Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°21 - sommaire été 2011 )
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N°21-Foudroyante pitié
par
ARISTOTE AVEC ROUSSEAU, Il velluto dello sguardo di Dunja Le velours des yeux de Dunja revient Fulmineo torna presente pietà. Foudroyante pitié. Ungaretti, « Le pétrifié et le velours », Si les vagues qui remplissent le temps historique à coup d’à présent (Jetztzeit), n’avaient recouvert son visage après avoir dégagé ses traits creusés à la surface du sable, plusieurs raisons semblaient converger pour faire de la pitié un objet d’élection de la réflexion politique et morale contemporaine . Las ! Rarement sentiment moral fut aussi régulièrement victime de ses doublures. Relayant le sens commun qui sait les parts d’ombre de la pitié (il suffit de rappeler la formule : tu me fais pitié pour que se lève celle du mépris), la tradition philosophique n’a cessé de l’opposer à ses sœurs cadettes, construisant ses préférences, alléguant des exemples, et cherchant, par là, à fonder le sens même du rapport à autrui sur une émotion qui n’exclurait pas la dignité partagée. De là une histoire de couples déséquilibrés où la seconde l’emporte toujours : pitié et compassion, pitié et commisération, pitié et sollicitude, pitié et sympathie, pitié et empathie enfin . Le care, la benjamine, semble aujourd’hui attirer sur soi tous les suffrages. C’est la dernière arrivée. On ferait bien de s’aviser que son succès repose en partie sur le refoulement du potentiel (et des difficultés) de la pitié – de ce que la pitié oblige à penser dans un recouvrement, un fondu enchaîné de nuances sentimentales et morales que les philosophes moralistes ont essayé, sans relâche, de démêler (le terme est de Rousseau) et les écrivains de décrire ou de raconter avec une opiniâtreté qui n’a jamais exclu le tact. Reportant à plus tard un examen des motifs philosophiques allégués pour condamner et écarter la pitié, on se contenterait volontiers d’une observation philologique : un des intérêts majeurs du « care », c’est sans doute le refus affiché de traduire la notion. Il y aurait dans ce terme anglais une expérience irréductible aux notions repérées par la tradition . Or l’histoire de la pitié, de ses évaluations et de ses dévaluations, de ses oublis et de ses réinvestissements, est aussi l’histoire de ses traductions : du grec eleos au latin pietas et du latin pietas au dédoublement, qui reste en bonne part à élucider, de la pitié et de la piété – pour ne rien dire des traductions du terme chez les commentateurs arabes d’Aristote . Et c’est bien à Aristote qu’il faut remonter, qu’on veuille voir en lui l’expression achevée d’une sensibilité ou d’une mentalité grecque , la source de traditions multiples et ramifiées ou la tentative d’une description philosophique d’un certain nombre de problèmes qui requièrent une méthode descriptive adéquate – c’est-à-dire une méthode dont la législation viendrait des phénomènes eux-mêmes . On essaiera donc de suivre Aristote sans céder aux sortilèges de pureté d’Arétuse. À Ortygie l’eau salée de l’histoire se mêle depuis toujours aux eaux douces de l’idée. 1. Qui est le sujet de la pitié ? Aristote avec Rousseau Qui est le sujet de la pitié ? La Rhétorique (II, 8) entend répondre à cette question dans un but qui n’est pas seulement théorique mais rhétorique puisqu’il s’agit pour l’orateur de pouvoir, si nécessaire, s’appuyer sur la pitié des auditeurs pour les convaincre. Si le deuxième livre de la Rhétorique est une anthropologie (« la première herméneutique systématique de la quotidienneté de l’un-avec-l’autre » selon la formule de Heidegger ), cette anthropologie est celle du sujet parlant : c’est grâce au langage que l’orateur doit pouvoir faire naître la pitié chez les sujets qui y sont portés par « nature » ou par « disposition » selon le partage de l’Éthique à Nicomaque. Au cœur de la Rhétorique, la pitié doit donc naître dans le logos . Mieux, elle renvoie, et c’est une dimension fondamentale, à un sujet défini par l’entrelacement de la sensibilité et du langage – et c’est sans doute pourquoi les enfants incapables de trouver les mots de leur