Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°21 - sommaire été 2011 )
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N°21 Les conditions de la " science politique"
par
Compte rendu critique de : ESSAI SUR LA DYNAMIQUE DE L’OCCIDENT par Pierre Manent (Flammarion, 2010) Le dernier ouvrage de Pierre Manent est un livre extraordinairement riche et puissant, qui explicite sans doute les principes restés implicites dans ses œuvres précédentes et qui répond de manière très argumentée à quelques objections, réelles ou possibles . Il ouvre un dialogue entre diverses conceptions de la « science politique » : il ne s’agit pas d’opposer la philosophie politique à la science mais de montrer que la science politique des Anciens (celle d’Aristote) est supérieure à la science politique des modernes, qui naît avec Hobbes et Locke, et dont les deux pôles opposés de la science politique contemporaine (la philosophie normative façon Rawls, d’un côté, la sociologie politique de l’autre) sont en fait les héritiers. Pour P. Manent, la situation contemporaine serait donc caractérisée de la façon suivante. D’un côté, on trouve une science politique (ou une « théorie politique ») qui reste fidèle à l’ambition de science rigoureuse, anti-empirique qui faisait que, par exemple, Hobbes préférait Platon à Aristote ; mais cette science normative n’a en fait plus rien d’une science (ni, sans doute, d’une philosophie), puisqu’elle se contente, en raffinant les théories du contrat, de reprendre les principes de la démocratie sans les mettre en question ; cette science politique n’est pas scientifique parce que la rigueur ne se confond pas avec le formalisme : on notera ici la présence chez Pierre Manent de quelque chose qui évoque l’idée husserlienne de la science, et que l’on trouve déjà chez les meilleurs représentants de la tradition straussienne, comme Bloom ; contrairement à d’autres « aristotéliciens » comme, par exemple, Vincent Descombes, Manent est en un certain sens du côté des « fondationnaires ». De l’autre côté, on a une « science » qui est fidèle au double héritage de Montesquieu : elle est sensible à la diversité des expériences humaines, mais elle tend à dissoudre le politique dans la pluralité des causes sociales (« plusieurs choses gouvernent les hommes »). Cette science à forte dimension empirique est la sociologie : si elle est une science, elle n’est pas politique. On a donc, d’un côté, une théorie politique normative qui n’est pas une science, de l’autre une science sociale qui, quoiqu’elle en dise, n’est pas politique . Face à cela, la « science politique ancienne » n’a que des avantages, sauf à devoir rendre compte d’expériences qu’elle n’a pas connues : elle présente la juste articulation entre le théorique et l’empirique, elle est réellement une science, puisqu’elle est capable de fonder en « raison » ou plutôt « en nature » ses propres énoncés, et elle est réellement politique puisqu’elle met tout l’accent sur le gouvernement des hommes et, accessoirement, qu’elle affirme la réciprocité entre la diversité des régimes et la diversité des types humains. Pour la « science politique ancienne », que Pierre Manent entend continuer, « l’état des choses humaines résulte principalement des délibérations et des actions des hommes, tandis que la science politique moderne, même chez les auteurs les plus “libéraux” comme Montesquieu, tend à faire de nous les jouets de “causes” qui nous “gouvernent” ». Le monde humain est formé par la manière dont les hommes se gouvernent eux-mêmes : c’est dans la cité, dans la forme-cité que ce fait est apparu à la connaissance des hommes » . Notons ici un point important : Pierre Manent relève le défi que, en général , les tenants des Anciens contournent : il ne se contente pas de déplorer l’appauvrissement de la vie civique des Modernes, il s’efforce de montrer que la science politique ancienne (qui privilégie les régimes et le conflit entre petit nombre et multitude, dont notre « lutte des classes » n’est qu’un aspect) rend mieux compte de la politique effective que nos catégories. Néanmoins, il a besoin, pour rendre compte de la