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(cet article est paru dans le N°19 - Sommaire hiver 2010-2011 )


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N°19 - Jacques Brunschwig interprète
par Marwan Rashed

JACQUES BRUNSCHWIG INTERPRÈTE
Marwan Rashed

Dans l’entretien avec Monique Canto-Sperber et Pierre Pellegrin placé en tête du volume d’hommage qui lui fut offert, Le Style de la pensée (Paris, 2002) [1]..
, Jacques Brunschwig apparaît sous les traits d’un interprète à contre-courant, ayant préféré, en dépit de sa formation, la vérité analytique des Anglais à l’amitié synthétique des Français. Lui-même, pourtant, nous mettait ailleurs en garde contre ce portrait trop simple : « j’aurais vite fait de me laisser enfermer dans l’autre membre de l’antiphasis, de manière à nous figer l’un et l’autre dans la symétrie artificielle des rôles et des fables : l’historien philosophe et l’historien non philosophe, l’aigle et le rat, le germanophile épris de synthèse et l’anglomane féru d’analyse, et ainsi de suite »2 [2].
. Et de fait, dans ses premiers textes à caractère autobiographique
 [3], il est moins question d’arbitrer entre les deux côtés de la Manche que de prendre position dans, ou tout au moins de comprendre, un débat interne à l’histoire de la philosophie française. Ce débat a un mythe fondateur : la décade de Royaumont consacrée à Descartes en 1955 – J. Brunschwig a alors 26 ans. Ce colloque, qui voit s’affronter Gueroult et Alquié, concentre une décennie de polémiques sur l’interprétation historique à donner de la philosophie cartésienne et, plus généralement, la méthode en histoire de la philosophie.
Dans son article consacré à ce qu’il identifie comme le non-gueroultisme, voire l’anti-gueroultisme, de Victor Goldschmidt, J. Brunschwig ne cache pas qu’il partage les raisons de ce dernier . De quoi s’agissait-il ? D’une opposition entre une lecture structurale (Gueroult) et une lecture subjective (Alquié) des œuvres philosophiques, cette dernière étant génétiste non pas au sens germanique de la recherche des sources et de la reconstruction des traditions intellectuelles, mais pour autant qu’elle commente les œuvres en y reconnaissant des thématiques et des arguments plutôt que des structures. Thématiques pénétrées de la conscience de l’auteur et de celle de l’exégète, sensibles au passage du temps – que ce soit celui de l’écriture ou celui qui sépare cette dernière de l’historien qui en rend compte –, plutôt que structures closes une fois pour toutes, imperméables à la temporalité et objectivement offertes, en dépit de leur immense difficulté intrinsèque, à la reconstitution historique. Bizarrement, pourtant, on ne reconnaît pas vraiment Brunschwig, ni d’ailleurs Goldschmidt, dans ce programme anti-structuraliste-là. Approfondissons donc un peu les choses.

Que la querelle entre Gueroult et Alquié soit l’événement philosophique marquant de ses années de formation, J. Brunschwig l’affirme à plusieurs reprises [4].
. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il a brisé ses premières lances. L’un de ses tout premiers textes – et son premier texte d’importance – est un terrible compte rendu du Descartes selon l’ordre des raisons de Gueroult [5].
, suivi d’une réponse à la défense tentée par un élève du maître [6]. Quelques années plus tard, J. Brunschwig récidive avec un long compte rendu des Cinq études sur Aristote de Jules Vuillemin, si percutant qu’il oblige ce dernier à récrire de fond en comble la quatrième étude, consacrée aux relations mixtes [7]. Pour une présentation du dossier, voir la préface à ce volume rédigée par Th. Benatouïl, p. V-XXI.. Un peu plus tard, J. Brunschwig consacre un article à démontrer que la preuve par neuf sous laquelle Léon Brunschvicg, maître de Gueroult et grand anti-aristotélicien devant l’éternel, pensait terrasser l’aristotélisme, était invalide [8].
. Quelques années plus tard, dans l’un de ses derniers écrits, J. Brunschwig se donne pour tâche de montrer que le ralliement de Goldschmidt au projet gueroultien fut beaucoup moins évident qu’on pouvait croire [9]. Bref, le moins que l’on puisse dire est que J. Brunschwig ne s’est pas privé de s’en prendre au camp « structuraliste », dans ce qu’il a de meilleur. Sur un arc de temps de près de 50 ans, il attaque Gueroult (1960, 1962), son disciple Vuillemin (1970), son maître Brunschvicg (1987), et en détache un disciple putatif, Goldschmidt (2006). De la part de quelqu’un qui se voulait aussi pacifique, voire irénique, que J. Brunschwig, voilà qui suscite l’interrogation.