douleur suscitent un sentiment de pitié si intense : il ne saurait y avoir de pitié pour les aloga, les sans langage, mais la pitié est d’autant plus forte que l’animal doué de langage est touché dans son rapport au langage . Il y a là un parallèle souvent inaperçu entre l’expérience rhétorique et l’expérience théâtrale : de même que le spectateur s’identifiera au personnage qui est sur la scène (et auquel l’acteur s’est identifié avant lui), de même le public s’identifiera par la pitié à l’orateur. La transaction pitoyable, le passage de l’un dans l’autre par le « comme » nécessitent que logos et aisthésis ne soient pas séparés. En d’autres termes, s’il est vrai que la pitié est affaire de corps, elle est la réponse d’un corps parlant confronté à un corps parlant – fût-il balbutiant ou muet, d’un côté ou de l’autre des bords du logos. Si pathos et logos étaient séparés, on comprend mal comment Aristote pourrait considérer les preuves concernant les caractères et les passions comme des preuves techniques au même titre que les preuves « logiques » (1335b35 – 1356a20) . Car les preuves techniques sont les preuves « procurées par le moyen du langage » (1356a1). Chez Rousseau, la généalogie de la pitié est aussi liée, dans le livre IV de l’Émile, à l’accès à la parole. Mieux, la première expression susceptible de toucher est l’expression de la misère : « supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne affligée, vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le temps de vous dire tout ce qu’elle sent, et bientôt, vous allez fondre en larmes. Ce n’est qu’ainsi que les scènes de tragédie font leur effet » . Ce discours qui émeut ne dit rien. C’est la pure plainte d’un être qui souffre et ne demande rien mais s’exclame . Mais si la première parole qu’inspire la situation causée par la pitié ne demande pas plus qu’elle n’exige, les mots qu’elle inspire font naître la véritable éloquence. Voyez Émile : « le noble sentiment qui l’inspire lui donne de la force et de l’élévation ; pénétré du tendre amour de l’humanité, il transmet en parlant les mouvements de son âme ; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que l’artificieuse éloquence des autres, ou plutôt lui seul est véritablement éloquent puisqu’il n’a qu’à montrer ce qu’il sent pour le communiquer à ceux qui l’écoutent » (p. 546). 2. Le texte de la Rhétorique (II, 8, 1385b11 – 1386b7) offre d’abord une formule de la pitié (2.1) avant de distinguer les personnes capables de l’éprouver (2.2) et les objets susceptibles de la faire naître (2.3) . 2.1. La pitié apparaît comme une (1) peine consécutive (2) au phénomène d’un mal (destructif ou simplement pénible) (3) qui frappe un sujet qui ne le méritait pas (4) et que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même (ou dans la personne d’un des siens) (5) quand il est proche ou imminent. Ce texte est d’une richesse phénoménologique inouïe. On se contente de quelques suggestions, d’étoilements et de rapprochements avec Rousseau. Ces gloses ne permettent pas seulement de jeter quelque lumière sur l’énigme de la catharsis, chargée de porter le poids de la moralité du théâtre (Poétique, 49b27-8 ; Politique, VIII, 1341a23 et surtout 1341b32-1342a17) : elles indiquent aussi les traits de variation d’une histoire de la pitié. On s’explique plus loin sur ce projet. 2.1.1. La pitié est une affection, une émotion, un sentiment – un pathos . À ce titre, elle s’impose, « foudroyante », (Ungaretti), elle emporte, fait naître des larmes, qu’on soit à la rue ou au spectacle et qu’on éprouve ou non un plaisir à les verser. Des trois caractéristiques traditionnellement reconnues aux émotions, elle partage les deux premières. La dernière fait problème. Et d’abord, la pitié me saisit tout d’un coup. Les esprits du dix-huitième siècle seront frappés par son caractère d’immédiateté que résument bien ces lignes de Dubos : « les larmes d’un inconnu nous émeuvent avant même que nous sachions le sujet qui le fait pleurer. Les cris d’un homme qui ne tient à nous que par l’humanité, nous font voler à son secours par un mouvement machinal qui précède toute délibération » . Ensuite, la pitié me