réalité « moderne » dans les termes de la science politique « ancienne », de compléter celle-ci par l’introduction d’une distinction nouvelle entre les régimes (monarchie, aristocratie, démocratie, etc.) et les formes (cité, empire, nation – et Église). Je concentrerai ma discussion sur trois points : que signifie la vision grecque : que pensent et que font les Grecs ? peut-on, lorsqu’il s’agit des « formes », éviter de dire que « plusieurs choses gouvernent les hommes » ? autrement dit doit-on définitivement opposer la sociologie et la science ou la philosophie politique ? Que pensent et que font les Grecs ? « Le monde humain est formé par la manière dont les hommes se gouvernent eux-mêmes : c’est dans la cité, dans la forme-cité que ce fait est apparu à la connaissance des hommes ». C’est là une formule saisissante, qui évoque curieusement d’autres formules célèbres sur la démocratie, que l’on trouve chez Tocqueville et Marx. Pour Tocqueville, la démocratie moderne est l’accomplissement de quelque chose de naturel qui cesse d’être caché pour devenir explicite : « Le principe de la souveraineté du peuple qui se trouve toujours plus ou moins au fond de toutes les institutions humaines y demeure d’ordinaire comme enseveli. En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple n’est point caché ou stérile comme dans d’autres institutions, il s’étend avec liberté et atteint sans obstacle ses dernières conséquences ». Marx, de son côté, dit à la manière allemande la même chose que Tocqueville : « La démocratie est la vérité de toutes les constitutions. Dans la mesure où elles ne sont pas démocratiques, elles ne sont pas vraies . » Cependant, Pierre Manent ne veut probablement pas dire la exactement la même chose que Tocqueville et Marx. Il semble qu’il entend par là que, partout, ce qui détermine les traits fondamentaux de vie des hommes, ce ne sont pas les besoins ou la culture, c’est le commandement et la loi ; il me semble néanmoins que pour passer de cette idée à la formule selon laquelle « le monde humain est formé par la manière dont les hommes se gouvernent eux-mêmes », il faut autre chose : il faut admettre que les hommes sont les auteurs de ces lois et non pas seulement leurs récepteurs, et que c’est ce qu’ils ont appris dans l’expérience de la cité. Dans ce cas-là, me semble-t-il, on est d’une certaine manière confronté à l’alternative suivante, qui traverse d’ailleurs la pensée d’Aristote lui-même. Ou bien on insiste sur la priorité du commandement et de son mode d’organisation, mais dans ce cas, la « vérité » affirmée n’est vraie au mieux que pour une partie de la cité, minoritaire dans la plupart des cas : on peut bien dire, à la rigueur, que « le monde humain est formé par la manière dont des hommes gouvernent les hommes », mais pas que « le monde humain est formé par la manière dont les hommes se gouvernent eux-mêmes » . Ou bien, au contraire, on prend cette formule au sens fort, pour faire de l’auto-gouvernement ou plutôt de l’auto-institution de la société le fond du monde humain et, dans ce cas, on est très proche de la manière dont mon regretté ami Castoriadis interprétait l’expérience grecque ; on insistera sur la contemporanéité de la naissance de la cité et de celle de la philosophie (plus que sur le fait que la philosophie politique se développe après la ruine de la cité) et, surtout, on verra dans l’expérience démocratique et dans l’anthropologie des tragiques et des grands sophistes la vérité de l’expérience grecque. C’est ainsi, notamment, que Castoriadis interprétait le stasimon d’Antigone : si, comme le dira Aristote, l’homme est un « animal politique » ou un zoôn logon ekhon c’est parce qu’il s’est enseigné à lui-même (edidaxato) la parole, et la pensée et les astunomous orgas que Castoriadis traduit génialement par les « passions instituantes » . Dans ce cas-là, si l’expérience de la cité nous fait comprendre quelque chose du plus profond d’elle-même, c’est parce que ce pouvoir instituant est plus originaire que la politique : il nous renvoie à ce que les modernes appelleront la société – et pas un législateur ; c’est ce que confirme à