Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°12 - Hiver 2008-2009 )
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N°12 - L’université sans condition
par
Le titre de l’essai de Pierre Veltz provoque l’étonnement. A priori les grandes écoles ne manquent ni de ressources, ni de candidats, ni de réputation [1]. En France, ce sont les universités qui sont menacées de naufrage [2]. En particulier, pour la faiblesse de leurs ressources, leur incapacité à maîtriser le phénomène de massification de l’enseignement supérieur et en raison du doute entretenu dans l’opinion sur leur capacité à proposer des débouchés professionnels. Mais plus profondément il existe en France une infériorité historique des universités par rapport aux grandes écoles. Le système des grands corps de l’Etat mis en place après la Révolution et l’Empire a substitué les privilèges du mérite à ceux de la naissance. La Noblesse d’Etat [3]conférée par la République, sous condition de réussite à un concours d’entrée dans une grande école, a remplacé la noblesse de sang. En France, les élites de la politique, de l’administration, de l’université, du monde industriel et financier sont encore aujourd’hui et pour la plupart des anciens élèves d’une grande école. L’absence de sélection à l’entrée des universités (pour toutes les disciplines sauf la médecine) relègue impitoyablement celles-ci à prendre en charge les tâches dédaignées par les Ecoles : l’éducation supérieure de masse, la formation des enseignants, des chercheurs…. et la recherche elle-même, en coopération avec les grands organismes, CNRS, INSERM, etc. Le paradoxe est que le (mauvais) système d’enseignement supérieur français est encore aujourd’hui largement plébiscité à la fois par les classes moyennes et les élites, mais pour des raisons opposées : les classes moyennes sont satisfaites de l’absence de sélection à l’entrée des universités [4] parce qu’elles y voient une chance de promotion sociale pour leurs enfants ; et les élites, grands bénéficiaires du système des grandes écoles, se félicitent de l’existence des universités. Elles seules sont capables de prendre en charge l’enseignement de masse et répondre ainsi aux aspirations de promotion sociale d’une majorité de citoyens, et au pis, servir de parking social en période de chômage — les questions sérieuses (savoir à qui revient le pouvoir) étant réglées de manière définitive par le système des grandes écoles. Jeter la suspicion sur la santé des « grandes écoles », évoquer la possibilité de leur disparition est par conséquent une démarche originale et risquée : elle remet en cause de fait l’architecture de tout l’enseignement supérieur français, car elle ébranle les deux piliers dialectiquement reliés de ce système dual. C’est pourtant ce tabou que Pierre Veltz n’hésite pas à briser. Le fait qu’il soit lui-même ancien élève de l’Ecole Polytechnique et qu’il ait dirigé l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées ne constitue pas une circonstance atténuante : cracherait-il dans la soupe ? Mais restons sérieux. Pourquoi ce cri d’alarme ? Et tout d’abord où se trouve le danger ? Le sous-titre du livre, De la culture de la sélection à la culture de l’innovation, annonce la couleur : il consiste dans le primat de la sélection sur la formation. Cette sélection fondée, pour les grandes écoles d’ingénieurs, sur le seul critère des mathématiques interdit la diversité du recrutement. Son concours réussi, l’élève est quasiment certain d’obtenir un titre d’ingénieur, quitte à se satisfaire d’un mauvais rang dans son classement de sortie. Si l’enseignement délivré dans les écoles d’ingénieur est paradoxalement de plus en plus généraliste, à une époque où l’on ne parle que de spécialisation et de professionnalisation pour les universités, c’est qu’il s’agit au contraire de donner aux lauréats de concours difficiles l’assurance de trouver un éventail de choix de carrière le plus large possible. Le contenu de l’enseignement lui-même semble d’ailleurs peu importer aux employeurs, « persuadés qu’ils sont de l’excellence du tri intellectuel et de la capacité de travail des jeunes qu’ils recrutent. » [5] Les grandes écoles seraient-elles grandes par la difficulté de leur concours, entraînant de facto la présomption d’excellence de leurs élèves, plutôt que par la qualité de leurs professeurs ? Pierre Veltz fait justice de cette hypothèse impertinente : « Les écoles ne peuvent plus se permettre d’avoir de médiocres professeurs sous prétexte que les étudiants sont excellents » . Le « french engineer » a pourtant plus d’une flèche à son arc. Excellent en mathématique, ce qui lui permet de maîtriser plus aisément que d’autres les problèmes techniques, il possède des capacités d’adaptation remarquables, malgré une orientation trop précoce. En revanche, le fait d’avoir fortement conscience d’appartenir à une élite très restreinte entretient chez lui, d’après Pierre Veltz, « l’aversion au risque », exacerbe « l’esprit de classement et fige les hiérarchies » . [9] Est-ce tout ? Le véritable problème réside, d’après l’auteur, dans les trois phénomènes induits par la mondialisation : interdépendance des espaces économiques, sociaux et culturels ; resserrement des rapports entre science, technique et économie ; prise de conscience du caractère limité des ressources de la planète et apparition de phénomènes de grande ampleur comme le changement climatique [10] . Se met alors en place une « globalisation de l’enseignement supérieur » [11] qui se traduit par l’instauration d’un véritable marché international de l’éducation [12]. La demande des grandes entreprises s’internationalise. Ces entreprises se livrent à la chasse aux talents à travers les frontières. La valeur du diplôme dépend du rayonnement de la « marque » qui le produit. Les grands établissements d’enseignement supérieur se disputent le marché mondial, ils entrent en concurrence directe les uns avec les autres. Comme les multinationales, les grandes universités américaines en particulier établissent des filiales à l’étranger. « L’université de Phoenix (Arizona) appartenant au groupe privé Apollo délivre des diplômes à 28 000 étudiants à partir de 239 campus, dont certains en Asie, pour un prix moyen relativement bas (9 000 dollars annuels). Ses dépenses de marketing étaient en 2004 de 383 millions de dollars » [13] . La délocalisation des universités dans les pays émergents obéit à la même logique que celle des usines d’automobiles. Il s’agit de produire sur place des jeunes diplômés qui non seulement rapporteront des devises (12 milliards de dollars pour les activités universitaires « offshore » de l’Australie, en majorité en Asie), mais seront aussi de bons ambassadeurs de la pénétration des entreprises occidentales. Les exemples se multiplient dans les pays anglo-saxons : « L’université britannique de Nottingham (79e au classement de Shanghai) a établi un campus à Ningbo (province du Zhejiang) qui accueille 4 000 étudiants et délivre un large assortiment de diplômes britanniques, le tout étant financé par une femme d’affaire chinoise sans diplôme universitaire » [14] . Le marché international de l’éducation ne se réduit pas à la délocalisation des universités. La déclaration de Lisbonne [15] prétend faire de l’Europe « la première économie de la connaissance ». La recherche et l’innovation deviennent dans la compétition mondiale des denrées stratégiques. La « chasse mondiale aux talents » [16] est ouverte. Aux Etats-Unis, qui ne lésinent pas sur les moyens d’attirer les meilleurs étudiants des pays émergents, d [17] . L’Europe et en particulier la France restent largement à la traîne, malgré leurs déclarations martiales. A économie nouvelle, nouvelle organisation : des pôles d’innovations regroupent autour des grands campus universitaires des entreprises concurrentielles. Le lien entre sciences et techniques se resserre. Les techniques utilisées dans l’industrie et l’économie font de plus en plus appel aux connaissances fondamentales. Les cloisonnements entre les techniques volent en éclat. L’interdisciplinarité n’est plus une mode mais une nécessité industrielle. Et dans la compétition internationale, il serait imprudent de compter sur la persistance de la division internationale du travail actuelle : les cerveaux à l’ouest, les usines et les services standardisés à l’est et au sud [18]. De ces constats Pierre Veltz tire la conclusion suivante : pour garantir la créativité technique et à terme le succès économique, il faut des structures souples, transversales, en réseau, qui privilégient la circulation des savoirs et des hommes entre science et industrie, entre domaines disciplinaires, entre la culture de la recherche et celle de l’innovation : « Le monde de l’université au sens large — avec ses structures décentralisées, son pilotage souple des priorités de recherche, ses capacités d’exploration ouverte de chemins inédits, son potentiel d’interdisciplinarité — possède ici des avantages concurrentiels majeurs par rapport aux structures hiérarchiques finalisées des grands centres techniques sectoriels, qu’ils soient privés ou publics. » [19] Les exemples de la Silicon Valley ou de Boston et de son Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux Etats-Unis, d’Oxford et de Cambridge en Grande-Bretagne, ou encore du pôle technologique autour de Nokia en Finlande, sont convoqués pour illustrer cette thèse. Ces « écosystèmes » de recherche, centrés sur les universités, sont donc en concurrence les uns avec les autres. Si Internet favorise les mises en réseau des divers acteurs de l’innovation, il engendre inversement le regroupement des activités dans un petit nombre de pôles de « premier rang » en réseau avec des pôles secondaires plus petits. Contrairement aux concentrations urbaines qui provoquent des « externalités négatives » [20] , pollution, embouteillages, etc., le regroupement d’entreprises autour d’une grande université prestigieuse n’a que des avantages, car il est seul à même d’attirer les hommes de talent et de rassembler des compétences diverses [21] . De ce point de vue, nous précise l’auteur, « le marché des universités et des universitaires a des caractéristiques très proches de celui des grands clubs sportifs, des stars du football ou du tennis. » [22]. Pour rester dans la compétition, les universités se doivent d’attirer les meilleurs chercheurs et les meilleurs étudiants. D’où le constat de Pierre Veltz, sous forme d’avertissement : si le système d’enseignement supérieur français avec sa dualité universités / grandes écoles est à même d’assurer une « économie de rattrapage », il est mal adapté à une « économie d’innovation » [23] . Les grandes écoles, en particulier, doivent se rénover complètement ou périr. Leur recrutement se fait aujourd’hui uniquement dans les classes supérieures. Les jeunes issus de ces milieux ont vingt fois plus de chances de réussir le concours que ceux qui proviennent des milieux populaires. Ils ont pratiquement disparu des « écoles de premier rang » [24] . Les étudiants étrangers ne représentent que 8 à 9% des étudiants inscrits dans les formations d’ingénieurs en France [25] , les femmes 10 à 15% en moyenne [26] . L’hyper sélection par les mathématiques et par les mathématiques seulement prive les écoles d’étudiants de grande valeur qui manifestent d’autres talents. Il faut diversifier les critères de recrutement, augmenter les recrutements sur titres, prendre plus de risques à l’entrée des écoles, quitte à redéfinir leur niveau par le classement de sortie et pas seulement par le rang de réussite au concours d’entrée [27] . Cette même exigence de diversité doit être appliqué au corps enseignant. Il est actuellement composé majoritairement d’anciens élèves (masculins) de ces mêmes écoles [28]. Passant aux propositions, Pierre Veltz souligne l’importance de constituer des ensembles de taille critique [29] . Pour mettre en place des centres d’excellence, il faut combiner les avantages des effets de taille avec une organisation souple et ouverte. Seule une structure de type universitaire peut réaliser ces deux objectifs et obtenir une visibilité internationale propre à attirer les meilleurs. D’autre part l’évolution des savoirs nécessite une constante évolution de l’institution, impliquant le redéploiement des structures existantes et la création de départements nouveaux. Les institutions d’enseignement supérieur doivent donc avoir une taille suffisante pour espérer disposer des ressources indispensables (humaines et matérielles) propres à la réalisation de ces changements. Elles doivent également être capables d’établir des liens de partenariat avec les industries, de développer des recherches