Inutile de préciser que cette tradition contre laquelle il aime à ferrailler n’a rien de « continental » au sens où le mot est employé par J. Brunschwig et ses interlocuteurs dans l’entretien auquel on vient de faire allusion [10]. Elle est même en rupture ouverte avec les deux grands ancêtres de l’existentialisme français, Bergson et Heidegger. Et J. Vuillemin tout au moins n’est pas en reste sur J. Brunschwig pour considérer la France comme philosophiquement provinciale à l’égard du monde anglo-saxon [11].
. On touche ici au paradoxe de la position brunschwiguienne. Pour démêler quelque peu cet écheveau, et sans que cela me soit compté comme un ralliement à l’une des parties, qu’il me soit permis de l’approcher en génétiste.

Trois textes sont à prendre en compte, la conférence « Faire de l’histoire de la philosophie, aujourd’hui » (1976), la réponse « Non et oui » à la question « L’histoire de la philosophie est-elle ou non philosophique ? » (1992) et, enfin, l’entretien avec Monique Canto-Sperber et P. Pellegrin de 2002. Dans le premier, les références sont exclusivement françaises. Il s’agit de la controverse Gueroult-Alquié sur Descartes et du débat Bollack-Boyancé sur Épicure. Le texte de 1992, en revanche, est parcouru par une étrange ligne de fracture. La plus grande partie de la réponse se déploie dans cet univers français-là, celle consacrée à montrer que l’histoire de la philosophie, à tout prendre, est non philosophique. Vers la fin du texte, cependant, J. Brunschwig passe à ce qu’il dit considérer comme la grande « erreur » de sa première période : avec un art consommé de la provocation, il confesse benoîtement avoir eu le tort d’ignorer que l’histoire de la philosophie était philosophique, pour peu du moins qu’on la pratique à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire en déterminant avec exactitude ce que fait tel auteur antique grâce à un arsenal – discret, non intrusif, mais bien présent – de doctrines contemporaines. Et Brunschwig de citer en exemple le livre de Deborah Modrak sur la perception chez Aristote12 [12], qu’il oppose aux vieilles lunes françaises (Gueroult, Alquié, Bollack, Boyancé) pour une fois réunies – et sans doute quelque peu étourdies par le renversement dialectique assez brutal dont elles font soudain les frais. Dans le dernier texte autobiographique, enfin, le dialogue de 2002, la mue est complète : exit le débat Gueroult-Alquié, J. Brunschwig se présente dorénavant de but en blanc comme cet Anglo-Saxon parachuté, à son corps défendant, dans le bocage universitaire français.

