas le pouvoir ou que nous n’en
avons pas la volonté. En revanche, on dira que notre liberté est entravée ou détruite
lorsque, ayant à la fois la volonté et le pouvoir d’agir, nous en sommes empêchés par
des obstacles extérieurs, comme lorsqu’une chaîne nous retient ou qu’un mur nous
empêche de marcher dans la direction où nous voulons aller.

On voit où Hobbes veut en venir : l’une des espèces de liberté (la liberté de l’agent, le fait
de ne pas avoir de maître ou de ne dépendre de personne) est incompatible avec la
société civile quelle qu’en soit la forme. L’autre espèce (la liberté de l’action) existe au
même titre pour les citoyens de tous les régimes (à l’exception des prisonniers enfermés
entre quatre murs et des esclaves à la chaîne). Il est vain de revendiquer la première
puisqu’elle est impossible ; il est tout aussi vain de revendiquer la seconde, puisque nous
en disposons déjà, même si nous vivons sous un maître absolu qui ne permet à ses
sujets d’agir selon leur propre jugement et leur propre volonté que dans les choses où il
n’a lui-même ni jugement ni volonté. Sous un tel maître, la liberté d’action reste en effet
intacte dans toutes les choses que les sujets ont résolu de faire et qu’ils ont le pouvoir de
faire, mais elle existe aussi à propos des actions que le maître interdit et auxquelles il
attache des sanctions car, dans ce cas, nous demeurons toujours libres de faire ou de ne
pas faire.

Philip Pettit et Quentin Skinner pensent tous deux que cette définition purement
descriptive de la liberté est le concept « libéral » de la liberté individuelle, celui qui affirme
que la liberté consiste non pas à ne dépendre de personne, mais seulement à ne pas
être empêché par des obstacles extérieurs de faire ce que nous avons la capacité et la volonté de faire
. Ils pensent également que ce concept ne s’est imposé dans la
philosophie politique occidentale que de manière tardive – au XVIIIe siècle – et après
avoir réussi à éliminer, pour de mauvaises raisons, un concept plus ancien qui mettait au
contraire l’accent sur la liberté de l’agent et sur la possibilité d’un citoyen sans maître. [4]
En quoi consiste ce concept plus ancien (que Pettit appelle républicain, mais que Skinner
préfèrerait appeler néo-romain) ? Il affirme que la liberté est le statut d’une personne
(d’un agent) qui ne dépend pas de la volonté d’un maître, c’est-à-dire qui n’est pas tenu
de se plier à la volonté d’un tiers – homme ou assemblée – indépendamment de la
question de savoir si la volonté de ce tiers est conforme à ses propres intérêts tels qu’il
serait lui-même disposé à les énoncer. La liberté ne consiste donc pas à ne suivre que
son propre jugement (chose dont les républicains savent eux aussi qu’elle est
incompatible avec la condition de citoyen d’une société civile) mais à n’être tenu de
conformer notre conduite qu’à une volonté non arbitraire, c’est-à-dire à une volonté qui
est la même pour tous et qui est par ailleurs contrainte de tenir compte de nos propres
intérêts. Cependant, dans la mesure où, à propos de questions concrètes, il n’est pas
possible de déterminer ce qui est dans l’intérêt commun des citoyens en toute
circonstance, la liberté doit être redéfinie comme l’absence de toute obligation de
conformer notre conduite à la volonté d’un pouvoir qui aurait la possibilité d’aller à
l’encontre de nos intérêts fondamentaux partagés (les droits essentiels) et qui, échappant
au contrôle des citoyens, ne serait contraint ni de rechercher les intérêts communs des
citoyens, ni de donner à ses actes des justifications formulées dans des termes que tous
les citoyens pourraient reconnaître comme une interprétation raisonnable de leurs
intérêts communs (même s’ils ne la partagent pas), ni d’offrir aux citoyens la possibilité
de contester ses décisions dans des forums appropriés [5]
Gallimard, Paris, 2004.. La liberté républicaine consiste
donc dans cette garantie contre l’arbitraire : celui des personnes privées auxquelles la loi
défend d’intervenir dans notre existence sans notre assentiment, et celui de l’Etat auquel
une constitution et des procédures d’appel interdisent de gouverner nos vies sans se
conformer aux règles qui le contraignent à n’oeuvrer que dans le sens de l’intérêt des
citoyens.