finalisées, sans pour autant sacrifier la recherche fondamentale, leur indépendance et leur liberté. Enfin, une « grande université techno-scientifique a vocation à être aussi un grand pôle culturel, un lieu où sont mis en débat les enjeux sociétaux et environnementaux de la science de la technique ». [30] […] « Il faut que les sciences de base, les arts, les humanités, l’architecture le design, les sciences de l’homme et de la société soient présents autant que l’économie ou la gestion » . [31] Dans ces conditions, que faire ? se demande Pierre Veltz. En premier lieu regrouper des écoles de manière à constituer des ensembles de taille suffisante, réalisant un spectre disciplinaire et thématique ample, tournés vers la recherche et l’innovation. Ensuite ouvrir et internationaliser les recrutements. Enfin repenser les financements [32] , en particulier le financement par les entreprises, qui reste très faible en France, et mettre à contribution les étudiants par l’élévation sensible des droits d’inscription. En conclusion, estime-t-il, les universités et les écoles ont un même combat à mener [33]. La nécessaire modernisation des écoles n’est pas dirigée contre les universités, bien au contraire. De même la réforme indispensable des universités ne peut que bénéficier aux écoles. Chacune de ces institutions doit trouver pour sa part les moyens de son adaptation au monde moderne. Des liens nouveaux concernant la recherche mais aussi l’enseignement doivent être expérimentés, car la fusion pure et simple entre grandes écoles et universités ne serait qu’une solution illusoire. Telle est pour l’essentiel la thèse défendue par l’auteur. * Contrairement aux nombreux ouvrages qui paraissent chaque jour sur l’enseignement supérieur, le livre de Pierre Veltz n’est pas passé inaperçu. En décembre 2007, dans sa livraison consacrée à l’autonomie des universités, la revue Esprit redonne la parole à son auteur [34] . Celui-ci y précise sa vision d’un enseignement supérieur français rénové. Il souligne à nouveau l’importance qu’il attache à la constitution de pôles universitaires dans l’économie de la connaissance. Il plaide pour la constitution d’un petit nombre de centres d’excellence de premier plan, en insistant sur la supériorité des structures universitaires, souples, pluridisciplinaires et capables d’évolution, d’essais et d’erreurs, sur le modèle rigide des grands instituts de recherches spécialisés ou des grandes écoles à la française fondées sur une hyper sélection. De son côté, la revue Le Débat, dans son numéro de janvier-février 2008, publie les articles de deux spécialistes, Dominique Pestre, directeur d’études à l’EHESS, et Antoine Picon, professeur à Harvard, à propos de Faut-il sauver les grandes écoles ?, ainsi que la réponse de l’auteur [35] Tout en se déclarant d’accord avec les descriptions et la plupart des propositions de Pierre Veltz, Dominique Pestre formule quatre observations : 1- Les universités françaises se sont beaucoup transformées depuis deux décennies pour s’adapter à la situation nouvelle causée par la globalisation. 2- Le livre ne distingue pas suffisamment deux problèmes : l’adaptation de nos institutions au marché mondial des services d’enseignement et de recherche, et la question de l’amélioration des performances de l’économie nationale fondées sur l’innovation. 3 - La nouvelle économie de la connaissance tient d’abord à la structure et à l’organisation industrielles. « L’université et sa gouvernance ne sont pas le cœur du problème » [36] . La supériorité de la Silicon Valley pour ce qui est de l’innovation, par rapport à l’autre grand complexe technologique dit de la Route 123, tient au fait qu’à Boston la recherche est pilotée par « de grandes firmes intégrées verticalement et largement autarciques » alors qu’à Palo Alto l’industrie est de taille moyenne et repose plus qu’à Boston sur « les couplages université/start-ups et entre start-ups » [37] 4 - La sélection pratiquée par les classes préparatoires et les grandes écoles est une sélection sociale dont la fonction est « de garantir aux enfants des élites économiques et scolaires un avenir sans grand risque » [38]. On comprend à la fois l’aversion au risque (soulignée par Pierre Veltz) que manifestent les anciens élèves, et leur défense acharnée d’un système dont ils sont les premiers bénéficiaires. Le propos d’Antoine Picon [39] est différent. Il reprend à son compte la comparaison de Pierre Veltz du système des grandes écoles avec le modèle des universités américaines. Tout en marquant son accord avec les critiques de Pierre Veltz concernant le mode de sélection des grandes écoles françaises, qui exclut la diversité des parcours que l’on trouve au contraire chez les étudiants des grandes universités américaines et qui ne prépare pas les futurs dirigeants à la prise de risques dans une société fondée sur la compétition, il observe qu’une réforme des grandes écoles ne peut s ’envisager sans prendre en compte l’ensemble du système éducatif français. Et de poser la question : « Peut-on concevoir un enseignement supérieur durable qui n’articulerait pas vraiment formation de masse et formation des élites, parcours diversifiés pour les étudiants sans vocation prédéfinie et cursus plus spécialisés ? ». Autrement dit, ne faudrait-il pas, en allant bien au-delà des propositions de Pierre Veltz, créer un cadre commun entre universités et grandes écoles ? L’argument de Pierre Veltz, estime Antoine Picon, rappelle celui du prince Salina, le héros du Guépard de Lampedusa déclarant qu’« il faut que tout change pour que tout reste comme avant » . Le professeur à Harvard s’interroge également sur la validité et la pérennité du modèle universitaire américain. L’assimilation du label « université » à une marque lui paraît contraire « à la morale académique ». Mais, surtout, la compétition effrénée entre les grandes universités américaines induit des frais de fonctionnement et d’investissement de plus en plus lourds . Attirer les meilleurs étudiants et les meilleurs enseignants entraîne une inflation sur le montant des bourses et des salaires. « Harvard possède un capital placé en bourse […] de 35 milliards de dollars. Celui de Yale avoisine les 22 milliards de dollars, tandis que celui du Massachusetts Institute of Technology « n »’est « que » d’une dizaine de milliards . L’explosion