Il est intéressant de remarquer que le premier texte « autobiographique » date de 1976, l’année même qui, dans les deux textes postérieurs, est caractérisée comme un tournant biographique par J. Brunschwig (et, curieusement, l’année de la mort de Martial Gueroult). C’est en effet en 1976 qu’il organise le colloque de Chantilly sur les Stoïciens et qu’il se lie d’une amitié profonde avec un certain nombre de collègues d’Outre-Manche. L’autobiographie suit donc la biographie avec un décalage de quelques années. Le deuxième texte se réfère à un événement contemporain du premier, que celui-ci ne pouvait prendre en compte, et le troisième refond l’ensemble du parcours à la lumière du point d’arrivée – lumière oblique du moment « où les ombres s’allongent » 13 [13].
. J. Brunschwig voit alors, comme autant d’épisodes marquants de sa carrière, une mention attrapée au vol de Wittgenstein lorsqu’il était jeune normalien (automne 1948), la lecture d’articles en anglais quelques années plus tard, le Symposium Aristotelicum d’Oxford en 1963 et, enfin, la rencontre de Chantilly en 1976 où il vit « Jonathan Barnes descendre du train »14 [14] – ces événements supplantant définitivement, dans le dispositif autobiographique, le débat Gueroult-Alquié. Tout se passe donc comme si l’autobiographie était alors contaminée par la vie, qu’elle ingérait – et non pas simplement racontait –, avec 25 ans de retard, le tournant de 1976.
Mais que se passe-t-il donc exactement en 1976 ? Commençons par dissiper une possible illusion : ce n’est pas le fait que les exégètes français ne parvenaient pas à s’entendre, même s’il avait insisté sur ce point dans son premier texte autobiographique [15].
, qui dut pousser J. Brunschwig à cette « émigration » intellectuelle puisque, évidemment, les querelles d’interprétation n’étaient pas moins intenses Outre-Manche (J. Brunschwig admire même, dans le texte de 2002, la « culture de la discussion » des Anglo-Saxons) [16].
. Mon impression personnelle est plutôt qu’il s’agissait de savoir ce que l’on pouvait considérer comme décidable en histoire de la philosophie. J. Brunschwig tenait vraisemblablement pour une vérité empirique, dont ses critiques aux « structuralistes » n’étaient pas tout à fait étrangères à l’élucidation, qu’un livre prétendant reconstituer la vérité totale d’un philosophe a toutes les chances de s’illusionner et, du même coup, d’illusionner son lecteur – plus encore, aurait sûrement ajouté J. Brunschwig dans l’une de ces gentillesses à double-entente dont il avait le secret, si son auteur a le génie historique, philosophique et littéraire d’un Martial Gueroult. Il n’est dès lors peut-être pas trop hasardeux de suggérer que ce que J. Brunschwig a apprécié dans la tradition anglaise n’était pas tant la tournure d’esprit « analytique » – il ne faut pas confondre histoire de la logique, telle que pratiquée par Barnes ou Mignucci (pour citer deux collègues que J. Brunschwig admirait beaucoup), et philosophie analytique, ni bien sûr se laisser influencer, chez d’autres, par une simple rhétorique du symbolisme logique – que le scepticisme à l’égard des grandes fresques doctrinales. Pour le dire autrement, J. Brunschwig se serait découvert partager avec la tradition anglo-saxonne, au scepticisme congénital, la limite très restrictive que celle-ci imposait alors à la possibilité d’une reconstruction historique totale. Au fond, J. Brunschwig a trouvé Outre-Manche un milieu où la forme du paper était tenue pour entièrement légitime, où l’on regardait même les synthèses massives comme a priori suspectes.

Et pourtant, je ne pense pas manier le paradoxe en affirmant qu’il demeure, au fond des papers éblouissants de J. Brunschwig, quelque chose de la structure. Une structure, cependant, que l’on ne prétendra plus reconstituer de la cave au grenier, mais qui baignera l’objet d’étude de sa lumière. Car c’est bien elle qui permet que le détail, le petit fait, sur lequel porte le paper, ne demeure pas clos sur lui-même, dans la singularité vaine et vaniteuse de l’anecdotique, mais entre en consonance avec quelque chose de bien plus vaste. Une caractéristique unanimement célébrée de l’œuvre de J. Brunschwig tient de fait à l’art, inégalé, avec lequel il prend comme point de départ une bribe de texte problématique – il s’agit souvent d’un paragraphe, qu’il considérait comme l’unité minimale philosophiquement signifiante [17]
– pour reconstituer, en élucidant la difficulté contenue, qui jusqu’alors était restée soit sans solution, soit même inaperçue des exégètes, un grand pan de doctrine. Très souvent, et à d’innombrables reprises dans son édition des Topiques d’Aristote, J. Brunschwig est parti d’un problème textuel, dont il a patiemment démonté les rouages, de la texture paléographique à la structure logique puis argumentative, pour montrer comment sa résolution permettait de lire le traité d’un œil nouveau.

Le texte séminal, de ce point de vue, est son article intitulé « Remarques sur les manuscrits parisiens des Topiques »
 [18]
. J. Brunschwig y est parvenu, en faisant jouer des critères textuels et internes, à reconstituer quelle avait été l’histoire ancienne des Topiques, et
à démontrer, sur cette base, quel était le texte original d’un passage particulièrement difficile. Ce résultat a ensuite été étendu et généralisé par les deux volumes de l’édition [19] .

