Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°19 - Sommaire hiver 2010-2011 )
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N°19 - Mots de nombres
par
Compte rendu critique de : LES NOMBRES, LEXIQUE ET GRAMMAIRE par Sophie Saulnier (PUR, 2010) Ce livre porte sur les mots de nombre, les mots des nombres, ou numéraux ; ils sont mis sous observation parce qu’ils sont le lieu d’un paradoxe, d’une contradiction avec l’un des principes théoriques de la morphologie. Selon ce principe, tous les mots complexes, dans les langues, appartiennent aux catégories lexicales des noms, verbes ou adjectifs, et sont construits à partir de bases qui sont elles-mêmes des noms, des verbes ou des adjectifs. Or l’existence des adjectifs ordinaux contredit ce principe, eux qui sont très visiblement des « complexes » et qui prennent pour base les cardinaux, puisque quatrième est à quatre, comme (angl) fourth à four, (ger) zweite à zwei, (it.) terzo à tre, (lat.) octavus à octo, etc. Tel est le problème que pose cette formation des ordinaux sur les bases que constituent les cardinaux, formation elle-même apparemment universelle, face au résultat établi à partir des observations menées dans maintes langues depuis quarante ans, et selon lequel : « Both the new word and the existing word are members of the major lexical categories », selon la formule d’Aronoff, dans son livre de 1976 . En effet, les mots des nombres, mots simples comme six, quatre, deux, expressions complexes comme vingt-et-un, quatre-vingt-douze ou mille neuf cent quatre vingt-quatre, que sont-ils, dans la langue, dans les langues ? Dans la tradition de la grammaire française, ils sont ordinairement analysés comme étant des déterminants : Trois enfants serait comme Les enfants. Mais c’est justement un principe de l’analyse morphologique qu’un mot grammatical (qu’il soit déterminant, ou préposition, conjonction ou pronom) ne fournit jamais de base à aucun processus de construction morphologique, ni n’en est le produit. Les numéraux cardinaux sont aussi analysés comme étant des adjectifs : Les deux enfants serait comme Les beaux enfants, ou Ils sont deux comme Ils sont beaux. Mais en quoi deux dénote-t-il une propriété, comme le fait l’adjectif beau ? Nous nous trouvons donc face à un problème de catégorie : tous les membres des catégories dites « majeures » (Noms, Verbes, Adjectifs) sont susceptibles de constituer la base ou le produit d’opérations morphologiques de construction, tandis qu’aucun membre des catégories dites « mineures » (prépositions, pronoms, déterminants, conjonctions …) ne sont jamais ni l’un ni l’autre. Que faire alors de ces données incontournables, de ces cardinaux qui fournissent les bases des adjectifs ordinaux ? Dira-t-on que les cardinaux font partie des catégories mineures, en arguant de leur fonctionnement (apparemment) proche de celui de déterminants, mais à quoi il faudrait alors reconnaître le caractère exceptionnel de fournir néanmoins les bases des adjectifs ordinaux (et de quelques autres types de construits morphologiques, cf. quatrain, centaine, centenaire, trentenaire, en français) ? Ou bien, si l’on reconnaissait aux cardinaux le caractère de catégorie majeure, à cause précisément de leur propriété de constituer des bases de dérivation, à quelle catégorie les assignera-t-on : sont-ils des N, des V, ou des A ? ou une catégorie inconnue encore ? Il est d’autant plus fascinant de prendre connaissance du problème identifié ici par Sophie Saulnier que les nombres apparaissent dans toutes les langues du monde (même si c’est selon des extensions différentes ), et semblent constituer un universel, qui est aussi un originel. Ils apparaissent partout parmi les premières occurrences de signes disponibles, qui permettent l’acte de compter, qui partout et toujours mobilisa les doigts, et ils sont parmi les premiers signes qui donnèrent lieu à enregistrement graphique, puis à écriture. Ainsi a-t-on déjà la surprise de comprendre que, de ces espèces linguistiques universelles et originelles que sont les nombres, la linguistique a peu ou n’a pas cherché à rendre compte, à quoi s’ajoute la seconde surprise d’être requis à propos des propriétés conceptuelles des nombres, objets mathématiques. L’intérêt du livre tient à l’angle sous lequel est identifié un problème : sous la forme d’une contradiction, d’un paradoxe. Et ce caractère crucial de la question se révèle aussi être drôle, ou intrigant. Ce qui a échappé (aux prises de l’histoire de la grammaire et de la théorie linguistique), ce sont les nombres. La lettre volée, ici, ce sont les chiffres, les nombres cardinaux, ce pourquoi les ancêtres préhistoriques faisaient des encoches sur des branches, ou des tas égaux de petits cailloux. Dans son livre, Sophie Saulnier, après une première partie consacrée à identifier le paradoxe, entame des explorations de plusieurs sortes. Elle cherche d’abord à établir les propriétés des cardinaux qui permettraient de trancher entre leur statut de mot lexical ou de mot grammatical et de définir ce que dénote le cardinal, - car ce n’est pas