La liberté réside donc bien dans le fait de ne pas avoir de maître, si l’on entend par ce
mot un pouvoir qui peut agir sur nous selon son propre jugement ou « arbitrairement »,
un pouvoir qui est libre de ne tenir aucun compte de nos propres intérêts. Une telle
liberté est, contrairement à ce que pense Hobbes, parfaitement compatible avec la
condition de citoyen pourvu que le pouvoir politique soit assujetti à des règles qui lui
interdisent de statuer arbitrairement et de ne tenir aucun compte des intérêts des
citoyens tels que ceux-ci les formulent. Il n’est donc nullement inévitable que la protection
contre l’arbitraire privé nous expose à l’arbitraire public et qu’il faille échanger, comme le voulait Hobbes, une multitude de maîtres potentiels contre un maître unique dont l’auteur
du Léviathan pense qu’il aura toutes les raisons d’être bienveillant puisque, pouvant tout,
il sera délivré de cette crainte qui est l’unique ressort de l’oppression.

En quoi cette conception plus ancienne est-elle indemne des paradoxes auxquels est
exposée la conception « naïve » de la liberté ? Pour deux raisons. Tout d’abord, elle ne
commet pas le paralogisme qui consiste à confondre l’interférence d’un criminel et celle
de l’Etat et de ses lois : celle du criminel est arbitraire et détruit notre liberté ; celle de
l’Etat « démocratique » est non arbitraire et constitue l’assise et la substance de notre
liberté dans la mesure où, précisément, elle nous protège contre un arbitraire (celui des
personnes privées) sans nous exposer à un autre (celui de la puissance publique). Et en
second lieu, elle évite la conclusion contre intuitive consistant à dire – comme le voudrait
Hobbes – que la soumission à un maître arbitraire est compatible avec la liberté lorsque
ce maître est bienveillant et n’a aucun raison d’interférer plus qu’il n’est indispensable : la
vulnérabilité à l’arbitraire – que Ph. Pettit appelle domination – est la négation de la
liberté de l’agent.

Ces deux conclusions sont essentielles car elles permettent de sortir d’un cercle où,
s’appuyant sur Hobbes, les libertariens contemporains veulent nous entraîner : l’interférence effective dans nos actions étant le seul ennemi de la liberté, l’interférence
de l’Etat pour contrôler l’interférence privée détruit de la liberté en même temps qu’elle en
crée parce que, en l’espèce, elle est de même nature que ce qu’elle supprime. Cette
théorie méconnaît tout d’abord que l’interférence supprimée (celle des personnes
privées) possède un caractère d’arbitraire dont l’interférence publique est exempte ; et
elle méconnaît en second lieu que la simple vulnérabilité à l’interférence arbitraire des
personnes privées justifie autant que l’interférence effective l’intervention non arbitraire
de la puissance publique.

Restent deux questions en suspens : pourquoi Hobbes a-t-il remplacé la liberté de l’agent
par la liberté de l’action ? Pourquoi a-t-il réussi à convaincre la pensée politique des
siècles suivants que cette substitution était nécessaire ?

Sur la première question, le livre de Pettit propose une réponse passionnante : la
philosophie de Hobbes est toute entière fondée sur l’idée que le langage humain est le
lieu et le vecteur de capacités spécifiques qui nous distinguent des animaux : une faculté
de raisonner, une faculté de « personnifier » ou d’apparaître comme une personne, et
une faculté de former des corps politiques dotés d’une raison collective. Ces facultés font
de nous non pas des êtres qui s’utilisent ou se rapportent les uns aux autres comme des
choses qu’ils manipulent, mais des êtres qui s’adressent les uns aux autres en tant qu’ils
sont dotés d’une capacité de raisonner ensemble, de se lier les unes aux autres en
assumant les conséquences de leurs paroles et de leurs engagements, et d’avoir une
règle commune qu’ils reconnaissent comme une obligation partagée.
La faculté que le langage nous confère d’être des personnes est particulièrement
importante. Les personnes sont en effet des êtres qui se comportent les uns envers les autres d’une certaine manière en s’autorisant les uns les autres à considérer leurs
paroles ou leurs actions comme des signes de leur esprit. Cette faculté d’être des
personnes nous donne une capacité très précieuse d’anticiper ce que les autres vont
faire, et de savoir quand et comment nous pouvons nous faire confiance les uns les