La plupart du temps, cependant, le problème est moins textuel que susceptible d’être semi-formalisé à la façon dont les problèmes textuels, par définition, le sont. J. Brunschwig s’en est lui-même expliqué, en une phrase importante pour la compréhension de sa méthode : « Je ne dirai donc pas que j’ai cherché à extrapoler, dans le domaine de l’histoire de la philosophie tel qu’il est habituellement dessiné, le modèle de réduction du multiple à l’un que m’offraient les problèmes et les techniques de l’édition de textes ; je dirai plutôt que j’ai cherché, pour mon propre usage, à redessiner ce domaine de façon que j’y puisse ne m’y poser que des problèmes tels que ce modèle y reste pertinent »
 [20] . Cette phrase, moins simple qu’elle n’en a l’air, fait sans doute référence au fait que ce sont des versions textuelles qui jouent alors le rôle des variantes d’un texte manuscrit, qui sont donc en droit comparables pour peu qu’on en comprenne les mécanismes, souvent complexes, de prolifération. Et de même que les variantes d’un texte ont tendance à se multiplier dans les passages difficiles et cruciaux
 [21]
, de même la pluralité des versions fonctionne comme un indice assez sûr d’une difficulté de fond, d’une difficulté instructive, de la doctrine considérée.

Cette méthode trouve son illustration dans un certain nombre d’articles de J. Brunschwig. Je voudrais tenter de décrire succinctement comment elle fonctionne, en me fondant sur deux d’entre eux.

Le premier est à première vue atypique dans l’œuvre de J. Brunschwig, puisqu’il porte sur la Métaphysique d’Aristote
 [22]. Il s’agit, à ma connaissance, de son unique texte sur cette œuvre – en tout et pour tout, 17 pages. On pourrait considérer que le sujet se prête mal à la « mise en apparat » postulée par la méthode. Et pourtant, J. Brunschwig parvient à « redessiner » la configuration philosophique en fonction d’une logique effectivement « ecdotique ». Il commence par rassembler les onze textes d’Aristote où apparaît plus ou moins clairement l’idée de la forme comme prédicat de la matière. Voilà pour les variantes. Il remarque ensuite – donnant ainsi corps à son insistance, dans les textes autobiographiques, sur le rôle de révélateur que joue à ses yeux la divergence d’opinion entre historiens
 [23] – que les lecteurs de ces textes se divisent en deux groupes : pour les uns, rien de bien problématique ne se donne ici à voir ; d’autres, en revanche, ont souligné la difficulté. J. Brunschwig note finement que cette divergence est « exemplaire sur le plan méthodologique, en ce sens qu’elle sépare, non pas les diverses solutions que l’on peut apporter à un même problème, mais, plus fondamentalement, l’affirmation même qu’il existe, sur tel point, un problème, et l’absence d’une semblable affirmation »
 [24]
. Après donc avoir montré que problème il y a, on peut explorer méthodiquement toutes les solutions proposées, voire proposables, si l’on maintient que katêgoreisthai a le sens qui est le sien dans le corpus logique (« être prédiqué »). Ce que fait J. Brunschwig, qui montre finalement qu’aucune ne saurait convenir. Il en conclut, tout aussi méthodiquement, qu’il faut admettre un autre sens du terme, plus faible – exactement comme il y a différents sens de hupokeimenon –, qui aura vocation à désigner le rapport de détermination de la matière par la forme et du genre par la différence (on passe d’un sens logique, autrement dit, à un sens dérivé diffracté selon un axe linguistico-logique et selon un axe ontologique).

Ce résultat est exemplaire, tout d’abord, par la méthode employée : J. Brunschwig procède effectivement selon une combinatoire rigoureuse, déployée à plusieurs niveaux : 1) recension des passages pertinents ; 2) preuve d’existence de la difficulté ; 3) recension et exclusion des solutions canoniques possibles, elles-mêmes obéissant à une combinatoire dictée par la prise en compte simultanée de la structure ontologique du réel et de celle, logique, de la prédication ; 4) adoption d’une solution non canonique introduisant un nouveau sens pour un terme usuel et central du lexique aristotélicien.

