Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°21 - sommaire été 2011 )
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N°21-La psychiatrie en souffrance
par
Propos recueillis par Pierre Chartier et Jean-Loup Motchane [1] Question : Vous êtes, Michel Lecarpentier, médecin psychiatre et vous faites partie de l’équipe soignante de La Borde à Cour-Cheverny, dans le Loir-et-Cher. Quel est, selon vous, l’état actuel de la psychiatrie en France ? Réponse : La psychiatrie est en souffrance, voire confrontée à la destruction, comme le soulignent les articles récemment parus dans l’Agenda, qui prennent appui sur l’enquête remarquable de Patrick Coupechoux, Un monde de fous, et la préface de Jean Oury. Les personnes malades, leurs familles et leurs proches sont mis en grande difficulté, déçus par la politique du handicap et tourmentés par cette perte d’espoir. Depuis lors, la crise financière mondiale a rajouté ses conséquences fâcheuses aux effets déjà délétères des politiques sanitaires et sociales menées par l’Organisation Mondiale du Commerce, dans le cadre des modèles économico-financiers qu’elle systématise depuis plusieurs décennies. Rappelons que le laboratoire concret de l’école d’économie des Chicago Boys fut le Chili de la dictature de Pinochet dès le 12 septembre 1973. Dans la même orientation, on note la décision idéologique de travailler les mentalités et, grâce au développement des thèses de Friedmann (monétarisme, théorie du revenu permanent, privatisation, dérégulation… ), de contester et d’affronter les positions keynésiennes pour donner le champ libre aux logiques néo-libérales (voir Les Évangélistes du marché de Keith Dixon). La première à accéder au pouvoir exécutif politique fut Margaret Thatcher, bientôt suivie de Ronald Reagan. Cette orientation ne semble pas sans similitudes méthodologiques avec la décision de faire du « cognitivisme » une science mondiale : dans ce but, ainsi que le note l’Encyclopédia Universalis (2006), la Sloan Fondation a versé 17 millions de dollars et la Systems Development Foundation 26 millions en 1975 à une quinzaine d’universités américaines. L’idéologie qui domine aujourd’hui, en psychiatrie comme dans la société, conjugue néo-libéralisme et cognitivisme. Leur synergie est renforcée par leur exigence méthodologique commune en rupture de l’histoire des concepts. Ces deux courants idéologiques tendent à promouvoir un néo-langage proche du langage commun, mais légèrement décalé dans ses significations et ses effets de sens, déstabilisant chacun dans ses points d’inscription et son mouvement existentiel. L’usage du DSM IV, aujourd’hui référence pour les étudiants en psychiatrie et les psychiatres, reprend, dans des agencements d’arbres diagnostiques aux implications pharmacologiques, des mots intégrés jadis dans un corpus conceptuel, pour les mélanger avec une prétention athéorique dans des arrangements confus, pseudo-scientifiques, plus articulés par les logiques des compagnies d’assurances que par une pratique médicale non infiltrée d’intérêts financiers. Les analyses de Victor Klemperer, étudiant le langage totalitaire nazi, suscitent notre vigilance : la langue allemande en garde encore les traces aujourd’hui. Pierre Legendre lui aussi nous y incite lorsqu’il rappelle que nous vivons dans une société post-hitlérienne. L’actualité, dans ses débats et polémiques, ne cesse de nous le répéter. On peut soutenir que toute société s’organise en mettant en dialogue politique « l’homogène », qui uniformise la population des semblables, et « l’hétérogène » qui, respectant l’unicité de chacun, peut dynamiser l’ensemble mais correspond à de la dépense improductive. Or cette dépense met en question la stabilité de l’uniformisation (voir Georges Bataille, La structure psychologique du fascisme, 1933, réédité par Nouvelles Editions Lignes, 2009). Tranchant dans ce dialogue, la société néo-libérale impose dans sa comptabilité analytique la prévalence des groupes homogènes, de manière à en tirer un bénéfice financier majoré. En psychiatrie, la systématisation des groupes homogènes de malades et des protocoles éducatifs ou thérapeuthiques dont ils sont les usagers anonymes participe de cette logique de rationalisation. Intégrer l’histoire personnelle est une perte de temps quand une imagerie ou un dosage confortent une scientificité restreinte, mais assurée de sa valeur statistique. Q : Est-ce là, en d’autres termes, l’opposition entre « économie générale » et « économie restreinte » ? R : Exactement. Le fossé se creuse, si l’on suit toujours Georges Bataille, entre la notion de travail dans le cadre