autres. Grâce à elle, nous pouvons entretenir avec nos semblables des relations non
instrumentales, chercher avec eux des raisons communes, nous engager envers eux et
nous donner mutuellement des assurances sur ce que nous ferons. Cette
personnification représente à cet égard une rupture majeure par rapport à la vie animale
car le langage qui la rend possible nous libère du concret et du particulier dans nos
processus mentaux, mais également des formes simplement mécaniques d’influence et
de manipulation dans nos relations interpersonnelles : elle ouvre un espace dans lequel
il devient possible de contracter et de fonder notre action sur des raisons communes.
Mais, comme le montre Hobbes, l’accès au langage comporte aussi un revers parce qu’il
induit le désir des biens que Pettit appelle « positionnels » : non pas des biens capables
de satisfaire des désirs physiques, mais des biens qui ne sont des biens que parce que
les autres en sont dépourvus et qui induisent un plaisir de comparaison. Hobbes, on le
sait, peint un tableau très noir de la condition naturelle des hommes et – renversant la
position d’Aristote – il attribue explicitement la responsabilité des maux qui l’affectent
(conflits, guerres, appétits de domination, violence des passions) à ce qui distingue
l’homme de l’animal, à savoir le langage. A la différence des autres animaux, l’homme ne
veut pas seulement jouir des choses de la nature mais dominer son semblable et lui faire
connaître et subir sa propre supériorité. Or l’aspiration à ce bien « positionnel » ne
pouvant par définition être conjointement satisfaite pour tous, elle engendre
inévitablement la guerre. On remarque moins souvent que ce raisonnement s’appuie sur
une prémisse implicite qui mériterait d’être mise au jour : Hobbes pense en effet que les
êtres humains aspirent nécessairement à la supériorité et qu’il leur est impossible de se
satisfaire d’un autre bien positionnel qui serait d’une part la jouissance d’un statut égal à
celui des autres et d’autre part la reconnaissance de cette égalité. Or, si Hobbes a raison
d’affirmer que la possession d’une faculté de représentation et de signification est ce qui
induit chez l’homme cette aspiration aux biens positionnels et aux plaisirs de la
comparaison, il a sans doute tort de conclure que tous les biens positionnels sont des
formes de pouvoir et de supériorité sur autrui, car l’égalité est elle aussi un bien de
position dont on ne peut jouir que par rapport à d’autres personnes [6]

Cette idée que les hommes pourraient prendre plaisir à ne pas être assujettis au pouvoir
d’autrui, à ne pas être vulnérables à l’arbitraire de leur volonté, à disposer de moyens
juridiques et matériels de protection et de contre-pouvoirs contre une telle domination,
est au coeur de la tentative de réhabilitation de la philosophie politique républicaine à
laquelle on assiste depuis une vingtaine d’années dans le monde intellectuel anglosaxon.
Machiavel remarquait déjà que les hommes se divisent en deux catégories : ceux qui aspirent à exercer un pouvoir sur autrui et ceux dont la principale passion est au
contraire de ne pas subir un tel pouvoir et, en ce sens, de « vivres libres », et c’est parce
que Hobbes récuse cette hypothèse qu’il substitue la liberté de l’action à celle de l’agent.
Il est en effet évident que si le désir de domination est essentiel à la nature humaine, il
est contradictoire de vouloir construire une société civile qui serait une association
d’agents libres. Dans la mesure où la domination est coextensive à la condition humaine,
la liberté doit être définie non plus comme l’absence de tout « maître » mais comme
l’absence d’obstacles dans l’exécution de nos volontés.

Mais comment Hobbes a-t-il réussi à convaincre une bonne part de ses successeurs que
cette redéfinition de la liberté était inévitable ? La réponse de Pettit est sans ambiguïté :
l’idéal de la liberté de l’agent, dans un monde social transformé par les rapports
marchands et la démocratie (au sens de Tocqueville), devient impossible car il
impliquerait le bouleversement des rapports sociaux dans le monde du travail
(indépendance des employés, de ceux qui travaillent sous les ordres d’un maître) et dans
la famille (indépendance des femmes). Il est donc incompatible avec la formation d’une
société d’individus dans laquelle l’égalité de statut et de droit est associée à de profonds
rapports de domination et de dépendance matérielle. Dans ce contexte, la liberté ne peut
plus être représentée comme le fait de ne pas avoir de maître (iberté qui ne convient
qu’au groupe des « égaux » dans une république patriarcale) et doit être redéfinie
comme une liberté d’action compatible avec l’assujettissement à un patron ou à un mari [7].