d’une propriété de l’objet bateau que traite trois dans trois bateaux. Une différence cruciale entre mots lexicaux (N, V ou A) et mots grammaticaux (articles, pronoms, conjonctions, prépositions) tient à ce que les premiers forment des classes ouvertes, les seconds des classes fermées. Noms, verbes ou adjectifs sont en nombre indéfini, illimité, précisément parce que aux mots simples (les expressions inanalysables que forment les signes arbitraires associant signifié et signifiant) s’ajoutent des mots complexes, - comme blancheur à blanc, élevage ou élévation à élever, mural et murer à mur. Les mots grammaticaux, eux, constituent de petits ensembles ; on peut toujours compter ou décompter les pronoms de telle ou telle sorte dans telle langue, les conjonctions ou les prépositions, les articles définis ou indéfinis, les déictiques ou les possessifs. Du point de vue de l’expression linguistique, le système numéral est donc illimité, mais c’est une question de mathématique que le concept d’infini, à savoir qu’il n’y a pas de dernier nombre : tout nombre a un successeur. Sophie Saulnier, parallèlement, déchiffre ce que les mathématiciens mettent au compte des nombres, de Frege à Dedekind et à Russell. Ainsi Frege se demande si les cardinaux ont les mêmes propriétés sémantiques que l’adjectif et si le concept de nombre est parallèle au concept de couleur, par exemple, ou de poids, c’est-à-dire s’il constitue une propriété des objets. Or le nombre n’est pas une propriété pour trois raisons (p. 105-106) : (i) Il n’y a rien de semblable entre les feuilles vertes de l’arbre et les mille feuilles de l’arbre. On attribue la couleur verte à chaque feuille, mais non le nombre 1000. (ii) « Il n’y a rien qui ne donne prise au nombre » rappelle Frege : (iii) Le nombre n’est pas une propriété du réel : ce n’est pas une propriété de premier ordre, mais un prédicat de prédicat. A l’issue des examens menés a) dans les données linguistiques, b) dans les doctrines grammaticales, c) dans la mathématique, il apparaît possible de dire que les nombres seraient les seuls membres d’une classe lexicale sui generis, parce qu’ils ne symbolisent ni un état ni des déterminations réelles des objets. Les nombres mathématiques se réduisent en dernière analyse au système des actes qui les posent, au concept d’ordre de progression : juxtaposition dans l’espace, progression dans le temps. Le problème qu’elle avait repéré conduit donc l’auteur à concevoir la classe des numéraux cardinaux comme une classe lexicale, correspondant à l’acte de langage ‘compter’, dénombrer, et à enregistrer les divers mots lexicaux qui mettent en œuvre les bases que constituent les cardinaux. En parallèle avec les noms, qui servent à faire référence aux éléments de la situation, avec les verbes qui servent à faire une prédication, et avec les adjectifs qui servent à modifier l’extension des noms, les nombres servent à effectuer l’acte de compter, lui-même pris pour une fonction du langage. Dans cette hypothèse de reconnaissance d’une classe lexicale supplémentaire, l’auteur cherche et trouve des preuves du parallélisme avec les autres classes, en particulier dans le fait que les mots de nombre sont susceptibles d’apparaître sous une autre catégorie, en maintenant leur contenu dénotationnel, comme le font les autres espèces lexicales, - ce qui constitue un programme de formation des mots complexes face aux mots simples. On a donc, face au cardinal deux, quatre, l’adjectif ordinal deuxième, quatrième, des verbes doubler, bisser, (et peut-être bifurquer), des noms quatrain, sizain, dyade. De même qu’un adjectif (blanc) se manifeste aussi sous les espèces du nom blancheur et du verbe blanchir (Le lilas blanc / La blancheur éblouissante du lilas/Ses cheveux ont blanchi d’un coup), il en est de même pour le contenu sémantique d’un nom, susceptible de transposition dans les deux autres registres catégoriels (« main » : les travaux faits à la main, les travaux manuels, les outils à manier avec précision), et de même pour les verbes (agir / action/ actif, laver/ lavage / lavable). Dans une dernière partie (p. 261-279), Sophie Saulnier examine certains sous-ensembles parmi les mots construits au moyen d’un cardinal, en particulier les noms et adjectifs du type de bicéphale, bicycle, bipède, bicolore, bivalve, etc. Et elle observe que dans la plupart de ces termes constitués d’un cardinal (ici bi-) et d’un nom, le nom désigne une partie constitutive d’une entité composite, et que le cardinal compte le nombre de ces parties. Le cardinal a ici, en position de préfixe, le sens qu’il a isolément, il n’est pas porteur d’une instruction sémantique spéciale, de type ‘multiplier, diviser par le nombre indiqué’. Elle note ainsi la transparence sémantique du cardinal, qui, même en construction dans un mot complexe, ne dit rien d’autre que lui-même, en tant qu’il compte. Un, deux, trois, Nous irons au bois, Quatre, cinq, six, Cueillir des cerises, Sept, huit, neuf, Dans un panier neuf, Dix, onze, douze, Elles seront toutes rouges.
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