prend tout entier, elle m’enveloppe complètement. Elle s’empare de moi . Mais la difficulté apparaît lorsqu’on rappelle que les émotions sont vécues en première personne. Certes, c’est bien moi qui éprouve la pitié, mais ce moi n’est pas simple : car, par une identification dont l’étrangeté mérite qu’on s’y arrête, en éprouvant la pitié, j’éprouve le sentiment qu’éprouve l’autre. Je suis et je ne suis pas le sujet qui éprouve mes sentiments parce que je suis et je ne suis pas leur siège. Ainsi la pitié engage un sujet qui ne laisse pas d’accueillir la douleur de l’autre et de la prendre sur lui. Comment penser les conditions de cette transaction ? Pourquoi et comment suis-je touché par la douleur de l’autre ? Un tel sujet ne peut être ni le Dasein de la résolution (Heidegger), ni l’otage de l’Autre (Lévinas) car ni Heidegger ni Lévinas ne laissent place à la pitié. De même qu’il n’y a pas de réelle place pour une pensée du sacrifice dans une pensée qui sépare l’authentique de l’inauthentique (Être et temps, § 45 : « Nul ne peut faire l’expérience de sa propre mort, mais, a fortiori, nul ne peut faire l’expérience de la mort d’autrui »), de même il n’y a pas de réelle place pour la pitié dans une pensée du sacrifice et de l’otage . Penser le sujet de la pitié, c’est penser un sujet « transpassible » ouvert aux transactions : un sujet de la transaction sensible qui n’est ni totalement en lui dans la résolution, ni totalement hors de lui sous la coupe du visage de l’autre. En d’autres termes, il faut que du « comme » entre dans sa subjectivité. Ce « comme » commande l’histoire de la pitié. Les aventures d’une préposition ont permis de l’écrire : le « sym » de la sym-pathie, le « cum » de la com-passion, le « mit » de la Mit-leid . Que peut bien signifier « souffrir avec » ? Rousseau s’est avisé que l’énigme de cette souffrance pouvait être confiée à cette paraphrase de « l’avec » par le « dans » qui définit comme une échappée pitoyable. Souffrir avec l’autre, ce serait souffrir dans l’autre. Rousseau essaie une première fois l’expression : « il (l’enfant) commence à se sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes et à souffrir de leurs douleurs » (p. 504) avant de lui donner toute sa portée : « en effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et en nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons » (pp. 505-506, nous soulignons). Soit la formule du sujet de la pitié : « avec = hors + dans » . 2.1.2. Le mal d’autrui m’apparaît : à quel titre ? Sous quelle forme ? On ne peut penser l’expérience de la douleur de l’autre à l’extérieur des dispositifs dans lesquels il m’apparaît et toute histoire de la pitié est donc une histoire de ses dispositifs (phénoménologie, anthropologie et poétique mêlées), de ses scènes . C’est pourquoi, et bien que ce point semble avoir échappé à la critique, les penseurs de la pitié sont des penseurs du théâtre. Si Aristote, Rousseau, Hume, Adam Smith se sont intéressés au théâtre du point de vue de leur réflexion morale, c’est aussi parce qu’il y avait pour eux quelque chose de théâtral dans l’expérience morale – le conflit des paroles et des corps saisi sur une scène . On pourrait alors se demander en retour quelle fut la conception de la pitié des grands poéticiens du théâtre : celle des Rapin, des d’Aubignac, des Dubos, des Batteux. Aristote est formel : le mal qui frappe autrui est la « destruction » (phtartikôi) ou la douleur (luperôi) (85b13). Destruction et douleur : cet hendiadyin ouvre un conflit herméneutique qui engage le sens même de la pitié et, au-delà, la définition du partage sensible . a) Ou par la pitié je fais l’expérience de ma mortalité et les autres maux sont comme des dérivés de cette expérience première. b) Ou par la pitié je fais l’expérience de la finitude, et la mortalité n’est qu’un cas de cette finitude. La première interprétation est d’inspiration heideggérienne et donne beaucoup à la mort ; la seconde est plus rousseauiste. L’une comme l’autre sont rendues possibles par le texte d’Aristote. Des arguments empruntés à l’histoire de la langue vont dans ce sens : « phtartikos » vient de « phteiro » qui signifie « détruire, dévaster, ruiner, gâter, pourrir » mais aussi séduire et corrompre, et au passif « aller à sa perte, être gâté, séduit, corrompu » . Les termes dérivés sont sans équivoque : « phtora », c’est la destruction, la ruine, la mort ; « phtartos », ce qui est périssable. En Rhétorique 86a8, dans le chapitre même consacré à la pitié, « phtartos » est associé à « thanatos ». On n’omet pas que le terme « phtora » sert de titre au traité d’Aristote De la Génération et la corruption (cf. notamment 314a1) . Rien ne s’oppose dans la lettre de la Rhétorique à faire de l’être pour la mort le fondement de la transaction pitoyable. Ce à quoi la pitié renvoie, c’est à la mortalité et c’est elle qui assure le fond de l’identification . b) Selon une seconde lecture, la pitié me renverrait à plusieurs visages de la finitude entendue comme exposition ou vulnérabilité. La pitié serait moins alors une modalité du rapport à l’autre que la modalité par laquelle je découvre qu’il y a des autres. Il en va ainsi dans l’Émile (pp. 502-504). La destruction n’est pas première : On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, l’appareil des opérations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et plus généralement tous les hommes. L’idée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même ; l’image de la mort touche plus tard et plus faiblement, parce que nul n’a par devers soi l’expérience de mourir : il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s’est bien formée dans notre esprit, il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper (ibidem, p. 511). Chez Aristote, la destruction est au début de la chaîne, ce qui autorise qu’on puisse nouer pitié et mortalité ; chez Rousseau, elle est au bout de la chaîne, et finit par s’imposer comme l’expérience de fond de la pitié. Chez Rousseau la pitié est moins l’expérience du fond commun partagé avec autrui (la finitude) que celle du semblable : sans pitié, pas de semblable – « Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit avoir l’idée, comme pouvant les sentir aussi » (p. 505). Si la pitié est le déclencheur de l’ordre moral (p. 522) comme le moteur des relations sociales dans l’Émile , c’est parce que l’enfant découvre grâce à elle l’existence de ses semblables comme tels. Jusque là il est seul : « il ne connaît d’attachement que ceux de l’habitude ; il aime sa sœur comme sa montre et son ami comme son chien » (p. 500) . D’où la formule de Patrick Hochart : « c’est à travers la pitié, par le biais rien moins que misérabiliste de la compassion, que je me découvre avoir des semblables, que j’apprends sensiblement que j’ai des semblables, que le semblable est d’abord et avant tout celui avec lequel je compatis » . 2.1.3. Ce mal frappe un sujet qui ne le méritait pas. Mais comment puis-je savoir face au mal qui frappe l’autre qu’il s’en trouve frappé injustement ? Un tel prédicat descriptif est d’une autre nature. Il pose deux types de problèmes qu’on peut à nouveau distribuer entre Aristote et Rousseau, s’efforçant de lire l’un avec l’autre. Et d’abord, ce prédicat narratif (il implique en effet un récit, même minimal, qui me révèle l’injustice à laquelle l’objet de ma pitié est soumis) ne rentre-t-il pas tout bonnement en collision avec le premier critère ? Comment penser à la fois que la pitié est un sentiment qui naît de manière « foudroyante » face à la douleur de l’autre et que, pour l’éprouver, je doive savoir que cette douleur le frappe injustement ? Rousseau écrit bien : « pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui, qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres, dont il doit avoir l’idée comme pouvant les sentir aussi » (p. 505). Comment entendre ce savoir mêlé au sentiment que fait naître le spectacle de la douleur de l’autre ? D’une part, il faut peut-être se souvenir ici que ce critère (un mal qui frappe un juste qui ne le mérite pas) est celui qui permet à Aristote de définir la tragédie dans la Poétique. La pitié naît face au héros tragique, à l’humain pris dans le tragique de l’existence : la péripétie, la catastrophe, le revers de fortune. « La représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente » (52a1) . On pourrait parler de court-circuit de l’expérience de la pitié par la poétique , mais tout aussi bien de surdétermination de la poétique (de la Poétique) et de la rhétorique (de la Rhétorique) par l’éthique . La tragédie la plus aboutie n’est pas celle qui met en scène des justes qui passent du bonheur au malheur (un tel spectacle ne suscite ni pitié ni frayeur mais répulsion sacrée, 52b34), ni des méchants qui passent du malheur au bonheur (c’est la situation la moins tragique qui soit car elle est étrangère aussi bien au sens de l’humanité qu’à la compassion et à la frayeur). Et qu’on n’aille pas présenter non plus un méchant qui passe du bonheur au malheur (53a1) : on pourrait éprouver dans une telle situation un sentiment d’humanité (philanthropie), mais ni pitié, ni frayeur, car seul est digne de pitié celui qui n’est pas coupable du malheur qui le frappe : l’adjectif anaxion revient dans la Rhétorique comme dans la Poétique (« la pitié s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur », 53a5 ). Rousseau, lui, semble relativiser l’importance de cette question : « cherchez-lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d’un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux ; que ce soit par leur faute ou non, ce n’est pas maintenant de quoi il est question ; sait-il seulement ce que c’est que faute ? » (p. 508). La restriction compte : comme la pitié est le « premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature » (p. 505), comme elle ouvre la voie à l’ordre moral, il ne se peut qu’elle soit causée par un jugement sur la faute puisque Émile ne saurait encore posséder cette notion au début de son éducation morale : « N’empiétez jamais sur l’ordre de ses connaissances, et ne l’éclairez que par les lumières qui sont à sa portée : il n’a pas besoin d’être fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou mourant ; si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit ; si dans un mois il sera riche ou pauvre, si dans un an peut-être il ne ramera point sous le nerf de bœuf dans les galères d’Alger ». D’autre part, l’expérience de la pitié oblige à penser que la sensibilité ne va pas sans jugement : sentir la douleur de l’autre, c’est « décider » de cette douleur. Si Aristote n’ignore pas la part du jugement dans cette décision (prosdokein), c’est à propos de Rousseau que cette part a donné lieu à un véritable débat herméneutique : faut-il considérer, comme le soutient Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, que la pitié est comme l’amour de soi un « principe antérieur à la raison », qu’elle « précède tout usage de la réflexion » , ou, comme il y insiste dans l’Essai sur l’origine des langues et dans l’Émile, que, « bien que naturelle au cœur de l’homme (elle) resterait inactive sans l’imagination qui la met en jeu » ? Il poursuit : « Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre… » : « celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni juste ni pitoyable ». Une attention suffisante à l’anthropologie de Rousseau et à sa théorie des facultés virtuelles mises en acte selon les étapes de la perfectibilité suffirait à lever ces apparentes contradictions . Une étude du rapport des facultés dans l’Émile finirait par convaincre les lecteurs les moins bien disposés. Mais comme toujours chez Rousseau, une difficulté dans la description des opérations renvoie à une difficulté des opérations elles-mêmes : il faut bien penser que la pitié est à la fois spontanée et réfléchie. On comprend que certains auteurs du XVIIIe siècle aient rapproché le sens moral du sens esthétique – l’un comme l’autre sont des jugements de la sensibilité. Et s’il entre une part de jugement dans la pitié, alors on ne saurait, comme le soutient Kant pour la condamner, réduire la pitié au pathologique, c’est-à-dire le pathologique à une sensibilité rapportée à ses excès . Si la pitié ne comportait pas une part de jugement, on comprendrait mal comment Aristote et Rousseau pourraient exclure la pitié pour les méchants. Or l’un comme l’autre l’excluent – « c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants » (p. 548). Mais il y a