Agenda de la pensée contemporaine
(cet article est paru dans le N°19 - Sommaire hiver 2010-2011 )
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N°19 - Jacques Brunschwig interprète
par
JACQUES BRUNSCHWIG INTERPRÈTE Dans l’entretien avec Monique Canto-Sperber et Pierre Pellegrin placé en tête du volume d’hommage qui lui fut offert, Le Style de la pensée (Paris, 2002) [1].. Que la querelle entre Gueroult et Alquié soit l’événement philosophique marquant de ses années de formation, J. Brunschwig l’affirme à plusieurs reprises [4]. Inutile de préciser que cette tradition contre laquelle il aime à ferrailler n’a rien de « continental » au sens où le mot est employé par J. Brunschwig et ses interlocuteurs dans l’entretien auquel on vient de faire allusion [10]. Elle est même en rupture ouverte avec les deux grands ancêtres de l’existentialisme français, Bergson et Heidegger. Et J. Vuillemin tout au moins n’est pas en reste sur J. Brunschwig pour considérer la France comme philosophiquement provinciale à l’égard du monde anglo-saxon [11]. Trois textes sont à prendre en compte, la conférence « Faire de l’histoire de la philosophie, aujourd’hui » (1976), la réponse « Non et oui » à la question « L’histoire de la philosophie est-elle ou non philosophique ? » (1992) et, enfin, l’entretien avec Monique Canto-Sperber et P. Pellegrin de 2002. Dans le premier, les références sont exclusivement françaises. Il s’agit de la controverse Gueroult-Alquié sur Descartes et du débat Bollack-Boyancé sur Épicure. Le texte de 1992, en revanche, est parcouru par une étrange ligne de fracture. La plus grande partie de la réponse se déploie dans cet univers français-là, celle consacrée à montrer que l’histoire de la philosophie, à tout prendre, est non philosophique. Vers la fin du texte, cependant, J. Brunschwig passe à ce qu’il dit considérer comme la grande « erreur » de sa première période : avec un art consommé de la provocation, il confesse benoîtement avoir eu le tort d’ignorer que l’histoire de la philosophie était philosophique, pour peu du moins qu’on la pratique à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire en déterminant avec exactitude ce que fait tel auteur antique grâce à un arsenal – discret, non intrusif, mais bien présent – de doctrines contemporaines. Et Brunschwig de citer en exemple le livre de Deborah Modrak sur la perception chez Aristote12 [12], qu’il oppose aux vieilles lunes françaises (Gueroult, Alquié, Bollack, Boyancé) pour une fois réunies – et sans doute quelque peu étourdies par le renversement dialectique assez brutal dont elles font soudain les frais. Dans le dernier texte autobiographique, enfin, le dialogue de 2002, la mue est complète : exit le débat Gueroult-Alquié, J. Brunschwig se présente dorénavant de but en blanc comme cet Anglo-Saxon parachuté, à son corps défendant, dans le bocage universitaire français. Il est intéressant de remarquer que le premier texte « autobiographique » date de 1976, l’année même qui, dans les deux textes postérieurs, est caractérisée comme un tournant biographique par J. Brunschwig (et, curieusement, l’année de la mort de Martial Gueroult). C’est en effet en 1976 qu’il organise le colloque de Chantilly sur les Stoïciens et qu’il se lie d’une amitié profonde avec un certain nombre de collègues d’Outre-Manche. L’autobiographie suit donc la biographie avec un décalage de quelques années. Le deuxième texte se réfère à un événement contemporain du premier, que celui-ci ne pouvait prendre en compte, et le troisième refond l’ensemble du parcours à la lumière du point d’arrivée – lumière oblique du moment « où les ombres s’allongent » 13 [13]. Et pourtant, je ne pense pas manier le paradoxe en affirmant qu’il demeure, au fond des papers éblouissants de J. Brunschwig, quelque chose de la structure. Une structure, cependant, que l’on ne prétendra plus reconstituer de la cave au grenier, mais qui baignera l’objet d’étude de sa lumière. Car c’est bien elle qui permet que le détail, le petit fait, sur lequel porte le paper, ne demeure