de l’économie restreinte (au processus de production-consommation) et dans celui de l’économie générale qui intègre, de façon non exhaustive, le travail psychique (travail du rêve, travail du deuil, travail du désir, etc.), le travail pédagogique, et le travail éducatif. Tous ces domaines essentiels concernent ce qui travaille et met au travail chacun dans son processus d’humanisation. Ils mettent en jeu la complexité de toute personne humaine, son rapport au langage comme structurant l’image de son corps, son rapport à l’espace qui se structure selon ce modèle corporel, et son existence qui prend sens à éprouver le jeu dialectique entre le sentiment continu d’être « le même » et les discontinuités vécues qui s’intègrent dans une croissance permanente. La question de l’incarnation des humains dans le langage avait été spécifiée par Freud (la première identification de Freud, l’Einverleibung, est celle de l’incorporation, encorporation qui rend compte de « comment le corps que j’ai (Körper) devient le corps que je suis (Leib) »), promue par Lacan dans sa proposition poétique de dire que l’Homme est un parlêtre. Être et parler sont liés dans notre être humain. Ce chiasme (Maurice Merleau-Ponty) de la biologie et du langage intègre la dimension qui fait du vivant un existant (Henri Maldiney), et ne réduit pas l’espèce humaine à la dimension biopolitique de la vie nue (Giorgo Agamben) ou du capital santé, voire de l’individu-entreprise… Nombre des récents suicides sur les lieux de travail ont pour une de leurs causes probables ce phénomène de déliaison de la biologie et du langage, qui produit des ressources humaines, du matériau humain tel que la personne est désincarnée d’avec ses inscriptions structurantes. Un syndicaliste, hors de lui du fait de la maltraitance au travail, disait : « On n’est pas de la viande ! » Les conséquences humaines peuvent être dramatiques, voire tragiques, quand se systématisent la mobilité, l’assignation restreinte objectivante, la fétichisation (Marx et Freud) des hommes devenus marchandises, particulièrement quand leur responsabilisation juridique se trouve disjointe de l’éthique ou de la déontologie, et ne doit plus qu’obéir aux protocoles et à la traçabilité des actions. Q : Quelles sont selon vous les implications de la politique actuelle sur la pratique psychiatrique ? R : La domination de l’idéologie néo-libérale dans les rapports de production disqualifie l’idéal symbolique et éthique qui permet à chaque personne au travail de s’engager en son nom propre, de s’investir personnellement dans une histoire commune et partagée au-delà des contraintes. C’est ce que traduit la référence au « service public », idéal symbolique dans le positionnement politique de ses agents à l’encontre des nouvelles perspectives managériales. Désormais, de plus en plus impérativement, est requise une adhésion, et s’impose une soumission volontaire à un nouvel idéal imaginaire. Les logiques des sectes ne proposent pas autre chose à leurs adeptes. Dans le monde du travail, les protocoles règlent les bonnes pratiques. Les modes de pensée, d’action et d’initiative sont homogénéisés par des techniques publicitaires de conditionnement itératif. Cette logique systématique dans le champ du travail organise la prévalence d’une fétichisation statutaire, mettant en concurrence chacun avec son semblable. Dans le pool des ressources humaines, sous le règne des évaluations individualisées, l’interchangeabilité et la substitution renforcent l’anonymat. « Si vous n’êtes pas d’accord, quelqu’un d’autre, qui cherche du travail ou qui peut atteindre les objectifs fixés, vous remplacera. » Q. Plus précisément encore, comment la logique actuelle conditionne-t-elle le travail à l’hôpital psychiatrique ? R : Aujourd’hui, en psychiatrie comme en médecine, les personnes qui travaillent ou les personnes malades sont mises en concurrence, à flux tendus, dans des hôpitaux-entreprises eux-mêmes mis en concurrence et régis par les mêmes méthodologies homogénéisantes. Difficile d’entrer à l’hôpital, difficile d’y rester. Les durées moyennes de séjour diminuent et les places manquent pour les urgences et les entrants. Les sorties précaires font encourir le risque de la décompensation quand la stabilisation des symptômes à peine acquise n’est pas consolidée. Comment sortir en toute sécurité affective d’un hôpital que l’on n’a pas eu le temps d’investir, où l’on n’a pas eu le temps de trouver une tranquillité pour se remettre en mouvement psychique : il ne s’agit pas, sur le plan existentiel, d’être soigné mais de se soigner activement, ce qui nécessite de