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Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°21 - sommaire été 2011 )
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N°21-La psychiatrie en souffrance
par
Propos recueillis par Pierre Chartier et Jean-Loup Motchane [1]
Dans la même orientation, on note la décision idéologique de travailler les mentalités et, grâce au développement des thèses de Friedmann (monétarisme, théorie du revenu permanent, privatisation, dérégulation… ), de contester et d’affronter les positions keynésiennes pour donner le champ libre aux logiques néo-libérales (voir Les Évangélistes du marché de Keith Dixon). La première à accéder au pouvoir exécutif politique fut Margaret Thatcher, bientôt suivie de Ronald Reagan. Cette orientation ne semble pas sans similitudes méthodologiques avec la décision de faire du « cognitivisme » une science mondiale : dans ce but, ainsi que le note l’Encyclopédia Universalis (2006), la Sloan Fondation a versé 17 millions de dollars et la Systems Development Foundation 26 millions en 1975 à une quinzaine d’universités américaines. L’idéologie qui domine aujourd’hui, en psychiatrie comme dans la société, conjugue néo-libéralisme et cognitivisme. Leur synergie est renforcée par leur exigence méthodologique commune en rupture de l’histoire des concepts. Ces deux courants idéologiques tendent à promouvoir un néo-langage proche du langage commun, mais légèrement décalé dans ses significations et ses effets de sens, déstabilisant chacun dans ses points d’inscription et son mouvement existentiel. L’usage du DSM IV, aujourd’hui référence pour les étudiants en psychiatrie et les psychiatres, reprend, dans des agencements d’arbres diagnostiques aux implications pharmacologiques, des mots intégrés jadis dans un corpus conceptuel, pour les mélanger avec une prétention athéorique dans des arrangements confus, pseudo-scientifiques, plus articulés par les logiques des compagnies d’assurances que par une pratique médicale non infiltrée d’intérêts financiers. Les analyses de Victor Klemperer, étudiant le langage totalitaire nazi, suscitent notre vigilance : la langue allemande en garde encore les traces aujourd’hui. Pierre Legendre lui aussi nous y incite lorsqu’il rappelle que nous vivons dans une société post-hitlérienne. L’actualité, dans ses débats et polémiques, ne cesse de nous le répéter. On peut soutenir que toute société s’organise en mettant en dialogue politique « l’homogène », qui uniformise la population des semblables, et « l’hétérogène » qui, respectant l’unicité de chacun, peut dynamiser l’ensemble mais correspond à de la dépense improductive. Or cette dépense met en question la stabilité de l’uniformisation (voir Georges Bataille, La structure psychologique du fascisme, 1933, réédité par Nouvelles Editions Lignes, 2009). Tranchant dans ce dialogue, la société néo-libérale impose dans sa comptabilité analytique la prévalence des groupes homogènes, de manière à en tirer un bénéfice financier majoré. En psychiatrie, la systématisation des groupes homogènes de malades et des protocoles éducatifs ou thérapeuthiques dont ils sont les usagers anonymes participe de cette logique de rationalisation. Intégrer l’histoire personnelle est une perte de temps quand une imagerie ou un dosage confortent une scientificité restreinte, mais assurée de sa valeur statistique.
Mais, depuis une trentaine d’années, il a été décrété que le métier de l’hôpital, le cœur du métier, n’était pas l’hébergement, ni la restauration, ni même la possibilité d’être un lieu de séjour au long cours. Il fallait rationaliser les espaces pour garantir une qualité de prestations et de soins. L’hôpital psychiatrique n’a pas échappé à cette réorganisation, il a dû intégrer l’hôpital général, réduire son nombre de lits.
La Résistance est donc le creuset même de ces deux orientations qui ont animé la psychiatrie française depuis la guerre, Saint-Alban étant reconnu comme l’honneur de la psychiatrie durant cette sombre période.
