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(cet article est paru dans le N°19 - Sommaire hiver 2010-2011 )


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N°19 - Molière : quand l’érudition sert une subversion subtile
par Florence Dupont

Compte rendu critique de :
MOLIÈRE, ŒUVRES COMPLÈTES
(Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010)

La nouvelle édition des œuvres complètes de Molière dans la collection de la Pléiade comporte une introduction d’une cinquantaine de pages par Georges Forestier et Claude Bourqui. Cette introduction est un événement dans l’histoire des études moliéresques, c’est pourquoi nous en parlons ici. On pourrait parler d’« un piège à pensées ». Certains lecteurs n’y ont lu qu’une érudition minutieuse, retraçant la vie et l’œuvre d’un de nos monuments nationaux, une contribution savante à l’histoire littéraire de la France qui serait presque rétrograde par rapport à d’autres analyses contemporaines de l’œuvre de Molière ; il ne s’agirait ni plus ni moins du « retour de l’auteur ».

Ce serait ne pas voir que cette introduction invite d’emblée le lecteur à une perspective nouvelle qui fait changer du tout au tout l’idée que l’on se fait généralement de Molière. Celle d’un créateur tourmenté exprimant ses angoisses dans ses comédies : la crainte de l’adultère (de la part de sa jeune épouse), de la maladie (qui finit par le terrasser en scène) ; un génie subversif s’attaquant à la religion (Tartuffe), aux privilèges de la noblesse (Don Juan), à la fausse science des médecins (Le malade imaginaire) ; un satiriste issu du peuple, asservi par le roi et mourant dans la misère. Les auteurs montrent, en effet, que Molière fut un mondain, écrivant pour les mondains, un entrepreneur de spectacles qui ne faisait pas de l’écriture une forme d’expression mais une technique verbale destinée au jeu, enfin que sa vie fut plutôt l’histoire d’une réussite : « Bel esprit, acteur comique hors pair, génial inventeur d’une comédie d’un nouveau genre et promoteur d’un type de spectacle princier inconnu jusqu’alors, Molière avait accédé à une situation enviée qui faisait de lui l’une des personnalités les plus en vue de la Cour : on ne voit pas en quoi il aurait pu en souffrir comme les deux siècles « républicains » qui viennent de s’écouler ont voulu le croire ».
Ce changement radical de point de vue est subtilement installé par ce qui pourrait sembler au premier abord une coquetterie d’éditeur : l’idée de Georges Forestier a été de publier l’œuvre de Molière dans l’ordre de parution des pièces et non selon la chronologie de leur représentation comme c’était l’usage jusqu’ici. La Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant, publiés après sa mort, n’ouvrent plus l’édition, mais sont au contraire relégués en fin du tome 2. Ils ne servent plus d’alibi à une image toute faite d’un Molière partant de la farce populaire, de scènes convenues et de caricatures grossières, pour peu à peu écrire des comédies de mœurs et de caractère dignes d’entrer dans la mémoire littéraire. Or ce choix dans l’ordre des pièces souligne que rien n’impose de voir a priori dans les textes des pièces de Molière des morceaux de littérature. Leur publication, ou non publication, à l’époque n’avait rien à voir avec la création théâtrale. Ces textes sont donc les traces d’une pratique bien plus complexe : celle de Molière qui ne fut pas un poète dramatique comme Racine ou Corneille mais un entrepreneur de spectacles théâtraux. Ce qui conduit à lire de façon nouvelle les textes des pièces, sans les séparer de l’événement qu’ils contribuaient à créer.

C’est pourquoi les auteurs ont entrepris une enquête sociologique et historique permettant de reconstituer la « niche » culturelle où Molière avait œuvré et le réseau d’interactions qui rend compte de son travail. Rien à voir, cependant, avec « l’homme et l’œuvre ». Ils donnent ainsi l’image d’un Molière en pratiquant du théâtre, et montrent qu’il avait mis au centre de ses pratiques le lien avec le public, allant jusqu’à susciter une interaction avec les spectateurs pendant le spectacle. Ils parlent d’une « approche fonctionnelle de la création théâtrale, toute de pragmatisme ».
Ce qui ressort de cette enquête, est le trait saillant chez Molière et le plus étonnant pour nous aujourd’hui : « son affinité avec les critères mondains de la création littéraire » dont il ne devait se « départir à aucun moment des quinze années de sa carrière parisienne ». Il est du côté des « mondains » civilisés, dits aussi « galants », pour rire de tous ceux qui heurtent leur idéal modéré de bon goût et d’urbanité heureuse : les fâcheux, les pédants, les bourgeois parvenus, les hypocrites et les confits en dévotions. Ces valeurs « mondaines » ou « galantes » étaient partagées par la cour et la ville. C’est donc aux mondains que Molière destine ses pièces et non un public populaire qui n’aurait pas eu les moyens d’acheter une entrée au théâtre. Forestier se fonde ici sur le prix élevé des places. À Paris, à Versailles, mais aussi dans les villes du Midi où il commença son métier, Molière s’adressait à des aristocrates et à des bourgeois aisés, à un public très voisin, en somme, de celui de Corneille et Racine. Et avant tout à celui qui décidait du succès : le jeune Louis XIV, - qui n’avait que 35 ans à la mort de son comédien-amuseur. "On joua L’École des femmes, /Qui fit rire Leurs Majestés/Jusqu’à s’en tenir les côtés." lit-on dans une gazette.
Tous les sujets dont il traite sont ceux dont on débat dans les salons : la jalousie, la liberté des femmes, l’amour et le mariage, l’éducation des filles, la dévotion. Il intègre les valeurs de son public, pour faire de son théâtre un lieu de reconnaissance mutuelle et identitaire ; rire chez Molière, savoir y rire, devient le signe d’appartenance à la société des « honnêtes gens ». « L’exhibition de ces valeurs (mondaines) visait à reproduire l’effet de connivence sur lequel reposait la création littéraire mondaine : pour apprécier le spectacle offert, pour rire à bon escient, pour « faire le brouhaha » en temps opportun, il fallait comprendre où se trouvaient la norme et son écart, ce qui faisait matière à scandale ou à approbation ; en d’autres termes il fallait « en être ». Et Molière, non content de conforter ses spectateurs dans l’idée qu’ils en étaient, leur fournissait l’occasion de le faire savoir à leurs pairs en réagissant ostensiblement à ce qui se déroulait sous leurs yeux. Il adapte donc au théâtre un comportement sociologique, propre à la micro-société des mondains et qui se retrouve dans les salons comme dans les correspondances.