pouvoir habiter un lieu dont l’hospitalité soit la base qui accueille la complexité pathologique du corps et facilite le processus de structuration de l’image du corps dans son rapport au langage. C’est seulement lorsque l’investissement langagier de soi-même dans son propre corps est stabilisé qu’il est possible de se risquer dans d’autres espaces : à son domicile, avec ses proches, sa famille, ses amis, et de là, de fréquenter d’autres lieux de la ville où il soit possible de s’investir selon d’autres modalités dans des échanges et des commerces humains plus diversifiés. Mais, depuis une trentaine d’années, il a été décrété que le métier de l’hôpital, le cœur du métier, n’était pas l’hébergement, ni la restauration, ni même la possibilité d’être un lieu de séjour au long cours. Il fallait rationaliser les espaces pour garantir une qualité de prestations et de soins. L’hôpital psychiatrique n’a pas échappé à cette réorganisation, il a dû intégrer l’hôpital général, réduire son nombre de lits. Q : Et en France ? R : En France, à la fin des trente glorieuses, les chocs pétroliers avaient produit une inflation et un chômage grandissants. On légiféra donc, comme ailleurs dans le monde, pour promouvoir le statut de handicapé, qui garantissait et garantit toujours reconnaissance et allocation, aujourd’hui toujours inférieure au seuil de pauvreté. Mais cette compensation n’a pas empêché que de nombreux malades psychiatriques soient mis à la rue, logent dans des lieux sordides, ou soient en prison quand ils ont été jugés responsables d’un délit ou d’un crime. Cette situation est indigne d’une démocratie dans un pays riche au P.I.B. élevé. Dans le comté de Stockholm, une étude rétrospective suédoise indique qu’entre 1976 et 1995, la mortalité des patients schizophrènes a été multipliée par 1,7 chez les hommes et par 1,3 chez les femmes. Pour le suicide, la mortalité a été multipliée par 1,6 chez les hommes et 1,9 chez les femmes. Des résultats similaires ont été rapportés par une équipe danoise. Les auteurs expliquent dans leur article que ce résultat suggère une détérioration de la prise en charge globale des patients schizophrènes. La diminution du nombre de lits de long séjour accordés à ces patients (moins 64 % entre 1976 et 1994) « est la plus probable explication de l’élévation de la mortalité », précisent Ösby et al. (BMJ 2000 ;321:483-84). Il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude équivalente en France. On conviendra qu’il y a là quelque chose de comparable, sans en avoir le caractère systématique, à ce qu’Isabelle von Bueltzingsloewen a appelé « L’Hécatombe des fous » durant la dernière guerre, après Max Lafont qui avait, quant à lui, parlé d’« extermination douce ». On ne peut évoquer ces chiffres sans réprouver avec indignation des mesures qui ont eu de si terribles conséquences. Q : On avait pourtant en France, à la Libération, une autre conception de la psychiatrie. C’est celle à laquelle se rattache directement l’expérience de La Borde. Nous en avons rendu compte dans nos articles. Comment, pour votre part, définissez-vous cette conception concurrente ? R : Le seul établissement, pendant la Seconde Guerre mondiale, où aucun malade n’est mort de faim est l’Hôpital de Saint-Alban en Lozère, Haut-Lieu de la Résistance. Paul Balvet, André Chaurand, Lucien Bonnafé, François Tosquelles, tout le personnel et les malades y avaient ouvert les « quartiers d’asile » (agités, gâteux, épileptiques, bons travailleurs, etc.). Ils avaient facilité la liberté de circulation à l’intérieur de l’hôpital et du village, organisé une vie sociale et culturelle très développée en transformant dès 1942 la salle commune en Club thérapeutique, qui animait le ciné-club pour tous les citoyens de la commune et des hameaux environnants. Dans le même temps, « La Société du Gévaudan » étudiait et questionnait tous les concepts de la psychiatrie, la psychanalyse, la phénoménologie, etc. en écho au travail que Tosquelles avait connu en Catalogne, en particulier à l’Institut Pere Mata de Réus où avaient émigré de nombreuses personnalités scientifiques menacées en Allemagne nazie. Les acteurs de la réflexion saint-albanaise inventèrent les deux orientations d’une même praxis psychiatrique : la Psychothérapie Institutionnelle et la Politique de Secteur. En même temps, des responsables de Saint-Alban étaient impliqués dans des opérations de parachutages alliés… On sait la proximité de Saint-Alban-sur-Limagnole avec le Mont Mouchet où se livrèrent des combats décisifs en Mai 1944. Durant toute la période 39-45, les religieuses, les médecins, le personnel civil