La philosophie républicaine conteste aujourd’hui les deux héritages hobbesiens : il n’y a
aucune raison de penser que l’aspiration à la domination soit coextensive à la nature
humaine à l’exclusion de l’aspiration au bien positionnel de la jouissance d’un statut égal.
Comme le montre Pettit, n’y a aucune raison non plus de penser que la possession d’un
tel statut par l’ensemble des membres de la société soit incompatible avec une société
fondée sur la circulation des marchandises, la propriété privée et la libre contractualité.
La promotion de la non-domination implique certes l’encadrement des institutions du
marché, de la propriété et du contrat, mais certainement pas leur suppression.

Malgré une approche et une méthode entièrement différentes, le livre que Quentin
Skinner consacre au rapport de Hobbes à la liberté républicaine a au fond exactement le
même objet que celui de Pettit : analyser la manoeuvre intellectuelle par laquelle Hobbes
a réussi à discréditer le concept de liberté comme non-assujettissement à un maître et à
montrer l’impossibilité d’un gouvernement dans lequel les citoyens demeureraient des
agents libres. [8] Ceux qui croient à une telle possibilité confondent tout simplement la
liberté et le pouvoir, sans comprendre que le fait de participer à l’exercice de la
souveraineté ne nous libère pas de l’assujettissement absolu à cette dernière [9]. Mais si la
liberté naturelle de ne suivre que notre jugement et notre volonté disparaît inévitablement
dans toute société civile – quelle qu’en soit la forme institutionnelle – et s’il est vrai que tout citoyen est en ce sens le serviteur ou l’esclave de celui (individu ou assemblée) qui
détient la souveraineté, la liberté civile n’en est pas moins pensable sous le concept de la
liberté de l’action ou de la liberté de mouvement qui est d’autant plus importante que la
quantité d’obstacles qui nous empêchent d’agir est réduite. Mais cette liberté là, comme
Hobbes ne se prive pas de le rappeler à de multiples reprises, est commune au citoyen
et à l’esclave qui n’est pas dans la chaîne mais à qui son maître accorde la « liberté »
d’aller et de venir sans entraves. Elle ne consiste pas à ne dépendre que de soi, ni à
demeurer le maitre de la législation qui s’applique à nous, mais à disposer d’une faculté
d’accomplir les mouvements que nous avons à la fois le désir et la capacité d’accomplir.
Rappelons que cette liberté est compatible avec la crainte du maître et de ses sanctions
car,la perspective de ces dernières modifie notre volonté sans nous empêcher
physiquement de faire ce qui aurait pour effet de les attirer sur nous [10]

L’ambition de Skinner – en accord avec sa méthode [11] – est de montrer que la théorie
politique de Hobbes, qui arrive à maturité dans le Léviathan de 1651, est bien une
intervention dans un débat politique, une réponse aux théoriciens républicains qui
avaient affirmé que la soumission à un maître absolu était une forme d’esclavage, et que
seul un Etat de forme démocratique pouvait concilier les bienfaits de la société civile
avec le maintien de la liberté comme indépendance par rapport à l’arbitraire d’autrui, ou
comme non domination. L’habileté rhétorique de Hobbes et la force des images grâce
auxquelles il traduit, comme le montre Skinner, son entreprise intellectuelle en données
visibles, lui ont ainsi permis d’imposer l’idée plutôt étrange, et contraire à toute la tradition
classique, que la liberté ne consiste pas à ne dépendre de personne mais à ne pas
rencontrer d’obstacles dans l’exécution de notre volonté. Mieux encore, Hobbes paraît
avoir réussi à dissocier durablement la question de la liberté de celle du régime politique
et à convaincre la postérité que la liberté est compatible avec la soumission et
l’exposition à une volonté arbitraire pourvu que celle-ci soit bénigne et laisse à ses
« esclaves » une grande latitude de satisfaire leurs désirs.
Hobbes et ses partisans ont gagné la guerre mais cela signifie-t-il que leurs arguments
sont bons ? Pettit et Skinner ne le croient ni l’un ni l’autre : la liberté consiste à être
maître de son existence et à en déterminer soi-même les orientations sans subir
d’influence indue et sans avoir à craindre les réactions négatives de ceux à qui nos
décisions pourraient déplaire. En d’autres termes, elle consiste moins à pouvoir satisfaire
nos désirs qu’à pouvoir en déterminer nous-mêmes la substance. La victoire remportée
par Hobbes sur ses adversaires républicains nous empêche de voir cette différence
essentielle. Pettit et Skinner nous aident à la remettre au jour.


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