plus, et on peut revenir à Aristote depuis Rousseau. Chez l’un comme chez l’autre, si le pathos et l’émotion ne sont pas proprement rationnels, ils n’excluent pas pour autant toute forme de jugement. C’est donc vers leur théorie respective de la sensibilité qu’il faut se tourner pour saisir comment la spontanéité pitoyable comprend une certaine « netteté de judiciaire » (p. 548) . Chez Aristote, cela émerge à la fois des thèses du De Anima et de leurs implications dans la Rhétorique . Il faut encore le redire : si les émotions n’entretenaient aucune relation que ce soit avec le logos, doublement entendu comme discours et comme raisonnement, la rhétorique ne serait pas une technique . Chez Rousseau, cela se comprend encore mieux à partir d’une thèse sur la sensibilité qui l’oppose aux empiristes, qu’il développe tout au long de l’Émile et qu’il ne formulera de manière axiomatique comme sensibilité « active » que tardivement, dans un lieu où on ne l’attendrait sans doute pas : Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues. « Il y a une sensibilité physique et organique qui, purement passive, paraît n’avoir pour fin que la conservation de notre corps et celle de notre espèce par les directions du plaisir et de la douleur. Il y a une autre sensibilité que j’appelle morale qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers. Celle-ci, dont l’étude d’une paire de nerfs ne donne pas la connaissance, semble offrir dans les âmes une analogie assez claire avec la faculté attractive des corps. Sa force est en raison des rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres, et selon la nature de ces rapports, elle agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par répulsion comme un aimant par ses pôles » . Cette sensibilité offre la source active de la socialité : « L’action positive ou attirante est l’œuvre simple de la nature qui cherche à étendre et renforcer le sentiment de notre être ; la négative ou repoussante qui comprime et rétrécit celui d’autrui est une combinaison que la réflexion produit. De la première naissent toutes les passions aimantes et douces, de la seconde toutes les passions haineuses et cruelles ». 2.1.4. Mal tel qu’il pourrait me frapper ou frapper l’un des miens. Ici, la phénoménologie de la pitié rencontre une double question. D’une part, celle de l’imagination spontanée. Face au spectacle de l’autre, je dois pouvoir me projeter : ce mal dont l’autre est accablé, il doit pouvoir être le mien. Chez Aristote, la projection pitoyable s’appuie sur une projection (« on peut s’attendre à le souffrir », 1385b15), sur une croyance (1385b17), et il n’y a aucune raison de ne pas comparer cette projection avec le travail de l’imagination à l’œuvre dans la frayeur : « peine ou trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir » (phantasias mellontos kakou) . Quant à Rousseau, il lie le développement de la pitié à celui de l’imagination dans l’Essai sur l’origine des langues (« la pitié, bien que naturelle au cœur de l’homme, resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu ») et dans l’Émile : « nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui » (p. 505-506) . Mais si l’imagination me projette hors de moi dans l’autre, elle doit me rapporter à moi-même. C’est le sens de la deuxième maxime de la pitié, formulée dans un raffinement de doubles négations : « on ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même » (p. 507). Pour éprouver de la pitié, il faut pouvoir imaginer la douleur de l’autre dans l’autre : s’identifier. Ce qui exclut pour Rousseau les cas où cette projection est interdite. En ce sens, pas de pitié pour les animaux : « on ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné qu’il ne semble ; mais c’est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c’est par l’imagination qui les étend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu’à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus et aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu’on voit paître, quoiqu’on sache qu’il sera bientôt égorgé, parce qu’on juge qu’il ne prévoit pas son sort. » D’autre part, celle de l’extension de ma chair à celle