et les patients ont accueilli, caché et soigné des maquisards blessés. La Résistance est donc le creuset même de ces deux orientations qui ont animé la psychiatrie française depuis la guerre, Saint-Alban étant reconnu comme l’honneur de la psychiatrie durant cette sombre période. Q : Et par la suite ? R : La Politique de Secteur est aujourd’hui attaquée par les nouvelles réorganisations qui brisent l’unité du processus thérapeutique. Naguère soutenue par une seule et même équipe, la continuité des soins aux malades est aujourd’hui très compromise par un cloisonnement qui risque de s’accroître entre l’hôpital, organisé en Pôles d’activités intersectoriels, et le champ extra-hospitalier du Secteur. Sur le plan administratif, le mot d’ordre de certains psychiatres des Hôpitaux, « un pôle - un secteur », apparaît pertinent pour préserver la possibilité d’une prise en charge au long cours tenant compte du transfert, et d’une intégration de la psychanalyse dans le champ psychiatrique. Mais, aussi bien le Rapport Couty que la Loi HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoires) préconisent « l’éducation thérapeutique », promue par l’INPES (Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé) comme « révolution culturelle pour les médecins comme pour les patients », et les « transferts d’activités » entre professionnels. Il ne s’agit pas de la même logique : le parcours de soin ne prend pas en compte comment une personne malade passe d’un espace à un autre ni comment le respect de sa continuité existentielle va pouvoir être ménagé. Q : De ce mouvement dont Saint Alban a été le haut-lieu en France, pouvez-vous, à la lumière de votre engagement, préciser les modalités concrètes ? R : Comme dans la vie, en psychiatrie… selon la belle expression de Jacques Schotte, le travail à La Borde tient compte de la complexité des problématiques psychotiques. Jean Oury l’a soutenu par son élaboration concrète depuis avril 1953 où, dès le premier jour, la Clinique lia convention avec le Club thérapeutique, association 1901 qui a donc pour fonction de gérer des espaces et de favoriser entre ses membres le dialogue qui recueille les avis, les initiatives, l’expression du choix personnel ou collectif de celui et/ou celle qui propose d’assumer les responsabilités concrètes de leur investissement pour que des activités y aient lieu. C’est en ce point que nous faisons intervenir la notion de « double articulation ». La logique administrative, à la clinique de La Borde comme dans toute entreprise participant à l’organisation étatique de la Santé, impose une première articulation qui organise la hiérarchie statutaire et les unités fonctionnelles (thérapeutiques, administratives, relevant des services généraux, etc). Cette hiérarchie tend à produire une uniformisation des styles de présence qui rend l’ambiance homogène avec des cloisonnements, des rivalités qui se transforment en paranoïa institutionnelle dans les moments les plus aigus… Comment espérer, dans cette aliénation sociale non travaillée, soigner des personnes réputées malades et très sensibles à l’environnement ? Le Club Thérapeutique a pour but de « soigner l’établissement ». Il aménage une transversalité (Félix Guattari), et offre une deuxième articulation, indépendante de la première, en prise sur le désir de chacun, quel que soit son statut : il réunit dans un champ commun d’investissements très différenciés tous ceux qui sont là et accueille leur parole dans ce qu’elle manifeste de plus singulier. Q : La Borde est donc un modèle social, et même politique ? Q : On peut donc dire que l’institution du Club thérapeutique est décisive ? R : En effet. La logique d’une thérapeutique possible accueille l’émergence des paroles, des dires, des idées, des souhaits, des intuitions, des manifestations les plus diverses, pour les inscrire dans le travail collectif de création du Club. Les bribes de l’histoire de chaque personne, connues ou inconnues d’elle, sont accueillies plus ou moins indirectement et à l’insu de chacun le plus souvent, dans ce mouvement qui intègre les espaces investis dans leur diversité d’ambiances et de styles. Cet ouvert à l’hétérogénéité des ambiances et des styles est indispensable pour que la possibilité d’une liberté de circulation dans la réalité du monde soutienne et rende possible une remise en mouvement psychique. D’un espace à l’autre, par l’expérience de cette hétérogénéité vécue dans la continuité structurante du Club, une ébauche de continuité existentielle fait ressentir que l’épreuve de la nouveauté ne confronte pas à la déréliction mais peut donner du sens au