des coûts de formation (31 000 dollars à Harvard par exemple) atteint toutes les institutions d’enseignement supérieur. L’université américaine s’organise en effet autour de quatre premières années d’un « college » pluridisciplinaire suivies de « graduate schools » spécialisées délivrant des diplômes de « master » et de doctorat. Au cours de ces premières années, un étudiant peut très bien choisir une dominante (major) scientifique accompagnée d’un cursus littéraire, ou l’inverse. Mais le maintien d’un grand nombre d’options littéraires et scientifiques coûte cher et se trouve menacé par l’inflation des coûts. La force du système d’enseignement supérieur américain, qui privilégie, contrairement à ce qui se passe en France, un enseignement de culture générale dans les premières années d’université, risque de disparaître . * Pour prolonger ces remarques critiques, on notera que le succès du livre de Piere Veltz soulève plusieurs interrogations. Les informations qu’il apporte sur les grandes écoles ne sont pas nouvelles . Ses critiques pertinentes portant sur l’hyper sélection sociale des cadres dirigeants français, induite par le système dual de l’enseignement supérieur français, arrivent une vingtaine d’année après la publication de l’étude magistrale de Bourdieu déjà citée, La noblesse d’Etat . Ses remarques lucides sur le gaspillage des talents effectué par les écoles scientifiques, qui prive la recherche française de ses éléments les plus doués pour en faire des cadres dirigeants des entreprises ou du secteur public, beaucoup mieux rémunérés, ont déjà été faites il y a quinze ans, sans aucun écho. Il en est de même de l’insuffisance de la recherche dans les écoles scientifiques, de la grande misère des universités, du paradoxe qu’il y a à diriger vers les études scientifiques les plus théoriques et les plus difficiles du système universitaire des titulaires du baccalauréat dont l’entrée dans les classes de préparation est refusée précisément parce qu’ils sont jugés inaptes à ces cursus. Tout se passe comme si, depuis 2003, la classe politique, les syndicats, les médias, et dans une certaine mesure l’opinion publique, découvraient brusquement la grande misère du système universitaire français et une partie, mais une partie seulement, du fonctionnement devenu à la fois boiteux et absurde d’un enseignement supérieur mis en place, il faut le rappeler, il y a plus de deux cents ans par la Révolution française puis par l’Empire. Les pouvoirs publics, par exemple, admettent maintenant que bon nombre de bâtiments universitaires sont inadaptés ou honteusement délabrés , qu’en 2006 le coût annuel de la formation d’un étudiant ne répond pas aux besoins , que le logement universitaire pour les étudiants est inexistant, que le montant des bourses et leur nombre sont insuffisants. De leur côté, les syndicats étudiants (de gauche), qui estiment s’être battus jusqu’ici victorieusement contre la sélection à l’université et l’enseignement à deux vitesses, reconnaissent aujourd’hui l’existence d’une sélection par l’échec en premier cycle, tout en restant toujours discrets sinon muets sur l’hyper sélection dans les classes de préparation et le système dual des grandes écoles. La cause de la guérison miraculeuse bien que partielle de cette cécité collective est connue. Elle ne doit rien à l’intervention de la Vierge de Lourdes, mais tout au classement dit de Shanghai . Précisons. En 2003, année du début du classement de Shanghai, l’université française la mieux classée, l’université Pierre et Marie Curie, n’arrive en effet qu’au 65e rang, l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, entre le 102e et le 151e rang et, comble de l’horreur, il faut remonter jusqu’au 251e et 300e rang (xxx) pour trouver mention de l’Ecole Polytechnique. On comprend le traumatisme de la communauté académique française, notamment « scientifique », à ce coup inattendu. Aux Etats-Unis, en revanche, où les universités américaines sont évaluées et classées depuis longtemps, notamment par un organisme privé, le classement de Shanghai est passé relativement inaperçu. Dans son introduction intitulée « Merci Monsieur Nian Liu », Pierre Veltz lui-même reconnaît ce que la publication de son livre doit au classement de Shanghai. Se référant à l’année 2005, il écrit : « Le professeur Nian Liu de l’université Jiao-Tong à Shangai publie un classement où, parmi les cent premières figurent seulement quatre institutions françaises […] Un grand merci, Monsieur Nian Liu, pour cet électrochoc salutaire. » Electrochoc en effet puisque en 2005 les premières places sont monopolisées presque exclusivement par les universités américaines, Harvard à leur tête. Trois universités britanniques, deux universités japonaises et une université suisse réussissent à se glisser parmi les cinquante premiers lauréats. De grandes écoles, point. En 2007, les Etats-Unis arrivent encore largement en tête dans le classement des cent meilleures universités, avec Harvard toujours au premier rang. Maigre lot de consolation, l’université Pierre et Marie Curie accède tout de même au 39e rang, Paris-Sud (Orsay) à la 52e place et Strasbourg I à la 99e. Aucune des écoles françaises d’ingénieurs « de premier rang » ne figure dans ce palmarès. L’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm accède péniblement à la 83e place, loin derrière des universités britanniques (Cambridge et Oxford ), japonaises (Tokyo et Kyoto) ou suisse (Institut Polytechnique de Zürich). En France donc, le classement de Shanghai est critiqué, voire récusé. Les représentants des écoles d’ingénieurs et des universités s’estimant mal traités dénoncent la prime exagérée que ce palmarès accorde à la recherche (décompte des prix Nobel et des médailles Fields) et le biais introduit par la taille des établissements. De leur côté, « les universités de sciences humaines » protestent contre un classement qui ne prend pas en compte leurs disciplines. Une contre offensive franco-française s’élabore aussitôt. L’École des Mines de Paris propose son propre classement, réhabilitant l’enseignement et reposant sur le cursus des dirigeants des cinq cents premières entreprises recensées par le magazine Forbes. Ce nouveau classement fait magiquement apparaître en tête les grandes écoles françaises : Polytechnique (4e), HEC (5e), Sciences-Po Paris (8e), l’ENA (9e) et l’École des Mines de Paris (10e). Une équipe indépendante de chercheurs de la Seine-Saint-Denis invente un nouveau thermomètre. Ce sera « l’échelle de Vincennes » (en hommage à l’université arrivée en tête en 2008). Elle ajoute, sans négliger les critères de Shanghai, un grand nombre d’autres paramètres tels que : la modicité des droits d’inscription, le nombre d’étudiants accueillis au mètre carré, le nombre de disciplines nouvelles créées, la qualité de vie du campus, etc. En appliquant ces critères, c’est sans surprise l’Université Paris VIII, Vincennes à Saint-Denis, qui prend la tête du classement, suivie par l’Université de Californie à Los Angeles, l’Université du Québec à Montréal, le Reed College de Portland, dans l’Oregon, et enfin l’École des Arts Décoratifs, à Paris… Ouf, on respire. Les valeurs de l’humanisme désintéressé ont pu être préservées — de justesse. Relégué au 12e rang par ce classement, l’université de Harvard, qui a l’habitude de la première place, fait observer non sans une pointe de venin : « Si le barème avait pris en compte la qualité des toilettes publiques, l’Université de Saint-Denis n’aurait jamais pu atteindre la première place, ni même la centième » . Ces deux dernières tentatives, aussi méritoires que désespérées, n’atténuent pas l’électrochoc produit en France par le classement de Shanghai. Comment dans un premier temps effacer ce score calamiteux et rétablir l’ « image internationale » de l’enseignement supérieur français ? Le « classement de Shanghai » a d’un coup de baguette magique érigé le système américain d’enseignement supérieur et de la recherche en modèle absolu . L’enseignement supérieur français est en est soudain bousculé. On brûle aujourd’hui ce qui hier était adoré. C’est la Réforme. Les grandes écoles ne font désormais plus recette. Le CNRS, jadis crédité du développement et du renouveau de la recherche française après la guerre, est maintenant taxé d’inefficacité, il est accusé de plonger la recherche dans l’immobilisme. Il va être découpé en six nouveaux instituts. Sa politique scientifique, traditionnellement déterminée par des commissions de chercheurs élus (jugement par les pairs), est récusée. Ce sont les directeurs des différents instituts et les directions qui « formeront un directoire collégial chargé de décider de la répartition des moyens affectés au CNRS. Ce directoire et cette nouvelle organisation autour de disciplines fortes contribueront à revitaliser l’interdisciplinarité qui fait la force du CNRS. » . Quant au recrutement de nouveaux chercheurs, il pourra enfin se faire sur une base contractuelle. Les universités elle-même seront « rénovées » . Une certaine autonomie leur sera accordée : gestion de leur patrimoine immobilier, de leur masse salariale, choix des statuts et des structures internes, sélection des étudiants au-delà du cycle de licence, et surtout pouvoirs renforcés du président et restriction considérable du nombre des membres du conseil d’administration. Le conseil ne dépassera pas trente membres. Il comprendra notamment de huit à quatorze représentants des enseignants-chercheurs et sept à huit personnalités extérieures, nommées par le président et approuvées par le conseil. Le président de l’université aura des pouvoirs étendus. Il pourra par exemple recruter des enseignants et des chercheurs sur des postes contractuels. Les anciennes commissions de spécialistes, composées de pairs de la spécialité, sont remplacées par des comités de sélection proposés par le président et « nommés par le conseil d’administration siégeant en formation restreinte » . Ce conseil est appelé à décider du recrutement des enseignants-chercheurs. Ces recrutements seront soumis au veto du président. En contrepartie d’une plus grande liberté et d’une autonomie de gestion, les organismes et établissements seront évalués par l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES). L’AERES assurera « l’évaluation l’ensemble des unités d’un même site, qu’elles dépendent des universités, des organismes de recherche ou qu’elles soient mixtes » . La mode est à la formation de grands ensembles, fédérant des grandes écoles et des universités. Il faut à tout prix atteindre ce fameux seuil de visibilité sans lequel tout espoir de grimper dans l’échelle de Shanghai disparaît. Il n’est pas sûr que ces sages remarques soient entendues. En revanche, les regroupements se multiplient, sous le double coup fouet du classement de Shanghai et de la Réforme. C’est ainsi que Gilbert Béréziat, ancien président de l’université Pierre et Marie Curie, met sur pied pendant l’été 2005 l’association « Paris Universitas ». Ce montage ressemble plus à une opération de communication qu’à un véritable projet scientifique . Le conglomérat réunit l’UPMC, Paris II (droit, sciences politiques, gestion), Paris III (arts, langues, lettres), Paris IV (humanités, histoire ,géographie…), Paris IX-Dauphine (gestion, économie) et, pour faire bon poids, l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) . Parallèlement une association plus modeste, entre l’université Paris 7 Denis Diderot, Paris V René Descartes et Paris I Panthéon-Sorbonne verra le jour en 2003. Ce sera (peut-être) Paris-Centre. Paris-Sud fédère l’université d’Orsay, celle de Versailles et l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. D’autres regroupements pourront intervenir en Ile-de-France, Paris-Est autour de Marne-la-Vallée, sans oublier Paris-Nord et Paris X Nanterre. Sur le plateau de Saclay où les grands établissements, les grandes écoles, les instituts, l’université d’Orsay ainsi que des centres de recherches privés regroupent 25 000 étudiants et produisent 20% de la recherche scientifique française, « la rivalité entre grandes écoles et université freine l’essor d’un campus de renommée mondiale » . En province de grandes manoeuvres de réunifications ou de fédérations entre universités et école ont lieu à Bordeaux, Montpellier, Toulouse, Lyon, Strasbourg. L’opération « Campus » lancée par la ministre de l’enseignement supérieur le 29 mai 2008 encourage vivement ces regroupements par des promesses de subventions .importantes. Les dix pôles sélectionnés se verront en effet décerner des crédits supplémentaires dont le total devrait s’élever, avant la crise financière et économique mondiale, à 5 milliards d’euros . Il