C’est en ce point que nous faisons intervenir la notion de « double articulation ». La logique administrative, à la clinique de La Borde comme dans toute entreprise participant à l’organisation étatique de la Santé, impose une première articulation qui organise la hiérarchie statutaire et les unités fonctionnelles (thérapeutiques, administratives, relevant des services généraux, etc). Cette hiérarchie tend à produire une uniformisation des styles de présence qui rend l’ambiance homogène avec des cloisonnements, des rivalités qui se transforment en paranoïa institutionnelle dans les moments les plus aigus… Comment espérer, dans cette aliénation sociale non travaillée, soigner des personnes réputées malades et très sensibles à l’environnement ? Le Club Thérapeutique a pour but de « soigner l’établissement ». Il aménage une transversalité (Félix Guattari), et offre une deuxième articulation, indépendante de la première, en prise sur le désir de chacun, quel que soit son statut : il réunit dans un champ commun d’investissements très différenciés tous ceux qui sont là et accueille leur parole dans ce qu’elle manifeste de plus singulier.
La double articulation de l’Établissement (avec sa logique organisationnelle) et du Club thérapeutique (avec sa logique d’institutionnalisation), analogue à la double articulation langagière, ouvre à la possibilité de soutenir la dialectique du lien social, c’est-à-dire le passage d’un discours à l’autre qui donne accès au sens. Notre époque, dans son positivisme forcené, privilégie la signification : si le médecin donne une autorisation de sortie ou si je sors contre avis médical, la signification est sauve, mais quel sens cela prend-il dans l’existence ? Feu vert ou feu rouge signifient ou interdisent la possibilité de circuler dans telle ou telle direction. Ils s’intègrent dans un discours qui impose un certain style de présence et de comportement. Lacan nous donne des concepts pour préciser ce dont il s’agit de tenir compte : on sait qu’il définit quatre discours (le discours universitaire, le discours du Maître, le discours de l’hystérique, le discours de l’analyste), avec lesquels les humains construisent, dans leur rapport au langage, le lien social. Il spécifie comme agent du discours ce qu’il appelle le Semblant. Ce concept questionne les conditions matérielles à réunir pour qu’un de ces quatre discours spécifiques s’enclanche. Le Semblant est la fonction inchoative du discours, c’est dire son importance quand quelqu’un n’arrive pas à dire quelque chose, reste muet ou mutique, et que les mots ne passent pas par sa parole. La double articulation rend possible la mise en jeu du Semblant malgré ses défaillances dans le champ des psychoses ou de l’autisme, par exemple. A quelles conditions d’ambiance, d’atmosphère, quelqu’un va-t-il pouvoir prendre la parole et tenir un discours, fût-il d’une seule syllabe ? Il s’agit de favoriser la possibilité même de l’avènement de cette parole, de ce dire qui se manifestera et qui fera événement, qui comptera dans l’existence. L’hôpital non soigné raréfie le Semblant, alors que la double articulation Établissement-Club modifie le milieu pour le rendre thérapeutique, permet la prise de parole en première personne, permet d’être là, présent, avec autrui, au plus près, de se tenir quelque part et de s’y inscrire, de s’y investir selon des modalités variables, selon les émergences même partielles de son désir, accueillies dans le champ du Collectif, cette machine abstraite, source de création (Lacan parle du transfert comme creatio ex nihilo), création donc, qui rend vivante et inventive la collectivité.