fait d’avoir quitté un investissement personnel pour un autre, indépendamment de toute position statutaire, que la personne soit réputée malade ou salariée. Si changer d’espace d’investissement ne confronte pas aux risques tragiques d’une catastrophe existentielle, il est dès lors possible d’oser multiplier ces exercices de changement sans crainte de destruction ou d’effondrement. Au hasard de la liberté de circulation, des espaces deviennent familiers, des rencontres se mettent à compter (« après ce n’est plus comme avant »), des habitudes se révèlent structurantes. Ces multiples investissements, même très partiels, permettent, au fil des répétitions et des nouveautés ressenties, de distinguer peu à peu un matin d’une après-midi ou d’une soirée, alors même que la dissociation de l’image du corps dissociait l’espace, le temps, les modalités du transfert, l’investissement de soi et des autres, etc. Le Club soutient une logique d’intégration dans un processus d’historicisation. Hélène Chaigneau, avec qui j’ai eu l’honneur de travailler dans les années 70 et qui nous a quittés le 31 août dernier, parlait avec justesse de processus d’institutionnalisation. Q : Pouvez-vous préciser encore cette étroite intrication, à La Borde, de la théorie et de la pratique ? R : Le processus dont je parlais recueille les modalités d’inscription de chacun dans le champ collectif. La dimension langagière est essentielle, la Loi d’échange obéit à un ordre symbolique qui procure une structure accueillante. Heidegger, dans son essai sur le Logos, rappelle que le latin legere veut dire lire, mais aussi lier des gerbes de blé, relier, recueillir, rassembler. Le Club recueille et rassemble les paroles de tous, il enrichit le trésor langagier partagé grâce à toutes les inscriptions nouvelles qu’il intègre dans sa structure et qui témoignent de la distinction absolue de chacun d’avec chaque autre. Chaque manifestation, chaque émergence du singulier intègre et inscrit chacun dans le mouvement de cette collectivité humaine de rencontre, soutenant sa croissance et son histoire. Cette double articulation, qui n’existe pas sans Club thérapeutique, est nécessaire pour soutenir d’une façon concrète une logique d’assertion, proche de la logique abductive, dont Michel Balat articule la complexité dans le champ de la sémiotique peircienne. Le Club tient lieu de feuilles d’assertion recueillant les inscriptions symboliques qui vont pouvoir assurer une fonction de continuité existentielle pour les personnes en proie à des processus psychotiques. La double articulation de l’Établissement (avec sa logique organisationnelle) et du Club thérapeutique (avec sa logique d’institutionnalisation), analogue à la double articulation langagière, ouvre à la possibilité de soutenir la dialectique du lien social, c’est-à-dire le passage d’un discours à l’autre qui donne accès au sens. Notre époque, dans son positivisme forcené, privilégie la signification : si le médecin donne une autorisation de sortie ou si je sors contre avis médical, la signification est sauve, mais quel sens cela prend-il dans l’existence ? Feu vert ou feu rouge signifient ou interdisent la possibilité de circuler dans telle ou telle direction. Ils s’intègrent dans un discours qui impose un certain style de présence et de comportement. Lacan nous donne des concepts pour préciser ce dont il s’agit de tenir compte : on sait qu’il définit quatre discours (le discours universitaire, le discours du Maître, le discours de l’hystérique, le discours de l’analyste), avec lesquels les humains construisent, dans leur rapport au langage, le lien social. Il spécifie comme agent du discours ce qu’il appelle le Semblant. Ce concept questionne les conditions matérielles à réunir pour qu’un de ces quatre discours spécifiques s’enclanche. Le Semblant est la fonction inchoative du discours, c’est dire son importance quand quelqu’un n’arrive pas à dire quelque chose, reste muet ou mutique, et que les mots ne passent pas par sa parole. La double articulation rend possible la mise en jeu du Semblant malgré ses défaillances dans le champ des psychoses ou de l’autisme, par exemple. A quelles conditions d’ambiance, d’atmosphère, quelqu’un va-t-il pouvoir prendre la parole et tenir un discours, fût-il d’une seule syllabe ? Il s’agit de favoriser la possibilité même de l’avènement de cette parole, de ce dire qui se manifestera et qui fera événement, qui comptera dans l’existence. L’hôpital non soigné raréfie le Semblant, alors que la double articulation Établissement-Club modifie le milieu pour le rendre thérapeutique, permet la prise de parole en