est trop tôt pour juger si cette frénétique course à « la taille critique » qui s’empare des institutions d’enseignement supérieur françaises ressortit d’une simple sinon simpliste stratégie de communication et de course à « l’image », ou répond à des objectifs réels de rénovation de l’enseignement et de la recherche, qui ne seraient pas liés exclusivement à une efficacité économique ou une visibilité médiatique. On a l’impression pour l’instant que la plupart de ces regroupements, à l’exception peut-être de l’opération de fusion des trois « universités » de Strasbourg , tient davantage de l’exercice de communication que d’une prise de conscience réelle. * A cela s’ajoute la question abordée notamment par Antoine Picon : qu’en est-il réellement du fameux « modèle américain » ? Peut-on émettre un diagnostic comparatif ? Certes, le système étatsunien contient le meilleur : 1 - Il y existe de véritables universités, qui, contrairement à leurs homologues françaises, rassemblent dans un même lieu, pour les plus grandes d’entre elles, tous les secteurs de la connaissance et de la création, sciences, sciences humaines, lettres, arts, droit, médecine. 2 - Ces universités jouissent d’une véritable autonomie et il y règne la séparation des pouvoirs : d’un côté le conseil d’administration (boards of trusties) chargé des recherches de financement et de la gestion administrative, avec une influence variable, mais pas toujours prépondérante, des représentants du secteur privé , de l’autre le sénat académique où toutes les disciplines sont représentées. Ce conseil, dirigé par les professeurs et chercheurs de l’université, est chargé de définir en toute indépendance la politique scientifique et pédagogique de l’établissement. Ses avis, même consultatifs, sont en général suivis. 3- Une pluridisciplinarité efficace permet aux étudiants « undergraduate » de choisir leur spécialisation à l’issue seulement des quatre premières années de l’université. 4 - Dans ces puissantes institutions, l’argent coule à flot ; ce qui assure leur indépendance, leur permet en particulier d’attirer les chercheurs et les étudiants étrangers les plus brillants, sans que ces derniers aient à payer le coût de leur formation. En 2004, le budget moyen annuel par étudiant est de 22 475 dollars aux Etats-Unis contre 10 667 dollars en France. 5 - La recherche, y compris la recherche fondamentale, est considérée par l’administration américaine comme une priorité. Elle lui consacre 2,59% de son PIB contre 2,2% pour la France. 5 - Il existe chez les chefs d’entreprises américains une culture de la recherche. Contrairement à la majorité des dirigeants français, ils ont souvent commencé leur carrière dans un laboratoire avant d’accéder à des postes de direction. Il en résulte que les entreprises américaines dépensent pour la recherche et le développement environ le double des entreprises françaises en pourcentage de leur chiffre d’affaires. Mais le modèle américain recèle également le moins bon, voire le pire : 1 - Une incapacité à former ses propres cadres en nombre suffisant, ce qui le rend dépendant de l’étranger. Une grande partie de la recherche américaine est assurée en réalité par des « travailleurs immigrés » qui, contrairement aux étudiants américains de même niveau d’étude, acceptent des salaires relativement modestes par rapport à leur compétence. 2 - Un système de compétition acharnée, largement contre productif, qui déstabilise les universités et la recherche. Les directeurs de recherche passent plus de temps à chasser les contrats à court terme qu’à travailler dans leur laboratoire. 3 - Les grandes universités, on l’a dit, se battent entre elles comme de vulgaires clubs de football pour « acheter » à coup de dollars les meilleurs chercheurs et étudiants. En même temps, 45% des enseignants travaillent à temps partiel et ne jouissent d’aucun avantage social . Contrairement aux idées reçues et aux thèses libérales, l’organisation de la recherche est loin d’être idéale aux Etats-Unis. L’excès de compétition induit un gaspillage de ressources très important, masqué en partie par leur abondance. 4 - Le fameux impératif catégorique « publish or perish » du modèle américain a des effets pervers. Il transforme de plus en plus l’évaluation qualitative des travaux de recherche en un simple comptage des publications et des citations. En réaction, les chercheurs sont incités à essayer de « fabriquer » dix publications pour un résultat qui en mériterait au plus une seule. Les équipes de recherche se sont adaptées pour se citer mutuellement entre « amis » et ignorer les travaux concurrents. Peut-on comparer ? L’enseignement supérieur et la recherche ont hérité en France d’une histoire particulière. Le rôle de l’Etat y est plus déterminant qu’aux Etats-Unis, malgré un engagement financier comparativement plus faible. Les entreprises françaises se méfient des universités. Elles consacrent relativement moins d’argent à la recherche et à l’innovation que leurs homologues américaines. La tentative actuelle de transposition du modèle américain et la façon dont elle est menée risque d’aboutir à un résultat paradoxal : l’importation de ce que ce modèle a de pire à défaut d’être capable de capter le meilleur. Le classement de Shanghai a eu le grand mérite, par le choc qu’il a provoqué, d’ouvrir les yeux des médias et des politiques sur ce qui était resté et qui reste encore pour la plupart des observateurs, à la fois juges et parties, un de ses points aveugles : le système dual d’enseignement supérieur français. A cette occasion le livre de Pierre Veltz a porté un jugement honnête et courageux sur l’un des deux piliers de ce système, les grandes écoles jusqu’ici intouchables. Quant à l’autre pilier, les universités, la prise de conscience déclenchée par le classement de Shanghai n’a pas permis d’exhumer une réalité bien refoulée : sauf rares exceptions, dues souvent à des circonstances fortuites , la France a toujours refusé, depuis la Révolution et la disparition de l’université royale issue du Moyen-Age, la constitution au sens propre du terme de véritables universités . Dès son adoption, la loi d’orientation de l’enseignement supérieure d’Edgar Faure en 1968 a été soigneusement contournée. Comme après la défaite de 1870 et la tentative avortée de la loi du 10 juillet 1896 de constituer de « vraies