de mes proches. La question devient : qui est mon prochain dans la pitié ? Je sens mon prochain parce que la douleur qui le frappe est proche de celle qui s’approche de moi. On aurait intérêt à distinguer le prochain grec et le prochain chrétien , et, de manière plus précise encore, le semblable du prochain. L’indifférence fonde le régime des semblables. Refuser la pitié (comme on refuse la priorité), c’est dénier au prochain le statut de semblable : « Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets ? C’est qu’ils comptent de n’être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres ? C’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple ? C’est qu’un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous ? C’est que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant toujours précaires et chancelantes, ils ne regardent point l’abaissement et la misère comme un état étranger à eux ; chacun peut être demain ce qu’est aujourd’hui celui qu’il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d’attendrissant que n’a point tout l’apprêt de notre sèche morale » (p. 507). 2.1.5. Quand ce mal est proche ou imminent La phénoménologie conduit ici au cœur du débat. À la question de savoir si la pitié est une émotion, un sentiment ou une disposition, Aristote et Rousseau permettent de répondre que c’est tout un de percevoir, de ressentir, d’imaginer et de juger. Le sujet de la pitié est très rapide. Il sent, se projette, s’identifie, revient à lui et imagine pour sentir. C’est dire aussi que l’imaginaire doit être une dimension constitutive du sujet – ce qu’il n’est sans doute ni chez Heidegger ni chez Lévinas. Penser la pitié, c’est toujours nouer l’imagination à l’affection. C’est pourquoi les grands penseurs de la pitié sont aussi des penseurs de la constitution imaginative de la subjectivité : Aristote, Spinoza, Rousseau, Hume, Smith. Freud plus tard. Et c’est pourquoi enfin les penseurs de la pitié devront penser à la freiner en raison des débordements de l’imagination. Les modalités qui permettent de freiner la pitié obéissent à des stratégies différentes. Chez Hume, par exemple, il faut freiner la puissance de contagion affective de la sympathie en contrôlant l’imagination par le jeu de la relation entre les impressions et les idées . Ainsi s’équilibrent sympathie et bienveillance . Chez Rousseau, le frein est la généralisation : « Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain ; et c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants » (p. 548) . On comprend mieux comment la généalogie de la pitié au livre IV de l’Émile peut à la fois constituer la première modification sexuelle de l’amour de soi et une manière de retarder l’éclosion différenciée du sexe en ramenant Émile vers l’espèce. Certes, on naît bien « en deux fois : l’une pour exister, et l’autre pour vivre ; l’une pour l’espèce, l’autre pour le sexe » (p. 488), mais la pitié « de notre espèce » représente bien une sublimation du sexe par généralisation. 2.1.6. Le sujet de la pitié est donc défini de proche en proche. On comprend mieux la portée de la formule de la pitié chez Aristote (et cela vaut pour les autres passions aussi) : il s’agit de définir la pitié en toute rigueur, à la hauteur de sa radicalité, mais aussi de manière telle qu’on puisse l’étendre, qu’elle ne soit pas limitée par cette radicalité même. La transaction de la pitié mêle le même et l’autre dans la chair de l’expérience morale. On peut indiquer les trois sens du comme qui sont à l’œuvre dans cette définition : 1) la pitié me renvoie à la mort de l’autre ou, c’est « tout comme », à sa souffrance, en tant qu’elle renvoie à sa mortalité ; 2) la pitié me renvoie à un mal que je pourrais souffrir moi-même ou, c’est « tout comme », à un mal qui pourrait m’en rapprocher ; 3) j’éprouve de la pitié pour l’autre, pour les autres, parce que là où l’autre souffre c’est moi qui souffre, ou, « c’est tout comme », c’est comme si c’était moi qui souffrais. Les transactions du sujet pitoyable sont donc affaire d’approximations. Le sujet pitoyable n’en finit pas avec les travaux d’approche.
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