pas clos sur lui-même, dans la singularité vaine et vaniteuse de l’anecdotique, mais entre en consonance avec quelque chose de bien plus vaste. Une caractéristique unanimement célébrée de l’œuvre de J. Brunschwig tient de fait à l’art, inégalé, avec lequel il prend comme point de départ une bribe de texte problématique – il s’agit souvent d’un paragraphe, qu’il considérait comme l’unité minimale philosophiquement signifiante [17] Le texte séminal, de ce point de vue, est son article intitulé « Remarques sur les manuscrits parisiens des Topiques » La plupart du temps, cependant, le problème est moins textuel que susceptible d’être semi-formalisé à la façon dont les problèmes textuels, par définition, le sont. J. Brunschwig s’en est lui-même expliqué, en une phrase importante pour la compréhension de sa méthode : « Je ne dirai donc pas que j’ai cherché à extrapoler, dans le domaine de l’histoire de la philosophie tel qu’il est habituellement dessiné, le modèle de réduction du multiple à l’un que m’offraient les problèmes et les techniques de l’édition de textes ; je dirai plutôt que j’ai cherché, pour mon propre usage, à redessiner ce domaine de façon que j’y puisse ne m’y poser que des problèmes tels que ce modèle y reste pertinent » Cette méthode trouve son illustration dans un certain nombre d’articles de J. Brunschwig. Je voudrais tenter de décrire succinctement comment elle fonctionne, en me fondant sur deux d’entre eux. Le premier est à première vue atypique dans l’œuvre de J. Brunschwig, puisqu’il porte sur la Métaphysique d’Aristote Ce résultat est exemplaire, tout d’abord, par la méthode employée : J. Brunschwig procède effectivement selon une combinatoire rigoureuse, déployée à plusieurs niveaux : 1) recension des passages pertinents ; 2) preuve d’existence de la difficulté ; 3) recension et exclusion des solutions canoniques possibles, elles-mêmes obéissant à une combinatoire dictée par la prise en compte simultanée de la structure ontologique du réel et de celle, logique, de la prédication ; 4) adoption d’une solution non canonique introduisant un nouveau sens pour un terme usuel et central du lexique aristotélicien. Mais ce résultat n’est pas moins digne de considération en lui-même. Car cet article ne propose rien de moins qu’une clarification décisive du problème de l’hylémorphisme. J. Brunschwig parvient en effet à démontrer, d’un côté, qu’Aristote ne confond pas les plans du logique et de l’ontologique mais, d’un autre côté, qu’il ne les tient pas totalement séparés l’un de l’autre. De même que le substrat, réalité au départ physique, n’est pas sans rapport avec le sujet de la prédication et voit donc en certains contextes le terme qui le désigne (hupokeimenon) opérer un glissement de sens, de même le lexique de la prédication passe assez aisément de la sphère purement logique à la sphère ontologique, ce glissement même démontrant (pour la première fois avec une telle évidence) la cohérence profonde entre un plan logico-linguistique, où la différence détermine le genre, et le plan ontologique, où la forme détermine la matière. Inutile de préciser à quel point l’on retrouve ici la question de la structure. J. Brunschwig nous délivre la synthèse mais, en vrai classique, dissimule l’analyse. On entrevoit pourtant quel talent et quel travail sont nécessaires, sur les points les plus essentiels de l’ontologie aristotélicienne conçue comme un tout structuré (sens de la Métaphysique et rapport entre logique et ontologie), pour parvenir, en 17 pages aussi claires et sobres, à démêler autant de fils. Le second exemple m’est fourni par le grand article sur l’ontologie stoïcienne La vraie question, une fois quittées les vaines querelles d’écoles, est donc de savoir comment il faut comprendre la structure qui permet, à peu près toujours, à l’arrière-plan, le déploiement du paper brunschwiguien. Il semble que celle-ci, comme celle de Goldschmidt – à laquelle elle n’est pourtant pas du tout réductible – se situe quelque part entre Gueroult et Bréhier. J. Brunschwig a analysé