La seule logique d’humanisation complexe qui puisse résister à cette tendance homogénéisante de toute organisation de masse est probablement celle des premiers temps de la Résistance, que Lucie Aubrac évoquait avec une détermination éthique simple : « Nous ne pouvions pas faire comme si nous ne connaissions pas les personnes que nous connaissions la veille dans notre travail, qu’il s’agisse de nos collègues ou de nos élèves, ce n’était pas possible ! » Aujourd’hui, notre disponibilité, notre sérieux (S. Kierkegaard) me semblent devoir prendre appui sur la logique complexe de notre humanisation partagée. Il faut préserver la possibilité, en tout lieu de la cité, d’une double articulation indispensable au cheminement psychique de chaque personne dans le mouvement collectif des responsabilités et de l’éthique. La structure proposée par l’État définit le cadre aliénatoire social, mais ne peut jamais, à elle seule, créer une vie quotidienne au potentiel structurant suffisant pour soutenir le désir de chacun. Je parle du désir inconscient, inaccessible directement et indestructible, comme le disait Freud à la fin de L’interprétation des rêves. Ce concept s’oppose à la désirabilité promue par les utilitaristes et les nouveaux philosophes. Pour ne pas écraser le désir, la société civile dans sa transversalité doit pouvoir être respectée, entendue et soutenue : son mouvement de création accueille le singulier dans ses manifestations les plus imprévisibles au bénéfice de la collectivité. Aujourd’hui, les méthodologies des apprentissages et des évaluations scolaires, particulièrement adressées aux plus jeunes élèves, méconnaissent étrangement la complexité du rapport au langage : les « savoirs du corps » repérés par les psychodynamiciens du travail chez les adultes sont certainement également à l’œuvre chez les enfants en croissance, et probablement encore plus intensément … Il y a un vrai enjeu humain dans les options actuelles qui produisent des élèves dont les savoirs visent à leur trouver une place dans le processus de production-consommation. Ils seront chacun une unité en concurrence avec d’autres « sachants » au savoir restreint mais dont la docilité et l’adaptation aux stratégies financières et aux objectifs économiques seront les points forts de leur insertion. Les militants de la pédagogie institutionnelle, encore nombreux et actifs en cette période de gros temps, comme disait Horace Torrubia, grâce au Conseil et aux institutions dans la classe, continuent à penser la classe avec les enfants de telle manière que se fréquenter et « apprendre à apprendre » ait du sens pour chacun dans la vie collective. Cela suppose de tenir compte du fait que c’est à mesure de leur croissance que les enfants intègrent les savoirs, et que le savoir de l’Inconscient est primordial dans ce processus structurant.
En ces lieux où une politique de secteur se menait au fil des années, s’élaborait une réflexion concrète sur les processus d’humanisation et les valeurs humaines qui sont la base des commerces humains. C’est cette approche des enjeux et des échanges structurants dans la cité qui est balayée avec une passion résolue d’ignorer ce qui compte dans l’ordonnancement du lien social et ce qui détermine l’équilibre existentiel, à l’articulation du collectif et du singulier. Umgang, qui est un des mots-clé de Victor Von Weiszacker et de sa réflexion sur les modalités pathiques de l’existence, veut dire commerce, c’est-à-dire tourner autour de quelque chose. C’est le même mot que encyclopédie en grec, où l’on retrouve l’idée d’aller autour. Cette Chose, au sens de « das Ding » qui n’est pas « die Sache » (qui serait plutôt le mot de la chose), autour de laquelle tournent les humains, traditionnellement questionnée dans le champ philosophique, est aussi au cœur de la structure des fantasmes sublimatoires. Lacan définit le monde comme « de la Chose et des bords ». Il est intéressant de rapprocher cette question du monde d’une éthique où la Chose importe, et la prise de position de Tosquelles qui définit notre humanité, non pas dans la logique éthologique de s’adapter ou périr, à laquelle les animaux sont soumis, mais, en ce que « l’homme convertit le milieu naturel en monde, avec les autres hommes » ainsi qu’il le précise, dans l’ouvrage récemment reparu, Le Travail thérapeutique en psychiatrie. De même Gérard Granel, dans L’Ontologie marxiste de 1844 et la question de la “coupure”, rappelle la fameuse phrase de Marx : « L’homme est pour l’homme l’existence de la nature et la nature est pour l’homme l’existence de l’homme ».
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