première personne, permet d’être là, présent, avec autrui, au plus près, de se tenir quelque part et de s’y inscrire, de s’y investir selon des modalités variables, selon les émergences même partielles de son désir, accueillies dans le champ du Collectif, cette machine abstraite, source de création (Lacan parle du transfert comme creatio ex nihilo), création donc, qui rend vivante et inventive la collectivité. Q : Comment le travail à La Borde s’articule-t-il avec l’activité, la vôtre y compris, à l’extérieur de la clinique ? R : À La Borde, ces logiques existentielles et thérapeutiques ne sont pas seulement mises en œuvre dans la Clinique, mais aussi dans la cité, grâce à l’articulation du Club Thérapeutique Croix-Marine de La Borde avec l’association Croix-Marine du Loir-et-Cher. Leur conjonction offre un potentiel structurant aux personnes qui les fréquentent et les mettent en mouvement par leur présence active et leurs initiatives. Trois maisons associatives et deux appartements habités par près de 25 personnes sont des sites actifs sur les plans les plus variés de la culture et de la mise en commun concrète des compétences de chacun. Leur existence intègre les possibilités d’investissement et de circulation d’une centaine de personnes d’un site à l’autre, mais aussi entre les sites, et pour l’investissement des espaces les plus divers de la cité. Ainsi, la cité devient habitable, sans risque excessif de rupture existentielle : processus thérapeutique et processus d’inscription dans la cité se conjoignent sans cloisonnement, des citoyens se fréquentent, partagent des espaces, sont les uns avec les autres. Cette option de soutenir la complexité humaine ne peut pas être assujettie aux propositions actuelles de l’État pour organiser l’offre d’accompagnement dans la réinsertion sociale : Appartements Relais, Services d’Aide Médico-Sociale aux Adultes Handicapés (SAMSAH) ou Groupes d’Entraide Mutuelle, par exemple, qui obéissent à des logiques plus simplifiées. Ces prestations sont organisées dans le cadre des offres de marché formalisées par l’État qui passe contrat avec ceux qui en acceptent les logiques liées à l’économie restreinte ; nous continuons d’explorer les questions de l’économie générale qui correspondent à nos options anthropologiques. Q : Cela nous reconduit aux difficultés que vous connaissez aujourd’hui… R : Ce sont, au quotidien, des difficultés pratiques. Depuis des années, la restriction de l’offre de soin est organisée par le numerus clausus et son effet est calculé en tenant compte de la pyramide des âges et de la démographie médicale : diminution du nombre des généralistes qui touche plus de 30% des praticiens, du nombre des psychiatres (moins 50%), et de nombreux autres spécialistes médicaux. Q : Si vos difficultés sont pratiques et particulières, votre activité apparaît donc politique et générale ? Elle concerne le tout social… R : Nécessairement. Au niveau même de ce que les Grecs appelaient la praxis et qui intègre la phrönesis, la sagesse pratique, il faut prendre position : la vie quotidienne ne peut pas, en quelque lieu que ce soit, être dominée par l’État et la logique du marché. L’existence humaine obéit à une complexité qui ne se réduit ni à la consommation et à l’exploitation mercantile, ni à la sédimentation citadine ou rurale. Le potentiel de création des citoyens, dans le cadre de la société civile, est aujourd’hui paralysé par l’extension et la systématisation bureaucratique des méthodologies d’accès aux financements, de contrôle, d’évaluation et d’accréditation. Cette logique privative contraignante, qui empêche de penser le monde et le nouveau en mouvement, est potentiellement très destructrice, le passé en témoigne. La seule logique d’humanisation complexe qui puisse résister à cette tendance homogénéisante de toute organisation de masse est probablement celle des premiers temps de la Résistance, que Lucie Aubrac évoquait avec une détermination éthique simple : « Nous ne pouvions pas faire comme si nous ne connaissions pas les personnes que nous connaissions la veille dans notre travail, qu’il s’agisse de nos collègues ou de nos élèves, ce n’était pas possible ! » Aujourd’hui, notre disponibilité, notre sérieux (S. Kierkegaard) me semblent devoir prendre appui sur la logique complexe de notre humanisation partagée. Il faut préserver la possibilité, en tout lieu de la cité, d’une double articulation indispensable au cheminement psychique de chaque personne dans le mouvement collectif des responsabilités et de l’éthique. La structure proposée par l’État définit le cadre aliénatoire social, mais ne peut