Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°21 - sommaire été 2011 )
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N°21 L’hypothèse de la langue
par
Compte rendu critique de : SAUSSURE ET LA NAISSANCE DU STRUCTURALISME Ce livre de Patrice Maniglier est issu d’une thèse soutenue sous la direction d’Étienne Balibar. L’auteur a pour objectif de « réécrire Saussure », comme il le dit dans l’introduction : « On sait en effet que l’individu historique nommé Ferdinand de Saussure n’est pas l’auteur de l’œuvre qu’on lui attribue sous le titre de Cours de linguistique générale – CLG pour les initiés. Celui-ci fut rédigé par deux disciples de Saussure, Charles Bally et Albert Séchehaye, à partir des notes de cours prises par la poignée d’étudiants qui ont suivi les trois leçons de linguistique générale que le maître a prononcées entre 1907 et 1911 à Genève » (p. 19). Ce travail de réécriture est fondé sur l’existence de plusieurs ouvrages qui s’échelonnent dans le siècle : depuis la publication en 1957 des Sources manuscrites du Cours de linguistique générale par Robert Godel, en passant par l’édition critique du CLG par R. Engler en 1967-1974, jusqu’à la découverte en 1996 de notes de Saussure perdues pendant presque un siècle, éditées par Simon Bouquet et Rudolf Engler sous le titre d’Écrits de linguistique générale, ou ELG (Gallimard, 2002). Ce travail sur la pensée, les notes et les cours de Saussure est présenté par son auteur comme une recherche sur la nature et l’histoire du structuralisme, ce courant théorique qui a visé à remonter des produits de l’esprit – les langues, les mythes, les cultures, les littératures – vers la détermination de la forme et de la nature de l’esprit : il y a donc un enjeu important, à l’heure des sciences cognitives, à considérer de nouveau la méthode et l’épistémè des sciences comparatives, celles qui ont pris pour objet ces dispositifs si singuliers que sont les « systèmes symboliques », productions collectives inconscientes, et non pas le fonctionnement de l’esprit des individus. On ne saurait commenter Saussure : parce que le CLG n’est pas un livre de lui, on ne pourrait que le réécrire. La réécriture a pour objectif de reconstituer le mouvement par lequel Saussure énonce un problème philosophique, que le concept de signe permet à la fois de poser et de résoudre. Ce problème tient à ce que la linguistique nous apprend : qu’il y a des entités spirituelles, mais réelles ; ou encore : des êtres immatériels et pourtant bien concrets, des réalités mentales, dirait-on aujourd’hui. Ainsi, les phénomènes du langage, à la différence d’autres objets de science, ne sont pas donnés à l’observation. De là « la difficulté de parler de ce qui permet de parler » (p. 22), dont témoignent les notes de Saussure, et l’absence de livre, et ses exclamations : « nous sommes au contraire profondément convaincus que quiconque pose le pied sur le terrain de la langue peut se dire qu’il est abandonné par toutes les analogies du ciel et de la terre » (S. p. 54) . Ou encore : « C’est justement l’absence absolue d’une vérité fondamentale qui caractérise jusqu’à ce jour le linguiste » (S. p. 55). L’énigme est celle des signes eux-mêmes, qui posent deux questions : la question des unités et celle des identités (p. 57). En effet, tout dans le langage est psychique : pas seulement le sens, mais aussi le signe, car « une succession de sons vocaux est peut-être une entité rentrant dans le domaine de l’acoustique ou de la physiologie, elle n’est à aucun titre, dans cet état, une entité linguistique » (S. p. 75). Du coup, l’entreprise de « classer les faits d’une langue se trouve devant ce problème : classer des accouplements d’objets hétérogènes (signes-idées) » (S. p. 76). Ni la linguistique ni la grammaire ne pourront s’établir sur un primat du fait phonatoire individuel. À la difficulté de prendre en compte des faits constitués par des corrélations (entre signifié et signifiant, donc), non réductibles à un seul plan phénoménal, s’ajoute le fait que les réalités phonétiques elles-mêmes ne sont identifiées que malgré leur profonde dissemblance : en effet les critères d’identification entre plusieurs actes de langage ne sont pas empiriques (comme, par exemple, la capacité d’interpréter comme répétition, ou pas, plusieurs prononciations du mot « Monsieur »). Maniglier, à l’issue de cette critique de la raison phonétique (c’est le titre de la première partie), veut montrer que pour Saussure, la parole elle-même ne saurait être un fait concret donné : l’acte phonatoire n’est concret que si l’on présuppose des entités de langue. Ainsi les linguistes ne peuvent faire l’économie de l’hypothèse de la langue (c’est le titre de la seconde partie) et ne peuvent donc réduire l’objet de la linguistique à l’activité de l’homme parlant. Les langues existent en tant que telles, et pas seulement les sujets parlants (p. 126). Le propre de la faculté de langage est de ne pouvoir s’exercer sans ces choses que sont les langues : « l’individu laissé à lui-même n’arrivera jamais à la langue » (S. p. 142). Le caractère unique du langage, identifié comme fonction naturelle, c’est de ne pouvoir s’exercer qu’après avoir pris la forme de la société. Maniglier, citant Saussure, insiste : « Il y a chez chaque individu une faculté que nous pouvons appeler la faculté du langage articulé. (…) Mais ce n’est qu’une faculté, et il serait matériellement impossible de l’exercer sans autre chose qui est donné à l’individu du dehors : la langue. Il faut que ce soit l’ensemble de ses semblables qui lui en donne le moyen par ce qu’on appelle la langue » (S. p. 143). La faculté du langage est alors double, elle aussi : faculté de constituer des langues, faculté de les utiliser. À la fois faculté d’évoquer les signes déjà donnés et faculté de constituer ces entités spirituelles mais réelles que sont les formes linguistiques elles-mêmes. Dans ces conditions, parler, c’est entrer dans une expérience qualitative partagée – non pas communiquer une représentation ou toute autre opinion par emploi du mot juste, mais évoquer (une situation ou sensation, des états mentaux). Ainsi le langage n’est pas un moyen de communiquer des pensées, parce qu’il est lui-même une pensée. Dans la trajectoire en spirale que construit le livre, il y a alors place pour une troisième partie qui peut maintenant faire un bilan sur les « paradoxes du signe », parmi lesquels sa dualité, certes, mais aussi son intériorité – les signes sont des états mentaux, les signes sont des impressions, même lorsqu’ils ne sont pas actualisés en une réalité sonore physique. Et c’est pourquoi la poésie est la première linguistique possible, le poème étant le discours qui fait entendre le signe, qui fait la langue présente (p. 276). La dernière partie va consister alors à déployer le « projet sémiologique » de Saussure, défini comme « une tentative pour étendre la méthode comparatiste à l’ensemble des sciences de la culture en passant par une formulation d’une nouvelle philosophie de l’esprit » (p. 342). La langue, parce qu’elle est sociale, est réelle, elle s’impose aux sujets individuels, « la masse elle-même ne peut faire acte de souveraineté sur un seul mot : elle est rivée à la langue telle qu’elle est » (S. p. 344) ; la puissance du signe est irréductible. Pourquoi ? Parce que la langue est comme un jeu, un jeu qui nous force la main. Le signe s’impose justement par défaut, du fait de sa contingence radicale, à savoir l’arbitraire du rapport entre signifiant et signifié. Ce qui conduit, par un dernier retournement, à voir que c’est la linguistique qui permet de résoudre le problème le plus essentiel de la sociologie, celui de l’obligation, et non la sociologie qui permettra de résoudre le problème le plus essentiel de la linguistique, celui de la langue. Où l’auteur et Saussure font apparaître que la langue est une institution pure, l’obligation pour certains de dire VACCA, et pour d’autres de dire COW, étant un cas de vérité sociale en général, qui n’est telle que « parce que ça se fait » (p. 359). Dans ces conditions, « toute langue non pas a une histoire, mais est une histoire ». Et Maniglier accumule les formules qui sont comme des petits cris de victoire : « le français ne vient pas du latin, il est le latin » (p. 377) ; la langue est continue, et non pas fixe (p. 376) ; « le principe de continuité signifie donc que l’on ne peut séparer la langue d’aucun de ses états, et c’est en ce sens qu’on peut légitimement dire qu’une langue est ce qu’elle devient à chaque fois (p. 381) ; « c’est par le fait même que les signes se continuent qu’ils arrivent à s’altérer » (S. p. 382) ; « comment se fait-il que ce soit la même chose qui permette que l’on se comprenne et qui entraîne finalement que l’on ne se comprenne plus ? – c’est que la langue est faite de signes » (p. 386) ; enfin, « la langue est un être pour la masse, comme le vaisseau est un être pour la mer, elle est nécessairement en usage, les valeurs sont bien ce qui s’échange, ou plus exactement ce qui se définit dans l’échange même, ce qui résulte à chaque instant du mouvement essentiellement instable de l’échange » (p. 391). Ainsi la diversité des langues n’est pas une propriété secondaire, mais primordiale, qui se manifeste aussi par le fractionnement dialectal de tout idiome, « chaque langue étant intrinsèquement une réalité en variation aussi bien synchroniquement que diachroniquement (p. 399). En effet, si la langue se différencie dans le temps, c’est qu’elle n’existe d’emblée que comme multiplicité dans l’espace. Saussure avait raison : il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la linguistique, et cela tient à ce qu’une explicitation de ce que la linguistique avait découvert (sous les espèces de la grammaire comparée) devait passer par la philosophie. C’est ce à quoi procède Patrice Maniglier, à l’approfondissement du problème du signe, produisant le scintillement des images
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