Mais ce résultat n’est pas moins digne de considération en lui-même. Car cet article ne propose rien de moins qu’une clarification décisive du problème de l’hylémorphisme. J. Brunschwig parvient en effet à démontrer, d’un côté, qu’Aristote ne confond pas les plans du logique et de l’ontologique mais, d’un autre côté, qu’il ne les tient pas totalement séparés l’un de l’autre. De même que le substrat, réalité au départ physique, n’est pas sans rapport avec le sujet de la prédication et voit donc en certains contextes le terme qui le désigne (hupokeimenon) opérer un glissement de sens, de même le lexique de la prédication passe assez aisément de la sphère purement logique à la sphère ontologique, ce glissement même démontrant (pour la première fois avec une telle évidence) la cohérence profonde entre un plan logico-linguistique, où la différence détermine le genre, et le plan ontologique, où la forme détermine la matière. Inutile de préciser à quel point l’on retrouve ici la question de la structure. J. Brunschwig nous délivre la synthèse mais, en vrai classique, dissimule l’analyse. On entrevoit pourtant quel talent et quel travail sont nécessaires, sur les points les plus essentiels de l’ontologie aristotélicienne conçue comme un tout structuré (sens de la Métaphysique et rapport entre logique et ontologie), pour parvenir, en 17 pages aussi claires et sobres, à démêler autant de fils.

Le second exemple m’est fourni par le grand article sur l’ontologie stoïcienne
 [25]
. J. Brunschwig propose dans un premier temps, ici encore, un recensement des textes portant sur la question du genre suprême stoïcien pour tenter de comprendre la structure de la doctrine (partie I) ; il prend ensuite la peine de démontrer, en s’appuyant sur une analyse chronologique extrêmement serrée, que le problème est systémiquement pur, c’est-à-dire que l’idée de concevoir un genre suprême qui soit le « quelque chose » (ti) est une donnée primitive du stoïcisme et non pas un bricolage lexical imposé par une considération inductive et tardive du statut des incorporels (partie II). Vient ensuite (partie III), la solution : si la doctrine stoïcienne a très tôt admis le « quelque chose », entendu en ce sens, comme genre suprême, c’est parce qu’elle s’est constituée en opposition à la critique portée par Platon, dans le Sophiste, aux « Fils de la Terre ». En analyste délicat des structures, J. Brunschwig souligne à cette occasion que ces parallèles ne sont pas anedoctiques et plats, mais montrent que le noyau de l’ontologie stoïcienne, l’équivalence entre l’étant (on) et le corps (sôma) défini comme ce qui a puissance d’agir et de pâtir, se développe, et « avec quel esprit de système » (p. 71), à partir d’une trame tendue par Platon. J. Brunschwig fait suivre cette section d’une discussion montrant comment la critique stoïcienne de la théorie des Formes platoniciennes désignait par anticipation – la beauté de l’article tient à ce point : la doctrine stoïcienne procède d’« un jeu purement théorique des deux critères ontologiques qui s’étaient dégagés de l’analyse critique du platonisme » – le lieu des incorporels comme des « quelque chose » (partie IV). La construction systémique, qui était interne-externe au texte de Platon dans la partie III (puisque ce dernier thématisait par provision le noyau d’une ontologie « stoïcienne ») devient proprement externe dans la partie IV. Ces deux parties de l’analyse correspondent au moment où, dans l’article sur Aristote, après avoir montré que problème il y avait, l’on excluait, en approfondissant la lecture des textes, les solutions les plus triviales. Dans les deux dernières sections de l’article, J. Brunschwig commence (partie V) par montrer que les quatre types d’incorporels sont des « quelque chose » de façon à chaque fois singulière – que donc on peut exclure que la notion qui les englobe soit d’origine inductive – et il achève son étude (partie VI) avec une considération des objections antiques portées à l’encontre des Stoïciens et de leur réponse.
Un tel article illustre bien, ici encore, le doigté exégétique de J. Brunschwig. Crypto-structuraliste, à mon sens, cette déduction a priori du système ; crypto-structuraliste encore, cette insistance à montrer qu’il s’agit d’une structure unitaire, primordiale, et non pas d’un rafistolage de dernière minute opéré sous la pression des événements ; crypto-structuraliste enfin, ce refus tacite de couper la poire en deux, d’affirmer, comme tout un chacun le ferait aujourd’hui, que le cadastre ontologique et la réflexion sur les incorporels ont pu s’appeler l’un l’autre, converger, exprimer dans deux champs connexes des préoccupations similaires – sans qu’il faille pour autant faire préexister le cadastre. En revanche, la façon même dont J. Brunschwig en vient à la structure, en l’expliquant de manière génétique par une prise de position par rapport à Platon, ne se trouverait jamais sous la plume d’un Gueroult ou d’un Vuillemin – qui l’un comme l’autre, me semble-t-il, règleraient la question d’une note en bas de page .