universités » sur le modèle allemand, inspiré par Wilhelm von Humboldt, la « république des facultés » a farouchement résisté en France à cette nouvelle tentative. La stratégie a été simple. La loi d’orientation instituant des « universités » se contentant de trompes l’œil, la juxtaposition « sur le papier » d’au moins deux facultés suffisait à faire l’affaire. Les anciennes facultés des sciences, de médecine et de droit réussissant avec succès à éviter toute cohabitation contaminante avec les « disciplines dangereuses », lettres, philosophie et sociologie, on a assisté à une inflation de « mariages blancs » entre les sciences, la médecine, les sciences politiques, le droit et la gestion etc... saupoudrés d’un peu d’« informatique ». Les inimitiés locales ont fait le reste. Il est possible que la constitution de Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur (PRES) réussisse là où les deux précédentes tentatives ont échoué. Il s’agirait alors d’une date dans l’histoire de l’enseignement supérieur français. Mais il est encore trop tôt pour savoir si ces regroupements ne seront qu’une simple juxtaposition formelle d’institutions, avec comme objectif principal l’amélioration de leur classement sur l’échelle de Shanghai liée à la captation d’une manne gouvernementale supplémentaire ; ou s’ils permettront la constitution de véritables universités pluridisciplinaires, seul moyen de réaliser ce fameux premier cycle non spécialisé, promis par les augures gouvernementaux : condition nécessaire selon eux de la diminution de l’échec dans les premiers cycles universitaires et d’une véritable orientation des étudiants. * Ce qui frappe dans les discours officiels et dans la plupart des commentaires des médias français, c’est la préoccupation d’« adapter les enseignements supérieurs aux grands défis économiques et sociaux de notre temps ». On retrouve là l’application « à la française » de la stratégie de Lisbonne , axe majeur de la politique économique et de développement de l’Union européenne, fondée sur « l’économie de la connaissance ». Dans cette optique, la compétition engagée entre l’Occident et les grands pays émergents ne peut être gagnée que par « le développement de la formation et de l’innovation au service de la compétitivité des entreprises et du développement de nouvelles technologies ». On peut aisément comprendre, sinon approuver, les raisons de ces choix dans le contexte du mode de mondialisation qui prévaut actuellement. Le paradoxe est que les réformes en cours actuellement en France paraissent tourner le dos à cette efficacité économique tant recherchée et promue au rôle de valeur suprême par les pouvoirs publics. L’importation partielle du « modèle américain » dans ce qu’il a de plus contestable risque de déstabiliser et d’affaiblir la recherche fondamentale française, sans bénéfice pour le développement de l’innovation. Ce développement nécessiterait en effet l’autonomie de la recherche fondamentale et appliquée (recherche technologique de base) à long terme , régulée par la communauté scientifique, accompagnée d’un effort financier des entreprises et d’une mutation culturelle favorisant l’établissement de passerelles entre les universités et les entreprises, en respectant la liberté académique. Etant donné la culture de leurs dirigeants, il ne semble pas qu’une telle évolution puisse intervenir rapidement. Cette évolution nécessiterait en outre la constitution de véritables universités pluridisciplinaires, disposant de ressources suffisantes pour assurer leur indépendance. Les nouvelles lois sur la recherche et sur les universités s’inspirent de principes opposés . Les programmes de recherches seront jugés sur des critères de rentabilité à court terme. La recherche fondamentale et la recherche appliquée de base seront donc les grandes perdantes du dispositif. Quant aux « humanités », elles seront les premières à être sacrifiées. Enfin, l’emploi précaire des chercheurs sera développé au détriment de la stabilité. On peut essayer de prévoir certains effets de la nouvelle loi relative « aux libertés et responsabilités des universités ». Seuls quelques grands ensembles pourraient espérer tirer leur épingle du jeu et atteindre la masse critique exigée pour bénéficier de nouveaux moyens budgétaires. La concurrence entre établissements, l’une des idées maîtresses de la politique actuelle, interviendrait alors entre la dizaine ou la vingtaine de ces regroupements de facultés qui se dessinent dans les grandes villes, comme elle intervient entre des entreprises de taille comparable. Ces regroupements seraient seuls capables « de jouer dans la cour des grands », de gérer leur patrimoine et leur personnel, de choisir leurs enseignants, leurs chercheurs et… leurs étudiants. C’est dans cette minorité d’établissements dirigés par une nouvelle espèce d’universitaire, les « managers académiques », que la sélection des étudiants pourra doucement être introduite ; d’autant plus facilement qu’elle est déjà pratiquée officieusement dans certains établissement universitaires, et officiellement dans ceux qui bénéficient de dérogations ; d’autant plus facilement que la règle cardinale de la liberté d’accès à l’université aux titulaires d’un baccalauréat restera en vigueur dans la majorité des autres petites fausses universités. C’est à ce stade de ce scénario vraisemblable que les grandes écoles auront vraiment des soucis à se faire et que la question du livre de Pierre Veltz, « Faut-il sauver les grandes écoles ? », redeviendra d’actualité. Mais peut-être sera-t-il déjà trop tard ? La préoccupation utilitariste qui envahit la pensée et les discours actuels sur l’éducation n’est pas absente non plus du livre Pierre Veltz. Certes il s’agit chez lui d’un utilitarisme sympathique, de bon aloi, voire légitime. Je pense, écrit-il « que le système des écoles appelle aujourd’hui des réformes profondes, tant pour des raisons sociologiques et éthiques — la fermeture sociale des écoles a atteint un seuil critique et il est très mauvais pour un pays d’avoir des élites aussi monochromes — que pour des raisons d’efficacité — notre système qui a l’air de bien fonctionner est en réalité de plus en plus inadapté au contexte international et la contribution de nos écoles au développement scientifique et technologique du pays est très inférieure à ce qu’elle