jamais, à elle seule, créer une vie quotidienne au potentiel structurant suffisant pour soutenir le désir de chacun. Je parle du désir inconscient, inaccessible directement et indestructible, comme le disait Freud à la fin de L’interprétation des rêves. Ce concept s’oppose à la désirabilité promue par les utilitaristes et les nouveaux philosophes. Pour ne pas écraser le désir, la société civile dans sa transversalité doit pouvoir être respectée, entendue et soutenue : son mouvement de création accueille le singulier dans ses manifestations les plus imprévisibles au bénéfice de la collectivité. Aujourd’hui, les méthodologies des apprentissages et des évaluations scolaires, particulièrement adressées aux plus jeunes élèves, méconnaissent étrangement la complexité du rapport au langage : les « savoirs du corps » repérés par les psychodynamiciens du travail chez les adultes sont certainement également à l’œuvre chez les enfants en croissance, et probablement encore plus intensément … Il y a un vrai enjeu humain dans les options actuelles qui produisent des élèves dont les savoirs visent à leur trouver une place dans le processus de production-consommation. Ils seront chacun une unité en concurrence avec d’autres « sachants » au savoir restreint mais dont la docilité et l’adaptation aux stratégies financières et aux objectifs économiques seront les points forts de leur insertion. Les militants de la pédagogie institutionnelle, encore nombreux et actifs en cette période de gros temps, comme disait Horace Torrubia, grâce au Conseil et aux institutions dans la classe, continuent à penser la classe avec les enfants de telle manière que se fréquenter et « apprendre à apprendre » ait du sens pour chacun dans la vie collective. Cela suppose de tenir compte du fait que c’est à mesure de leur croissance que les enfants intègrent les savoirs, et que le savoir de l’Inconscient est primordial dans ce processus structurant. Q : On l’a compris, la clinique de La Borde et les établissements qui se réclament de la psychothérapie institutionnelle représentent un mouvement de résistance vis à vis des pratiques dominantes actuelles. Comment voyez-vous l’avenir de ce mouvement en France et en Europe ? R : Nous avons l’habitude de dire que la psychothérapie institutionnelle, ça n’existe pas. Oury dit aussi que « la psychothérapie institutionnelle c’est la psychiatrie ». Tel est le titre d’un livre très passionnant d’Alain Buzaré, qui décrit de façon extraordinaire le travail de plusieurs décennies à Angers et à l’hôpital de Sainte-Gemmes-sur-Loire. Ce secteur est aujourd’hui détruit par les réorganisations hospitalières. Pour suivre la métaphore liée au nom de Lucie Aubrac et à celui de La Borde, de nombreux réseaux de résistance comme celui-là sont aujourd’hui démantelés par les logiques managériales qui veulent ignorer que l’histoire des humains est structurante de leur humanité. Quand les directions hospitalières détruisent ainsi un travail patient de plusieurs générations de médecins, infirmiers, psychologues, assistantes sociales et administratifs au contact de populations dont ils maintenaient l’équilibre multigénérationnel par leurs actions concrètes, elles ignorent qu’elles mettent à mal les tissages patients d’inscription personnelle, de liens sociaux qui, de la maternité à la maison de retraite, soutiennent l’existence de personnes, de familles dans lesquelles des processus psychopathologiques sont à l’œuvre depuis des générations. Cet oubli a déjà, et aura à coup sûr des conséquences pathogènes chez les professionnels comme chez ceux qui ne pourront plus les fréquenter dans une continuité existentielle soutenue par le champ transférentiel actif depuis si longtemps. A ce propos, il faut rappeler les effets psychiquement dévastateurs du remembrement dans l’agriculture devenant industrielle au siècle dernier, et qui vaut à notre Région des taux de suicide très importants, comparés à d’autres. Les épidémiologues se questionnent, faute de concepts suffisants, sur le mystère de ces statistiques qui touchent bien sûr les descendants d’aujourd’hui, dans des familles éprouvées par des deuils aussi tragiques, dont les frayages identificatoires sont difficiles à déjouer. Ces effets réactionnels à une nouvelle réorganisation territoriale devraient nous alerter quand la Loi d’aujourd’hui veut faire évoluer le rapport au terrain, au paysage de la cité, au politique. La notion de territoire est du registre de l’éthologie, alors que l’homme nomme la façon dont il s’approprie l’espace. En ces lieux où une politique de secteur se menait au fil des années, s’élaborait