Cette fonction de reconnaissance collective attribuée au théâtre vivant, justifie une autre constatation - présente dans cette introduction -, celle de l’« humour » de Molière. Les auteurs, parfaitement conscients de l’inadéquation du terme, en font expressément usage pour parler de la façon dont Molière, dans ses pièces, se moquait des mondains en direction des mondains, d’une façon qui s’apparente par exemple à l’humour juif. Une communauté se moque d’elle-même. Preuve en est : après les Précieuses ridicules, les gens de qualité lui fournissent spontanément la matière à ce jeu complice, en lui envoyant de la documentation
Cet humour partagé avec le public explique aussi la gauloiserie de certaines scènes ; elle n’est pas un héritage populaire, venant de la farce médiévale, mais elle a une origine littéraire et s’explique par l’engouement des mondains pour un Rabelais qu’ils redécouvrent alors ainsi que les fabliaux.
Molière a pour ainsi dire créé son public, en réunissant tous ceux qui adhéraient aux valeurs nouvelles de la mondanité, le jeune roi, les nobles de la cour et les riches bourgeois de la ville. Avec un sens aigu de la communication. Il fait participer le public aux cabales (parfois imaginaires) contre lui.

« Le théâtre est avant tout un art de contact avec le public », c’est cette dimension que Molière privilégie dans son travail de composition dramatique : « dans tous les cas ce sont les effets qui priment sur le sujet : la dramaturgie de Molière est une dramaturgie dell’arte ». Une pièce n’est pas un texte traitant d’un sujet cohérent, mais « une série d’unités successives constituant autant d’effets sur le public » qu’il va prendre un peu partout. D’où l’importance des lazzi ; d’où la facilité avec laquelle il insère la musique de façons différentes. D’où des scènes qui se retrouvent d’une pièce à l’autre. Il prend un peu partout ce qui lui semble efficace qu’il coud ensemble faisant de ses pièces des suites de numéros, en fonction de l’actualité ou des acteurs qu’il a sous la main. Telle est la scène du rire de Nicole dans Le Bourgeois gentilhomme, entre une pastorale chantée et une leçon de philosophie ; chaque scène se suffisant à elle-même.

Les auteurs rappellent aussi l’importance de la musique et de la danse, généralement « oubliées » dans les comédies ballet. Ce genre nouveau est créé par Molière sur injonction de louis XIV, comme ces comédies « mêlées de musique » qui combinent avec brio théâtre, danse et chant (Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme ). Le ballet donne à la comédie une dimension de divertissement princier, permettant au roi tantôt d’y danser tantôt d’en être spectateur. Le spectacle change de statut mais aussi sa relation avec le public, le ballet étant perçu comme le principal lieu de politesse et de sociabilité dans la vie de cour. C’est pourquoi Molière conçoit des intrigues qui lui ménageaient des entrées possibles pour des situations musicales diverses. Il s’en tient à une typologie existante - duo amoureux, plainte de bergers délaissés - ou il en invente, comme le ballet turc du Bourgeois.

Cette introduction de Forestier et Bourqui à la nouvelle édition de Molière dans la Pléiade, prend donc parti dans les débats autour du théâtre vivant - textes nouveaux et nouvelles misés en scène de textes anciens - et de l’histoire du théâtre. Ils arrachent Molière à la littérature et par conséquent à une lecture de ses pièces indépendamment du spectacle qu’elles servaient à créer, montrant que les comédies de Molière relèvent du théâtre du jeu. Ce n’est pas pour autant qu’ils retirent à Molière sa dimension de grand novateur, sa fonction d‘auteur, mais au lieu de les déduire de sa personne, de son génie personnel, au lieu de lui attribuer une capacité romantique d’innovation et de transgression des codes précédents, ils montrent que Molière n’a fait que créer un style de théâtre à partir de tout ce qui préexistait, et que son innovation tient aux rapports qu’il a créés avec son public à partir d’une sémiologie sociale : la mondanité.

On peut alors regretter qu’après avoir longuement montré que l’écriture théâtrale de Molière relevait totalement d’une pragmatique du spectacle n’impliquant aucune expression de soi, les auteurs aient cru indispensable de rendre in extremis à Molière une « philosophie » personnelle, matérialiste et hétérodoxe, présente dans certains passages de ses pièces. Pour illustrer cette idée, les auteurs s’appuient sur la traduction du Natura rerum de Lucrèce qu’avait réalisée Molière, ainsi que sur sa fréquentation des cercles libertins. Mais cela ne semble pas suffisant pour affirmer qu’il ait eu de réelles « convictions philosophiques », ni surtout qu’il ait voulu les faire passer dans ses pièces. Dommage, donc, que cet aspect retrouvé in fine vienne minorer la dimension pragmatique de son œuvre que ces auteurs avaient pourtant, et avec raison, mise en valeur.


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