pourrait et à ce qu’elle devrait être. Et ceci est grave en cette période critique pour l’avenir économique de notre pays » . Le classement de Shanghai n’a pas seulement jeté des doutes sur l’excellence de notre enseignement supérieur. Il n’a pas seulement renforcé la tendance traditionnelle des pouvoirs publics à soumettre un peu plus notre système académique aux contraintes économiques et sociales (peut-on le leur reprocher ?), il a aussi modifié profondément les finalités des systèmes universitaires, si l’on en croit les discours de certains responsables d’institutions. L’objectif principal affiché n’est plus la qualité de la formation, le taux d’emploi des étudiants à la sortie de l’université, l’excellence de la recherche — c’est de figurer en bonne place dans la compétition internationale . Le reste, comme la grâce divine, étant accordé de surcroît. Essayer de changer de vocabulaire et de rhétorique est difficile : c’est tenter de s’opposer aux idéologies nourries de lieux communs par une « pensée de la vérité ». C’est affirmer un « principe de résistance inconditionnelle » . En ce qui concerne la recherche, il faudrait s’interroger sur l’obsession de l’administration à chercher à contrôler l’activité des « chercheurs » a priori présumés tous coupables (comme les chômeurs ?) de détourner les moyens de l’Etat. Les chercheurs ont toujours admis et même réclamé une évaluation de leur activité. Mais ils demandent qu’elle soit faite par leurs pairs. Le contrôle actuel des chercheurs repose essentiellement sur l’évaluation du nombre de publications : pas sur leur contenu, que les contrôleurs n’ont en général ni le temps ni les compétences pour évaluer. Ce type de contrôle et son caractère essentiellement quantitatif est inefficace. Il accapare le temps des chercheurs et suscite des mécanismes de défense immunitaire qui se sont beaucoup développés ces dernières années, à l’image du « modèle » américain. Critiquable dans sa forme lorsqu’il est appliqué dans le domaine des sciences, ce type d’évaluation devient franchement absurde dans le secteur des lettres, de la philosophie. Les pratiques sont très différentes. La « publication scientifique » est un « produit » parmi d’autres, et pas forcément le plus significatif de l’activité académique, où le contenu prime sur le nombre. Le système des « referees », lorsqu’il existe, ne peut pas avoir partout le même caractère d’objectivité. L’originalité d’une pensée se manifeste par la qualité de la parole professée, par les interventions dans des colloques et par la publication d’ouvrages accessibles à un public non spécialisé. non forcément par des articles, mais par des livres, comme ceux que nous recensons dans l’Agenda. Pour nous en tenir à quelques grands noms, il est douteux que Roland Barthes, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jacques Lacan ou Claude Lévi-Strauss aient acquis leur réputation et exercé leur influence grâce au nombre de leurs publications dans les revues scientifiques internationales. L’encyclopédiste des Lumières Denis Diderot souhaitait que l’on puisse enseigner la géométrie à l’école pour faire comprendre aux élèves, par cet exemple, que s’il existait des lois qui structurent les mathématiques, il devrait aussi être possible d’en instituer pour gouverner la société à la place du roi. La géométrie était pour lui un moyen de former des citoyens plutôt que des arpenteurs. Résister à la conception utilitariste de l’enseignement supérieur est donc insuffisant. Il faut pouvoir définir un lieu où la libre critique soit non seulement permise, mais instituée, une université où il serait possible sans forfaiture de graver à son fronton la prescription d’Emmanuel Kant énoncée en 1784 : « Ose savoir » — ou peut-être : « Ose penser ». On exigera donc, avec Jacques Derrida, que cette « université » soit « sans condition » , qu’elle ait « le droit de tout dire […] et le droit de le dire publiquement et de le publier » . On en fera une exigence universalisante . L’ambiance , comme manifestation d’une structure de partage, y comptera pour beaucoup. Elle devra favoriser la rencontre (tuké) et ménager l’occasion (kairos). C’est la raison pour laquelle l’université sans condition se distinguera par un principe d’unité et de cohérence dans sa conception de l’enseignement et de la recherche et dans son architecture. Les deux sont liés : l’existence d’un campus n’est pas un détail. Seule la présence dans un même endroit d’acteurs travaillant dans des disciplines différente autorise la confrontations des savoirs et la rencontre entre les hommes. Est-ce à dire que « l’université sans condition » s’oppose à toute forme de contrôle de la part d’un gouvernement qui, lui attribuant les moyens de son existence, est fondé à lui demander des comptes ; qu’elle récuse toute implication dans le développement économique et social de la société dont elle est issue ? Il n’en est rien évidemment, et c’est précisément à cause d’un sentiment élevé de sa responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des citoyens qu’elle est conduite à ne rien céder sur sa liberté et son autonomie. Cette responsabilité est particulière parce qu’elle est la seule institution à pouvoir accomplir le programme évoqué plus haut. Mais ces objectifs ont besoin de durée pour se déployer. Son échelle de temps n’est pas celle des variations du cours des actions, des renouvellements des conseils d’administration, ni même des législatures. L’une des exigences que cette université pourrait se donner à elle-même, c’est que le travail de ses membres puisse contribuer à laisser le champ de la pensée, de la connaissance, et de l’art dans un état un tout petit peu différent de celui où il se trouvait auparavant. Cette université idéale, cette « université sans condition » qui n’existe pas, pas plus que n’existe la figure idéale du cercle, nous en ferons notre proposition et notre profession radicale : le concept d’un lieu thérapeutique où la résistance au discours hégémonique et uniforme s’organise, où l’occasion de rencontres entre les savoirs et entre les hommes soit possible, une institution en perpétuelle interrogation sur elle-même et en perpétuel changement, un lieu, enfin et surtout, où l’intensité de l’activité créatrice atteste que le désir n’en est pas exclu .
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