La vraie question, une fois quittées les vaines querelles d’écoles, est donc de savoir comment il faut comprendre la structure qui permet, à peu près toujours, à l’arrière-plan, le déploiement du paper brunschwiguien. Il semble que celle-ci, comme celle de Goldschmidt – à laquelle elle n’est pourtant pas du tout réductible – se situe quelque part entre Gueroult et Bréhier. J. Brunschwig a analysé les passages où Goldschmidt évoquait la notion et le rôle de la structure, pour montrer comment son maître tendait à attribuer à Bréhier, plutôt qu’à Gueroult, celle dont il se réclamait . S’il est permis d’être bref et schématique en des questions aussi délicates, je dirais que la structure de Brunschwig s’apparente à celle de Gueroult par son optimisme quant au caractère intégralement rationnel des objets décrits et, malgré qu’il en ait, parce qu’elle s’arroge tacitement le premier privilège réclamé par Vuillemin pour l’historien de la philosophie, celui qui « donne le droit de raisonner. Lorsqu’un auteur avance une proposition, son critique considère donc qu’il avance en même temps l’ensemble des conséquences de cette proposition » . Une telle déclaration avait d’ailleurs tout pour séduire un esprit épris des Topiques, ce « privilège » n’étant rien d’autre que la règle de base de l’entretien dialectique. Pour J. Brunschwig, comme pour Gueroult, la subjectivité de l’auteur, celle de l’interprète aussi bien, doivent (et peuvent) être mises hors-jeu, et le discours des Anciens ne nous est, en principe, pas plus opaque que celui de nos contemporains . J. Brunschwig se rapproche en revanche de Bréhier – du Bréhier éditeur et commentateur des Ennéades de Plotin – par son refus de plier les systèmes à une clé de lecture méthodologique, quelle qu’elle soit, fournie ou non par les systèmes en question, et par une attention plus grande portée aux détails, aux résistances, aux singularités, aux évolutions, bref, et pour le dire prosaïquement, à tout ce qui coince.

J. Brunschwig m’a un jour raconté l’anecdote suivante, remontant à ses jeunes années. Martial Gueroult lui avait donné rendez-vous à son domicile. Arrivé sur le palier du maître, J. Brunschwig s’arrête et l’entend, à travers la porte, jouer du piano. À sa grande surprise, Gueroult ne jouait pas du Bach, mais un morceau romantique, presque sentimental. Ce souvenir ne prend tout son sens que si l’on se rappelle que J. Brunschwig mettait Bach au-dessus de tout . Il concorde également avec l’opinion, que J. Brunschwig m’a souvent confiée lors de nos conversations à bâtons rompus, selon laquelle il n’était pas loin de penser que les systèmes philosophiques s’apparentaient à des œuvres d’art. Dans un passage qui a attiré l’attention de J. Brunschwig, Goldschmidt note la tension à laquelle se trouve soumis l’idéal historique gueroultien : le philosophe vise la vérité de jugement mais ne peut atteindre qu’à celle de l’œuvre d’art, qu’il ne saurait pourtant viser, sous peine de se perdre comme philosophe . Ce qui est énoncé de manière encore assez neutre et descriptive par Goldschmidt en 1977 devient, quelques années plus tard, sous sa plume, une véritable critique : voir, comme Gueroult affecte souvent de le faire, des œuvres d’art dans les architectoniques philosophiques ne saurait être, tout au plus, qu’une métaphore, qui n’explique rien . On sent J. Brunschwig, au moment où il rapporte cette critique, un soupçon moins adhérent à la ligne de son argument que de coutume. Plus exactement, il semble admettre que l’objection fonctionne contre Gueroult, mais ne laisse entrevoir aucune critique, fût-elle voilée, du constat de fait : les systèmes philosophiques, qui existent, – plutôt que : si tant est qu’ils existent – sont bel et bien écartelés entre deux régimes de vérité.

Aussi hasarderai-je l’hypothèse suivante : J. Brunschwig – lui-même, comme on sait, éminent musicien – accepte la double caractérisation, ou double polarisation, des systèmes philosophiques. La totalité est un idéal régulateur, qui n’existe qu’à la manière d’une œuvre musicale, c’est-à-dire qui se dérobe par soi à la vérité de jugement. En revanche, des portions du système, plus ou moins grandes, mais jamais le système, se prêtent à nos analyses et, plus profondément, ces analyses, nécessairement parcellaires, se nourrissent de sa totalité « esthétique » tout autant qu’elles lui procurent une part de consistance.


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