sa manière l’archéologie de Thucydide, dans laquelle il n’y a pas la moindre trace d’un législateur primitif. La monarchie Peut-on dire raisonnablement qu’elle est ignorée des Grecs ? Cette idée me paraît curieuse, malgré l’autorité de Montesquieu : la monarchie occupe une place centrale dans des textes aussi importants que le débat sur les trois régimes chez Hérodote (VII, 103-1004), la Cyropédie de Xénophon, Le Politique de Platon, ou même le Livre III de la Politique d’Aristote (III, 14-17). La monarchie est bien pensée chez les Grecs, mais dans une polarité qui va de Platon (qui tend à identifier l’autorité politique, l’autorité monarchique et celle du chef de famille) à ceux qui, comme Aristote, appellent autorité politique celle qui s’exerce sur des hommes libres et égaux. L’objection de Montesquieu a pour cause la portée inédite que prend la monarchie dans le monde moderne, et elle est liée à sa réflexion sur les conditions de la liberté dans un corps politique de grande étendue, qui exclurait la possibilité de la démocratie et même de la république. En fait, comme le montre déjà l’interprétation que donne Montesquieu de la constitution anglaise, et comme le confirmera la réflexion des constituants américains, la découverte de la représentation permet de penser une forme nouvelle de la république, dans laquelle néanmoins l’importance du « pouvoir exécutif » donne elle-même une certaine place au principe monarchique. Au-delà de l’opposition entre autorité politique et autorité monarchique, la monarchie moderne opère une dissociation progressive du roi, du maître et du père : elle produit une nouvelle interprétation du principe monarchique, qui reconnaît à celle-ci une importance considérable, mais cela ne veut pas dire qu’elle rompt complètement avec une pensée antique qui aurait ignoré la monarchie. Sociologie et philosophie politique La monarchie est le (premier) régime adapté à la nouvelle forme qu’est la nation. Comment naissent les formes, si elles ne s’engendrent pas d’elles-mêmes ? Il semble que cela suppose une certaine capacité instituante de la société mais, dans ce cas, on ne peut pas se contenter de dire que « le monde humain est formé par la manière dont les hommes se gouvernent eux-mêmes ». C’est précisément ce type de questions qui intéressent la sociologie qui, comme l’a dit un bon auteur, est en cela la « continuation de la philosophie politique par d’autres moyens » (Philippe de Lara) ; la sociologie s’intéresse à ce qui, dans l’agir humain, oriente l’action sans se confondre avec le commandement politique, que celui-ci exprime l’autonomie de la collectivité, la domination des oligoï, l’autocratie de l’un – ou la transmission des commandements des dieux : c’est en ce sens que « plusieurs choses commandent les hommes ». À partir de là, avec les mêmes éléments et souvent les mêmes critiques des illusions des modernes et, surtout, de nos contemporains, on pourrait écrire une autre histoire de la genèse de la modernité. Rome et Cicéron y occuperaient la même place malgré ou à cause de leur moindre intelligence novatrice et de leur confiance dans le mos majorum , et l’invention de la sociabilité naturelle en lieu et place du zoôn politikon apparaîtrait plutôt comme un élargissement de la perspective antique, dont le négateur le plus radical serait sans doute Rousseau. Un tel récit serait bien ennuyeux s’il n’y avait ni drames ni péripéties, mais il ne pourrait sans doute être écrit que par un esprit qui, tout en restant ironique, serait également irénique. Pour paraphraser Anatole France à propos du conflit entre l’ancienne France et la France née de la Révolution, je serais tenté de dire : « j’aime la philosophie moderne parce que nous en sortons et j’aime la philosophie grecque parce la philosophie moderne en est sortie. Il n’est pas si difficile que cela de réconcilier les pères et les enfants. Il n’y faut que de l’intelligence et de la sympathie » . Encore faut-il savoir qui sont les pères et les enfants et quel est l’enjeu de leur querelle : c’est à quoi Pierre Manent nous aide grandement.
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