une réflexion concrète sur les processus d’humanisation et les valeurs humaines qui sont la base des commerces humains. C’est cette approche des enjeux et des échanges structurants dans la cité qui est balayée avec une passion résolue d’ignorer ce qui compte dans l’ordonnancement du lien social et ce qui détermine l’équilibre existentiel, à l’articulation du collectif et du singulier. Umgang, qui est un des mots-clé de Victor Von Weiszacker et de sa réflexion sur les modalités pathiques de l’existence, veut dire commerce, c’est-à-dire tourner autour de quelque chose. C’est le même mot que encyclopédie en grec, où l’on retrouve l’idée d’aller autour. Cette Chose, au sens de « das Ding » qui n’est pas « die Sache » (qui serait plutôt le mot de la chose), autour de laquelle tournent les humains, traditionnellement questionnée dans le champ philosophique, est aussi au cœur de la structure des fantasmes sublimatoires. Lacan définit le monde comme « de la Chose et des bords ». Il est intéressant de rapprocher cette question du monde d’une éthique où la Chose importe, et la prise de position de Tosquelles qui définit notre humanité, non pas dans la logique éthologique de s’adapter ou périr, à laquelle les animaux sont soumis, mais, en ce que « l’homme convertit le milieu naturel en monde, avec les autres hommes » ainsi qu’il le précise, dans l’ouvrage récemment reparu, Le Travail thérapeutique en psychiatrie. De même Gérard Granel, dans L’Ontologie marxiste de 1844 et la question de la “coupure”, rappelle la fameuse phrase de Marx : « L’homme est pour l’homme l’existence de la nature et la nature est pour l’homme l’existence de l’homme ». Q : Point de vue universel, mais aussi tâche planétaire… R : Ces positions sont partagées par un grand nombre, tant en France, que dans divers pays d’Europe, Belgique, Allemagne, Espagne, Italie, Portugal, etc. mais aussi de par le monde, Brésil, Japon, Côte d’Ivoire ou Chine. Ces questionnements humains se partagent sous toutes les latitudes, civilisations et cultures, dans les champs les plus divers, sanitaire, éducatif, thérapeutique, social, psychiatrique, scolaire… Bref, dans tous les domaines où les stratégies managériales de la mondialisation, et l’uniformisation qu’elles imposent, contraignent les humains dans la prévalence de l’économie marchande, alors qu’ils ne trouvent de possibilité d’harmonisation psychique que dans les mouvements du partage avec autrui qui donnent du sens à l’existence. Dans son questionnement à partir de l’œuvre de Szondi, Jacques Schotte développe une anthropopsychiatrie où l’existence humaine se déploie selon quatre verbes dialectiquement articulés dans une logique triadique : « Rencontrer, relier, dialoguer, partager » qui sont les déterminants du cheminement humain. Les stases propres à ce cheminement sont imposées par les dominantes des hypothèses aliénatoires de la société ou de l’Etat dans son organisation macrosociale. Elles ne doivent pas faire oublier que les « moments cosmogénétiques » (Paul Klee), dans la vie quotidienne, créent des événements structurants grâce aux fréquentations microsociales quand elles sont encore possibles. Elles ponctuent alors l’existence : « le chemin se fait en marchant » « Caminante, no hay camino », disait Antonio Machado. Et Hölderlin : « C’est en poète que l’homme habite ». C’est dans la complexité de ses logiques poétiques que l’homme peut construire le monde avec autrui et penser. Le « penser » est toujours en précarité dans l’existence de l’homme, mais d’autant plus tragiquement : jusqu’à exiber « la vie nue » (Walter Benjamin) au vu et au su de tous les citoyens, dans les rues et dans ce qu’on appelle, par un de ces euphémismes que notre époque distille, les « chambres contenantes et sécurisées » et qui ne sont le plus souvent rien d’autre que des cellules d’isolement où des humains sont attachés, à tous les âges, enfants, adolescents, adultes et personnes âgées. Ces errements protocolisés manifestent, avec la bonne conscience du conformisme, les tentations de « l’état d’exception » (G. Agamben) à infiltrer la vie quotidienne par des stratégies sado-masochistes archaïques d’assignation des acteurs et des usagers. Leurs familles, sans autre perspectives d’espoir, tant l’horizon est obscurci, en viennent à réclamer la contrainte à leur propre domicile, dans le désarroi d’une absence de recours, conséquences d’une réduction, déjà contrainte depuis de nombreuses années, de l’offre de soins actifs. C’est contre ces contraintes aliénantes, sans relâche, qu’il faut en commun travailler.
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