les passages où Goldschmidt évoquait la notion et le rôle de la structure, pour montrer comment son maître tendait à attribuer à Bréhier, plutôt qu’à Gueroult, celle dont il se réclamait . S’il est permis d’être bref et schématique en des questions aussi délicates, je dirais que la structure de Brunschwig s’apparente à celle de Gueroult par son optimisme quant au caractère intégralement rationnel des objets décrits et, malgré qu’il en ait, parce qu’elle s’arroge tacitement le premier privilège réclamé par Vuillemin pour l’historien de la philosophie, celui qui « donne le droit de raisonner. Lorsqu’un auteur avance une proposition, son critique considère donc qu’il avance en même temps l’ensemble des conséquences de cette proposition » . Une telle déclaration avait d’ailleurs tout pour séduire un esprit épris des Topiques, ce « privilège » n’étant rien d’autre que la règle de base de l’entretien dialectique. Pour J. Brunschwig, comme pour Gueroult, la subjectivité de l’auteur, celle de l’interprète aussi bien, doivent (et peuvent) être mises hors-jeu, et le discours des Anciens ne nous est, en principe, pas plus opaque que celui de nos contemporains . J. Brunschwig se rapproche en revanche de Bréhier – du Bréhier éditeur et commentateur des Ennéades de Plotin – par son refus de plier les systèmes à une clé de lecture méthodologique, quelle qu’elle soit, fournie ou non par les systèmes en question, et par une attention plus grande portée aux détails, aux résistances, aux singularités, aux évolutions, bref, et pour le dire prosaïquement, à tout ce qui coince. J. Brunschwig m’a un jour raconté l’anecdote suivante, remontant à ses jeunes années. Martial Gueroult lui avait donné rendez-vous à son domicile. Arrivé sur le palier du maître, J. Brunschwig s’arrête et l’entend, à travers la porte, jouer du piano. À sa grande surprise, Gueroult ne jouait pas du Bach, mais un morceau romantique, presque sentimental. Ce souvenir ne prend tout son sens que si l’on se rappelle que J. Brunschwig mettait Bach au-dessus de tout . Il concorde également avec l’opinion, que J. Brunschwig m’a souvent confiée lors de nos conversations à bâtons rompus, selon laquelle il n’était pas loin de penser que les systèmes philosophiques s’apparentaient à des œuvres d’art. Dans un passage qui a attiré l’attention de J. Brunschwig, Goldschmidt note la tension à laquelle se trouve soumis l’idéal historique gueroultien : le philosophe vise la vérité de jugement mais ne peut atteindre qu’à celle de l’œuvre d’art, qu’il ne saurait pourtant viser, sous peine de se perdre comme philosophe . Ce qui est énoncé de manière encore assez neutre et descriptive par Goldschmidt en 1977 devient, quelques années plus tard, sous sa plume, une véritable critique : voir, comme Gueroult affecte souvent de le faire, des œuvres d’art dans les architectoniques philosophiques ne saurait être, tout au plus, qu’une métaphore, qui n’explique rien . On sent J. Brunschwig, au moment où il rapporte cette critique, un soupçon moins adhérent à la ligne de son argument que de coutume. Plus exactement, il semble admettre que l’objection fonctionne contre Gueroult, mais ne laisse entrevoir aucune critique, fût-elle voilée, du constat de fait : les systèmes philosophiques, qui existent, – plutôt que : si tant est qu’ils existent – sont bel et bien écartelés entre deux régimes de vérité. Aussi hasarderai-je l’hypothèse suivante : J. Brunschwig – lui-même, comme on sait, éminent musicien – accepte la double caractérisation, ou double polarisation, des systèmes philosophiques. La totalité est un idéal régulateur, qui n’existe qu’à la manière d’une œuvre musicale, c’est-à-dire qui se dérobe par soi à la vérité de jugement. En revanche, des portions du système, plus ou moins grandes, mais jamais le système, se prêtent à nos analyses et, plus profondément, ces analyses, nécessairement parcellaires, se nourrissent de sa totalité « esthétique » tout autant qu’elles lui procurent une part de consistance.
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